Les Douze jeux de société

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Jules Renard, « Les Douze jeux de société », Mercure de France, t. III, n° 19, juillet 1891, p. 10-11


 

LES DOUZE JEUX DE SOCIÉTÉ

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I

 Défier les complimenteurs ; les écouter sans leur venir en aide ; compter mentalement jusqu'à trente pour leur donner le temps de barboter dans les louanges ; tourner le dos.

II

 Sourire aux dames, et, dès qu'elles sourient, ne plus sourire. Ensuite, éclater de rire.

III

 De préférence, « cultiver » les vieux des vieux, ceux dont les ongles même ne poussent plus.

IV

 Expliquer, inlassable, pourquoi on ne fume pas, on ne boit pas, « on n'a pas de défaut ». Démontrer que ce n'est point « par genre ».

V

 Devant les portraits de famille, mâcher patiemment le mot qui fera balle dans la vanité des maîtres... Ne pouvoir jamais s'enthousiasmer qu'à blanc.

VI

 L'album offert, s'avouer imbécile, ce soir, ou

sucer avec force l'esprit qu'on peut avoir au bout des ongles.

VII


 Dire, soudain mélancolique : « Je sais que la vie est une noisette creuse » ! ― Aussitôt, taper dessus, à grands coups de marteau d'enclume, pour voir, quand même.

VIII


 Crier : « vive l'art libre! » ― et le faire danser comme un ours.

IX


 Traiter les gens d'artistes en leur faisant des excuses.

X


 Conter des histoires porcines, si discrètement qu'on pourrait les entendre à l'église.

XI


 Regarder sa montre d'un air d'homme préoccupé, et même la remonter, d'un air d'homme de génie qui va se mettre au lit.

XII


 S'en aller, mais, habile, s'être brouillé avec ses hôtes, pour n'avoir rien à leur rendre.

Jules Renard.

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