Les "cenci" au théatre d'art

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Alfred Vallette, «Les "Cenci" au Théatre d'Art», Mercure de France, t. II, n° 15, mars 1891, p. 181-190


LES « CENCI » AU THÉÂTRE D'ART

 Que M. F. Rabbe ait traduit les Cenci avec conscience et soit parvenu à « conserver, affirme M. George Moore, les teintes et les harmonies aériennes du vers de Shelley, de ce vers qui n'est ni du feu, ni de l'air, mais qui semble comme tissu de l'élément de quelque rêve divin », je n'y veux point contredire : j'en crois les attestations compétentes que le traducteur a placé en tête de son œuvre. Il est toutefois certain que les éminents critiques dont M. Rabbe publie des extraits n'ont entendu parler que de l'expression générale : combien de menues tares n'eussent-ils point relevés s'ils y avaient regardé d'un peu plus près! Et malheureusement nous sommes d'un pays où le rire est prompt. Déjà inaptes, considérés dans notre ensemble, à jouir de certaines beautés, nous avons de merveilleuses ou déplorables facultés à percevoir le ridicule, et sur ce point nous manquons d'indulgence. Le lecteur absoudrait encore M. Rabbe de ses petits ridicules, non le spectateur. — Comme je ne me sens nul goût à professer la philologie, je laisse la parole a d'autres. Je cite (Préface du Dictionnaire de Spiers, 27e éd., p. XI) :
 « Chaque langue, » dit M. Victor Leclerc, « a ses métaphores propres, et tellement consacrées par l'usage que si vous en remplacez les termes par les équivalents mêmes qui en approchent le plus, vous vous rendez ridicule. Qu'on en juge par un seul exemple. On emploie, en anglais, bowels, au propre et au figuré, comme en français entrailles, et le mot anglais entrails ne s'emploie dans la prose qu'au propre. Si les dictionnaires avaient marqué cette distinction si essentielle, le poète anglais Young, auteur des Nuits, n'aurait pas écrit à Fénelon : « Monseigneur, vous avez pour moi des boyaux de père. »
 Or, trop souvent dans la traduction de M. Rabbe Shelley écrit à Fénelon. Je prends — et je n'ai que l'embarras du choix — trois exemples de valeur différente. Lucretia, qui ne sait rien encore de l'attentat de Cenci, dit à Béatrice : " Oh! mon enfant perdue... » Cette phrase est prononcée sur un ton d'apitoyée câlinerie, et le mot perdue, ce semble, a dans Shelley le sens de folle, égarée; c'est comme s'il y avait : » Oh ! ma folle enfant ! » Lucretia dit encore : « Si le tonnerre de Dieu descendit jamais pour venger... » Ah! ce tonnerre de Dieu, si loin, si loin de la langue de Shelley que fondre du ciel aurait à peine été assez pompeux, et que peut être il eût fallu recourir aux antiques carreaux!... Enfin Orsino dit : « Je connais deux scélérats ineptes et féroces, qui font de l’âme d'un homme le cas de celle d'un ver... » Je doute que Shelley. quelle que soit d'ailleurs sa philosophie, ait écrit cela. M. Rabbe n'a-t-il point traduit vie par âme? On le supposerait : I° parce que dans toutes les langues ces mots sont fréquemment employés l'un pour l'autre; 2° parce que M. Rabbe, ayant à écrire une ligne plus loin le mot vie, n'a pas voulu se répéter. Je n'indiquerai point la phrase à faire, mais quiconque relirait le passage (p.53) verrait combien il était facile de respecter Shelley sans prêter à rire.
 La tentative du Théâtre d'Art n'en est pas moins intéressante, et M. Paul Fort a quelque mérite à l'avoir osé, car il y fallait du courage. Monter en quatorze tableaux — pour la donner intégrale, sans tripatouillage aucun — une œuvre réputée injouable et que même tripatouillée, refuseraient les théâtres à subvention, c'est en effet pour une jeune entreprise, nécessairement pauvre encore de moyens, un immense effort, et même un tour de force. Évidemment, il y eut des gaffes de mise en scène et l'interprétation ne fut point parfaite, mais — on l'a dit ailleurs — qu'est-ce que cela devant le résultat obtenu? Au total, il est indéniable qu'ait réussi cette périlleuse aventure de dégager, suffisante, l'impression incluse en son drame par l'un des plus grands poètes de l'Angleterre, aussi l'un des plus difficile à bien entendre.
 Et l'on ne se doute guère du travail et de la bonne volonté de presques tous très jeunes acteurs de M. Paul Fort en présence d'une œuvre aussi formidable. Seul M. Prad possède tout à fait l'habitude de la scène, et encore sa science l'a-t-elle parfois desservi  mais s'il n'a point sensiblement différencié de telle création romantique française le personnage — d'ailleurs si complexe — du terrible comte italien, il a eu néanmoins de beaux moments, qui ramenaient le silence dans une salle hilare et bavarde. Mlle Camée, elle aussi, sut se faire écouter : elle s'est révélée d'une merveilleuse souplesse dans le rôle de Béatrice. Mlle Camée aime passionnément le théâtre, et, intelligente jusqu'à pénétrer les subtilités de l'art nouveau, douée d'une voix qui peut toutes les nuances, elle est certainement appelée à un bel avenir. M. Paul Fort, qu'un incident obligea pour ainsi dire la veille de la représentation à se charger d'un rôle, n'avait pas très bien compris la figure du prélat Orsino. Je citerai encore M. A. Normand (Giacomo), et Mlle Love, qui a dû apprendre en quelques jours seulement le rôle de Lucretia.


Alfred Vallette.



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