Les Chants d’Ofeg

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Ola Hansson (Jean de Néthy trad.), « Les Chants d’Ofeg », Mercure de France, t. V, n° 30, juin 1892, p. 103-113


LES CHANTS D'ÖFEG (1)
POÈMES EN PROSE

I

 Lorsque le vin commença à me sembler aigre et qu'Ève eut perdu une de ses dernières dents de devant, je fus saisi par le désir de déchiffrer l'énigme de la vie.
 Pendant cinq ans je disséquai les pattes d'une mouche, car j'avais entendu dire qu'il faut chercher le grand dans le petit et que toute la multiplicité de la création était recélée dans un brin d'herbe. Après cinq ans, je fis une sieste, et, quand je rouvris les yeux, je compris que j'étais resté assis au fond d'un trou et que j'y avais perdu de vue le monde entier. À peine pouvais-je apercevoir un coin du ciel en rejetant la tête en arrière. Alors je laissai la patte de la petite mouche et sortis de mon antre. Mais la lumière du jour m'éblouit et je me sentis sous le soleil, aveugle comme un hibou, en face de la nature bariolée.
 La sixième année je rencontrai un vieux sage qui me dit que ce que j'avais pris pour les fruits de l'arbre de la science n'était que des pommes amères. Le vieux sage m'expliqua aussi que, pour élever un édifice, il suffit de connaître les points et les lignes mathématiques de la pensée. Et je charpentai gaiement ; c'était comme une danse, sans bruit. Mais un jour une brise s'éleva, et toute cette magnificence s'envola, et je la vis voltiger dans l'air comme une toile d'araignée.
 Alors je tirai le vieillard par sa barbe blanche et lui dis de fabriquer son cercueil, s'il le pouvait, avec ses points et ses lignes mathématiques.
 Et je fermai les yeux en grande douleur. Et la nuit vint, et soudain je sentis ma douleur se rompre, comme l'écorce autour d'un noyau, et quelque chose en moi grandir, enfonçant ses racines dans mon cœur, poussant sa sève à travers mes veines, — et des feuilles, des bourgeons éclataient, et ils avaient des couleurs et des formes, mais non pas de ce monde, et lorsque le jour vint, je vis dans l'aube de mon âme le bourgeon mi-ouvert d'une étrange fleur.
 Et il n'est qu'une seule fleur de cette espèce ; c'est à mon sang que ses racines s'alimentent, et sa tige croît en moi, invisible pour tous excepté pour moi. Mais je sais que le jour où le bourgeon aura éclaté, alors, tout au fond de mon cœur, je la trouverai, la Grande Inconnue.

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II

 J'avais quitté les baies planes et les « sunds » étroits ; car j'étais las des idylles à fumées sortant des cabanes, et las de regarder le soleil, en son inébranlable imbécillité, éclairer le juste et l'injuste.
 Après avoir passé ma jeunesse et parcouru bien des mers sur mon yacht élancé, un matin, comme je montais sur le pont, s'offrit à mes yeux la grande, la belle vue à laquelle j'aspirais depuis de longues années dans l'ombre des jours sombres et à la clarté des nuits. D'un horizon à l'autre, sur toute la voûte céleste, s'étendait un portique en forme de croissant de lune, et sur cet arc gigantesque, en lettres d'or, brillaient les mots :
 « Voici l'Entrée du Royaume de la Vérité ! »
 Lorsque le soir descendit sur la mer, mon bateau franchit en glissant le portique, aux sons d'une musique telle qu'on n'en ouït pas sur la terre.
 Je passai quinze mois dans ce pays nouveau. Un jour, étendu sur le pont de mon yacht, fixement je regardais au large, mon âme en une joyeuse quiétude. Le ciel était rouge, rouge comme les roses et le vin, rouge comme l'amour et le sang, et l'océan était rouge comme le ciel. Et sur le ciel rouge se leva le soleil noir, noir ainsi que le charbon et la grande souffrance, et son ombre s'enfonça dans la rouge profondeur ainsi qu'une colonne colossale couleur de grenade noircissante. Très loin à l'horizon, une éclatante bordure d'or frangeait le rouge tapis : — c'étaient les îles que j'avais découvertes et dans lesquelles j'avais vécu, Adam d'un nouveau paradis, homme nouveau en un nouveau monde. Car là était droit tout ce qui est de travers dans l'ancien monde, et ce que mon ancien moi avait coutume de voir en zig-zag s'y arrondissait en cercle ; là les vertus anciennes allaient boîtant sur des béquilles comme des vieillards près de mourir, tandis que les anciens péchés florissaient ; et les fruits qui croissaient sur ces arbres étranges m'offraient une nourriture d'une rare saveur, quoiqu'ils fussent pareils à ceux auxquels notre mère Eve avait mordu, tandis que je trouvais dans le cœur des fruits de l'ancien monde, choisis entre les meilleurs de l'année, des vers.
 J'étais étendu sur le pont de mon yacht et je regardais à l'horizon la frange d'or, mon âme en une joyeuse quiétude. Et les belles pensées se détachant doucement du voile blanc, léger, des sensations, l'écartèrent et, se penchant sur mon âme, s'y reflétèrent. Et leurs visages étaient la paix, et leurs yeux souriaient, et leurs lèvres remuaient, et — j'entendis parler ma propre voix :
 — Heureux, heureux, heureux ! celui qui a trouvé une grande vérité et qui peut se reposer sur ses prairies. Car que lui sont-ils, à lui, ses ennemis ? Que lui est la mort ? La vie, c'est sa propre âme, et son âme est le palais où, solitaire, il célèbre des fêtes silencieuses. Trois fois heureux celui qui peut se reposer sur les prairies et entendre ruisseler les sources de l'éternelle Vérité !
 Un susurrement traversa l'air, des cris d'oiseaux devinrent perceptibles, et, lorsque je levai les yeux, je vis les rouges espaces emplis d'oiseaux noirs — noirs comme le soleil, — d'oiseaux marins, avec ces ailes longues et effilées qui les supportent durant les grands voyages. Lorsqu'ils planèrent au-dessus de mon bateau, l'un d'eux descendit, se percha sur la pointe du mât et dit, d'une voix humaine :
 — Celui qui jette l'ancre est bientôt à l'écart. Hier le pays béni où coule le lait, le miel, aujourd'hui le désert où aucune fleur ne fleurit. Ton Eldorado sera demain un désert de sable. Nous passons au-dessus de toi tandis que tu te reposes et rêves dans ton fier bien-être, et que tu oublies que, toi aussi, tu t'es envolé par dessus des pays anciens où les hommes dormaient. Derrière tes îles surgissent des mondes nouveaux, s'allument des aurores futures.
 Et l'oiseau noir souleva ses ailes longues et effilées qui le supportent durant les grands voyages, il s'étendit à l'horizon et disparut derrière la frange d'or que mes îles tissaient autour du rouge tapis de la mer. Et le noir soleil flamboya, et, les voiles déployées, mon yacht élancé traversa et devança l'ouragan qui s'élevait derrière le vol d'oiseaux, lui-même un oiseau, un oiseau marin, un oiseau de l'ouragan...

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III

 Il y avait une fois un être humain qui erra toute la nuit à travers la forêt, où, dans l'obscurité, brillaient des vers luisants. Quand vint le matin, il se trouva à la lisière de la forêt et vit le soleil se lever sur la mer.
 L'homme s'assit au rivage et pleura. Lorsqu'il leva les yeux, il vit le grand Dieu de la Mer se reposant sur les eaux, étendu de toute sa longueur, le bras replié, la tête dans la main. Son soyeux vêtement vert, en écharpe légère autour du corps, à chaque mouvement chatoyait d'humidité lustrée, sa chevelure éployée sur la surface de la mer scintillait comme un large rais de soleil, et ses yeux verts regardaient fixement l'homme assis sur le rivage et qui pleurait.
 — Pourquoi pleures-tu ? demanda-t-il.
 — Je me suis égaré, répondit l'être humain. J'ai erré pendant toute la nuit et je suis las. Je veux dormir, mais je ne le puis : je veux rentrer chez moi, mais je hais ma demeure. Je suis las de la vie.
 — Il te reste la mort, dit le Dieu de la Mer.
 — Je ne puis mourir, répondit l'homme. Et il frissonna. Car la vie était si belle, et je suis si jeune !..
 — Va auprès de mon frère Pan, dit le Dieu de la Mer.
 À ces mots, l'homme se mit à rire amèrement : — Pan m'offrait des fleurs, mais lorsque je voulais les cueillir elles se changeaient en papillons, et lorsque j'étais parvenu à prendre un de ces papillons je trouvais dans ma main un ver. Ton frère Pan est un fourbe.
 — Viens auprès de moi, dit le Dieu de la Mer.
 — Que me donneras-tu ?
 — Je te donnerai la brise de la mer, les rayons du soleil, et l'étendue sans limites.
 — Tu es si grand ! Tu me fais peur.
 Alors le Dieu de la Mer prit une coquille :
 Et pourtant je puis tenir dans un si étroit espace.
 — Mais tu sembles si grave — imposant comme le destin.
 Alors le Dieu de la Mer rit, à son tour, et son rire, comme un rayon de soleil, effleura la mer, et il leva la main, et la profondeur s'entr'ouvrit, et l'homme regarda dans la profondeur et vit, entouré de plantes grimpantes vert-clair, un palais en coraux érubescents, aux murs de mosaïque et de perles.
 — Mais je suis enchaîné ! s'écria-t-il en grande détresse de cœur. Délivre-moi, — car j'aime une femme.
 Le Dieu de la Mer rit de plus belle en regardant l'homme.
 — Enfant, dit-il, tu appelles mon frère Pan un fourbe, et pourtant tu n'as pas découvert sa pire œuvre de mensonge.
 Et il plongea son petit doigt dans la mer et de l'eau s'éleva un tourbillon d'où jaillirent des gouttes pareilles à des perles vertes, et de l'écume se déploya un voile argenté aux rayons du soleil, et à travers le voile apparut un visage de femme plus beau que l'homme n'en avait jamais vu encore. Et le Dieu de la Mer souffla, et le visage de la femme disparut comme une vapeur se dissout en néant.
 Alors l'homme se leva, et sous ses pas le sol glissa, recula et s'enroula et sous l'horizon, et l'être humain se vit lui-même un petit point noir sur la mer infinie sous l'infinité du ciel, et un tel silence se fit que toute vie semblait morte, et que le Soleil brillait seul dans l'espace.
 L'homme se jeta au sein de la grande solitude, rempli d'un sentiment d'indicible confiance.

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IV

 J'étais là contemplant l'univers et j'admirais sa beauté. Étalé devant moi, il semblait une précieuse parure d'or sur un coussin de velours azur. Soudain une ombre tomba sur toutes choses. Croyant que c'était l'heure de midi, je pensai qu'un nuage voilait le soleil ; mais, regardant alentour, je reconnus que c'était le crépuscule du soir descendant sur le siècle. Un silence avant-coureur pesait sur toutes choses : et j'entendis des voix qu'assourdissaient auparavant les bruits du jour.
 L'une d'elles se fit entendre d'abord comme de très loin, de l'autre bout du monde, de derrière l'horizon :
 ― Pourquoi les hommes sont-ils pleins de soucis ?
 Alors, de l'Est, de l'Ouest, la même réponse ; elle souffla du Sud, elle mugit du Nord :
 ― Ce sont des enfants épeurés de la nuit où éclatera l'orage !
 Et une voix encore, une voix solitaire très près de moi, me fit me retourner :
 ― Pourquoi ont-ils oublié la joie ?
 Je voulus répondre, mais une réponse, une même réponse vint de l'Est et de l'Ouest ; elle souffla du Sud, elle tonna du Nord :
 ― Les hommes n'ont pas le loisir d'être joyeux !
 Lorsque le bruit se fut calmé, j'entendis une voix triste murmurer tout bas à mon oreille :
 ― Dis, dis-nous, toi, pourquoi les hommes ne sont pas joyeux ?
 Mon cœur se gonfla, il était plein de larmes :
 ― Parce que, dis-je, parce que, s'il nous est offert, le grand bonheur nous fait reculer ; parce que nous ne pouvons le regarder en face, sans que les griffes de l'angoisse étreignent notre âme.

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V

 La lutte était terminée, le but atteint. J'avais servi mes sept ans pour Rachel, les douze travaux étaient accomplis. Je regardai tout ce que j'avais fait et je le trouvai bon. Alors je sanctifiai le septième jour et le consacrai jour de repos. Rachel était assise à mes pieds, et, autour de moi mon royaume, sous le soleil de midi, reposait.
 Les trois sages entrèrent et déposèrent à mes pieds de l'or, de l'encens et de la myrrhe. Un autre apporta des dents d'éléphant, un troisième la peau de l'ours blanc, et dans ma demeure des houris arabes dansaient.
 Mais, devant l'entrée, j'aperçus une longue file d'hommes vêtus d'amples vêtements blancs, aux visages pleins de silence ; et chacun d'eux, sous son bras gauche, portait un coffret d'argent. Et tous se ressemblaient autant qu'un cheveu blanc à un autre ; et les coffrets paraissaient tous le même coffret, multiples facettes d'un prisme.
 ― Qui êtes-vous ? demandai-je à celui des hommes vêtus de blanc qui se tenait au seuil.
 ― Nous sommes les jours à venir jusqu'à la fin de ta vie, qui attendons pour entrer l'un après l'autre dans ton palais, répondit-il se prosternant.
 Sur quoi, tous ceux qui se tenaient derrière lui jusqu'à l'horizon se prosternèrent de même, comme mus par un fil invisible.
 ― Et qu'enfermez-vous en vos coffrets ? demandai-je encore.
 ― C'est l'hymne que tes esprits serviteurs chanteront tous les matins en ton honneur, répondit l'homme vêtu de blanc. Et de nouveau il se prosterna, et tous les autres hommes blancs l'imitèrent.
 Alors, je fus pris d'un bâillement si long et si puissant que les hommes blancs frissonnèrent comme le brouillard au souffle du vent, et les murs de ma demeure oscillèrent comme des décors de théâtre. Et je sursautai de mon trône, pris mon bâton de voyage, ma longue vue et mon sac ― et m'éveillai de mon rêve.

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VI

 Je descendis la longue route qui encercle la terre. Les fenêtres des maisons étaient fermées et derrière les vitres ternies dardaient des yeux perçants, étincelants. Le soleil baignait mon front, le pavé brûlait mes pieds et l'air s'épaississait autour de moi comme du feutre.
 En descendant plus loin je vis des maisons inhabitées. Au-dessus de chaque porte pendait un bonnet de nuit et des entraves pour les pieds, et des gardiens se tenaient au seuil. Je m'arrêtai devant un perron, saluai un de ces hommes et dis :
 - Je désire une maison, car le soleil de midi est ardent, je suis las ; tous mes amis sont assis entre leur femme et leurs fils. Pourquoi ne pourrais-je pas, moi aussi, avoir ma maison ?
 Alors l'homme, qui se tenait devant la porte, rit d'un rire que je ne compris pas et dit :
 - Tu as raison : pourquoi ne pourrais-tu pas toi aussi, avoir ta maison! Tu prendras celle-ci. Mais d'abord va sur la grande place et assiste au service divin avec le peuple.
 Je m'en allai sur la grande place où je trouvai une foule assemblée, le nez dans la poussière, adorant une parhélie qui, terne, apparaissait au ciel. Lorsque je regagnai la longue route qui encercle la terre, je vis de loin l'homme rire à mon approche, rire du même rire que je ne pus expliquer.
 - Maintenant, te voilà libre d'entrer dans là maison, de la considérer comme ta propriété; mais d'abord laisse-moi mettre les entraves à tes pieds et le bonnet de nuit sur ta tête.
 Et il s'esclaffa encore, et soudain je vis clair dans son rire : je tenais le ver qui se tordait au fond. J'en connais trop bien l'espèce, il appartenait à la grande famille de la joie maligne.
 J'arrachai de ses mains les entraves et le bonnet de nuit et les lui jetai à la figure; et je me détournai de la longue route qui encercle la terre, et qui se déroulait devant mes yeux comme un blanc ténia gigantesque détaché de l'ordure d'un monstre.

VII


 Je vois ces yeux, partout où je vais, partout où je m'arrête, en toute chose, et en tous.
 Au-dedans des villes populeuse et en dehors, dans le vide du désert, au berceau du nouveau-né, et au cercueil qu'on enfouit sous la terre, quand les heureux rient et quand pleurent les malheureux, - je vois ces yeux partout et toujours.
 Dans la femme que je voudrais pouvoir aimer et dans mon meilleur ami, dans le bourreau et dans la victime, dans le grand et dans le petit, - sous la toque de soie et sous le large chapeau de feutre - je vois ces yeux, toujours ces mêmes yeux.
 Ils tournoient autour de moi la nuit et le jour; le matin quand je m'éveille ils se tiennent près de mon lit, et le soir lorsque j'ai fermé les miens ils me regardent à travers l'obscurité. Et ce ne sont pas deux yeux seulement comme dans une face humaine ; par myriades ils jaillissent d'un inépuisable écrin, innombrables yeux d'un fantastique polype géant étreignant la terre tout entière de ses bras. Ils me poursuivent comme le sort, ils se sont enfoncés dans mon âme comme des dents en de la chair. Même si je me détourne, je les vois, je les aspire avec l'air, je les inhale avec les rayons du soleil, je les reçois avec les paroles des hommes et les pensées des livres...
 Avec le regard tout à la fois d'un chien maltraité, et d'un ennemi traître - comme un poignard dégainé caché sous le manteau, et des pas assourdis dans l'ombre, comme des pensées qui jamais n'ont trouvé de paroles, qui toujours sont restées un murmure rauque, - douloureux et astucieux, menaçants et haineux, ils plongent dans mes yeux, yeux de malades, de faibles, d'infirmes, yeux d'esclaves voyant surgir le manteau azuré du Seigneur à l'horizon d'or de l'Avenir.


VIII
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 Une nuit d'été, par la pleine lune, j'allai dans la forêt. Parmi les aulnes de la clairière, j'aperçus le Dieu du Temps se reposant sous les rayons de la lune.
 — Que cherches-tu dans la forêt, à cette heure tardive? demanda-t-il. Tu sembles plein de pensées, et la peur regarde par tes yeux.
 — Je cherche la guérison pour les hommes. Cette race est sans volonté, sans actions, sans courage. Elle est insoucieuse, mais par indolence, sans peur, mais par fatalisme, forte, mais par résignation. Je cherche la racine magique qui pourrait rendre à l'homme la joie de vivre. Seule la joie de vivre fait le pied léger, le cœur joyeux et suscite, les grands rêves, les grandes actions. Je cherche la moelle de l'humanité, qu'elle a perdue !
 Le Dieu était calme, les yeux fixés sur l'infini qui se déroulait devant lui, mystérieux.
 Il semblait sourire, mais soudain je le vis froncer les sourcils : un bruit tumultueux, venant de loin, troubla la forêt, et l'obscurité se fit. Et la grande clameur approchait, et l'obscurité s'aggravait, et là où elle paraissait le plus épaisse s'agitaient des ombres aux yeux rouges, étincelants. ― Tout à coup les clameurs se firent aboiements, et je vis déboucher une meute de centaines de chiens qui s'élancèrent vers moi. Involontairement je me redressai et saisis le couteau à ma ceinture.
 Alors j'entendis près de moi un rire bon, paisible. Et les abois des chiens cessèrent, et l'obscurité se dissipa, et la forêt, autour de moi, s'étendait calme dans la nuit d'été éclairée par la pleine lune, et parmi les aulnes, dans la clairière, le Dieu du Temps reposait toujours, et il riait:
 — Lorsque l'heure sera venue, dit-il, et que l'humanité se mettra à chercher la racine magique, et à la demander comme toi, alors je précipiterai le Grand Danger. Et alors l'humanité, comme toi, saisira le couteau à sa ceinture et se redressera. Et alors elle sentira qu'elle a reconquis sa moelle perdue !

Ola Hansson.

(Traduction de Jean de Néthy.)


 (1) Ola Hansson, né le 12 novembre 1860 à Skane, est, avec Auguste Strindberg, le représentant le plus typique de la jeune Suède. - Les poèmes en prose dont nous donnons ici la traduction, d'après le texte suédois, font partie d'un volume non encore publié. Quelques-uns, connus et traduits en Allemagne, y paraissent une expression lytique des doctrines philosophiques anarchistes et du personnalisme autoritaire de Nietzsche.- J. de N.

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