Les Livres, Choses d’Art, Echos divers juin 1891

De MercureWiki.
 
Mercvre, « Les Livres, Choses d’Art, Echos divers », Mercure de France, t. II, n° 18, juin 1891, p. 365-376.


LES LIVRES(1)

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« Bruxelles, le 8 mai 1891.


  Monsieur,
 J'ai quelques remerciements à vous adresser, à vous et au Mercure de France, qui détestez tant - M. de Gourmont

l'a dit — la Déroulédisme artistique et le protectionnisme littéraire.
 Il paraît, s'il faut en croire votre chroniqueur, que j'ai emprunté, sans prévenir, deux métaphores à M. Saint-Pol- Roux : les « cactus de la fièvre » et les « regards, éperviers pour des chasses mauvaises ».
  J'avoue, à ma honte, que je viens, par vous, d'apprendre l'existence de M. Saint-Pol-Roux. J'en suis charmé, seulement — comme on dit dans les Faux Bonshommes — les deux métaphores incriminées sont extraites de Monseigneur de Paphos, un poème qui parut pour la première fois dans la Jeune Belgique, le Ier Juin 1888.
 A qui le cactus ? A qui l'épervier ?
  Vous m'obligeriez beaucoup, Monsieur, en révélant dans le Mercure de France la date exacte à laquelle M. Saint- Pol-Roux a pris possesion, urbi et orbi, de cette fleur et de cet oiseau.
  C'est la seule façon d'éviter la querelle du cactus et la guerre de l'épervier, si indissolublement liées, n'est-ce pas ? au sort de la haute critique.
 J'attends, monsieur, de votre confraternité l'insertion de ce petit poulet, et vous salue,
   Albert Giraud. »

 Jeune, jeune, un peu... lourd, et surtout inexact. Que M. Albert Giraud veuille bien relire la note bibliographique, et il reconnaîtra que M. Edouard Dubus ne l'accuse point d'avoir « emprunté », mais avance qu'il « rappelle », ce qui n'est pas la même chose. — Je ne contredirai pas la déclaration de M. Albert Giraud qu'il ignorait M. Saint-Pol-Roux, je m'en étonne seulement, car — bien avant le Ier juin 1888 — en 1885, M. Saint-Pol-Roux publiait dans une revue qui alla beaucoup en Belgique et à laquelle collaborèrent même MM. Maurice Maeterlinck, Ch. Van Lerberghe et G. Le Roy : La Pléiade. — A. V.

 La Force des choses, roman, par Paul Margueritte (Kolb)
 (Deux de nos rédacteurs ont fait la bibliographie du livre de M. Paul Margueritte : il nous a paru intéressant d'insérer les deux notes.)
 — Un jeune officier démissionnaire par amour; liaison avec une charmante créature, ménage irrégulier, enfant. Opposition des parents à un mariage qui serait de devoir et très honorable. Mort de la jeune femme. C'est le point de départ. D'autres amours se déroulent et cela se clôt par un mariage que n'osent désapprouver les parents, mais qui ne leur plaît pas encore. La Force des choses, c'est la logique ou peut-être l'illogisme de la vie, l'enchaînement des causes, les surprises du cœur, les conséquences souvent folles d'un acte en soi indifférent, l'influence des préjugés sur des caractères par trop raides, etc. Il y a dans ces pages d'une jolie mélancolie des observations extrêmement fines, des tracés psychologiques d'une surprenante netteté, mais l'ensemble est un peu morne, ou du moins l'auteur abuse de la demi teinte, ne différencie ses fonds que par d'imperceptibles nuances. Cette délicatesse de touche n'est peut-être pas excessive en un sujet où, en somme, le principal personnage n'appelle à lui que des sympathies moyennes, n'étant ni brutalisé à l'excès par la vie, ni révolté contre des événements dont il souffre sans y laisser toute possibilité de joies, - mais cela diminue d'autant, à la longue, l'intérêt que l'on prend aux subtiles déductions du récit. Paul Margueritte est un écrivain charmant et plein de grâce, enclin à la douceur des indulgences; il voit symboliquement la vie comme une plante penchante qu'il faut arroser d'absolutions et dont les odeurs, à certaines heures du soir vénéneuses, deviennent, sous un discret soleil, inoffensives. Cette douteuse plante, il l'aime, et, serait-elle plus décidément empoisonnée et empoisonneuse, qu'il lui pardonnerait encore, — rien que pour ses sourires de fleur triste. Faut-il envier ceux qui s'intéressent à la vie, autrement que comme spectacle et mouvement, — ou seulement admirer leur courage ? « Tout coule, tout coule! » C'est peut-être pourquoi il est préférable de ne s'attacher qu'à ce qui demeure ; et quel est le nom de ce qui demeure? — Symbole.


 

R. G.


 Pierre Jorieu vient de perdre Claire, la seule femme qu'il ait aimée, et cette cruelle question l'obsède : — « L'ai-je assez aimée, seulement? » — Il déplore les insignifiantes bouderies, les caresses épargnées. Il croit sa vie finie. — « Nous ne sommes maîtres ni de notre vie ni de notre mort, » a écrit Tolstoï. — « Mais, a dit Flaubert, le temps passe, l'eau coule et le cœur oublie! » Pierre Jorieu revoit Madame de Reynis qu'il avait connue jeune fille. Il se sent moins malheureux. Ses chagrins, revécus devant elle, lui paraissent moins amers, et parce qu'il doit se séparer quelque temps de son amie, son cœur se serre déjà douloureusement. Leur séparation se prolonge assez pour que Pierre s'en console (le mot est bien léger) avec Suzanne Dolbeau. Sous le grand portrait de Claire qui le regarde, de ses yeux fixes, il connaît une nouvelle forme de volupté, le plaisir plutôt que le bonheur. « Cependant le soleil se lève! »— Madame de Reynis est de retour. Pierre prend la photographie de Suzanne et la brûle sans regret. Elle aussi, à son tour, comme Claire, elle est déjà oubliée. « Qu'il aime demain, celui qui n'a point aimé. Qu'il aime encore demain, celui qui a aimé. » (Châteaubriand, d'après Publius Syrus.) S'il est vrai que le roman est une histoire feinte, écrite en prose, où l'auteur cherche à exciter l'intérêt par la peinture des passions, des mœurs, ou par la singularité des aventures, M. Paul Margueritte dédaigne visiblement ce dernier moyen. Aucune complication n'embarrasse son roman, et pour me servir des termes qu'il affectionne, son livre est simplement doux, triste, délicieux. Les choses s'y montrent inexorables autant que Monsieur et Madame Jorieu, mais pas une des victimes ne se révolte. — « Nos vies se sont rencontrées, dit Suzanne, elles se séparent ; nous nous sommes

aimés, eh bien, tant mieux, je ne le regrette pas, allez ! ». — Et Pierre murmure avec un soupir : — « Vous valez mieux que moi! » — M. Margueritte sait l'art de manier les âmes souffrantes avec des doigts délicats, d'éviter les cris inutiles, de teinter les joies de tristesse et de laisser planer sur toute son œuvre, sans banalité, une mélancolie point trop pesante. Il accomplit ce tour de force de nous faire goûter trois cent cinquante pages de prose, par ces temps où l'horreur du délayage commence à devenir sacrée.

J. R.


 Là-Bas, par Joris Karl Huysmans (Tresso et Stock). — Voir page 321.
 Au Pays du Mufle, par Laurent Tailhade (Vanier). — Voir page 357.
 Antonia, par Edouard Dujardin (Vanier). — Voir page 562.

 Les Cahiers d'André Walter, œuvre posthume (Perrin).
 — Le journal est une forme de littérature bonne et la meilleure peut-être pour quelques esprits très subjectifs. M. de Maupassant n'en ferait rien : le monde est pour lui le tapis d'un billard, il note les rencontres des billes, quand les billes s'arrêtent, s'arrête aussi, car s'il n'a plus aucun mouvement matériel à percevoir, il n'a plus rien à dire. Le subjectif puise en lui-même dans la réserve de ses sensations emmagasinées; et, par une occulte chimie, par d'inconscientes combinaisons dont le nombre approche de l'infinité, ces sensations, souvent d'un très loin jadis, se métamorphosent, se multiplient en idées. Alors on raconte, non pas des anecdotes, mais sa propre anecdote à soi, la seule que l'on dise bien et que l'on puisse redire bien plusieurs fois, si l'on a du talent et le don de varier les apparences. Ainsi vient de faire et ainsi fera encore l'auteur de ces cahiers. C'est un esprit romanesque et philosophique, de la lignée de Gœthe; une de ces années, lorsqu'il aura reconnu l'impuissance de la pensée sur la marche des choses, son inutilité sociale, le mépris qu'elle inspire à cet amas de corpuscules dénommée la Société, l'indignation lui viendra, et comme l'action, même illusoire, lui est à tout jamais fermée, il se réveillera armé de l'ironie : cela complète singulièrement un écrivain: c'est le coefficient de sa valeur d'âme. La théorie du roman, exposée en une note de la page 120, n'est pas médiocrement intéressante ; il faut espérer que l'auteur, à l'occasion, s'en souviendra. Quant au présent livre, il est ingénieux et original, érudit et délicat, révélateur d'une belle intelligence : cela semble la condensation de toute une jeunesse d'étude, de rêve et de sentiment, d'une jeunesse repliée et peureuse. Cette réflexion (p. 142) résume assez bien l'état d'esprit d'André Walter : « O l'émotion quand on est tout près du bonheur, qu'on n'a plus qu'à toucher — et qu'on passe. »

R. G.


 Daniel Valgraive, par J.-H. Rosny (Lemerre). — Livre de hautes tendances, prélude d'une œuvre vaste qui, en

même temps qu'elle réagira contre le pessimisme dont nous mourons, ouvrira une route nouvelle, proclamera une morale qui n'est point celle du Christ — le renoncement chrétien étant non seulement inefficace à l'heure présente de luttes sociales, mais si débilitant que lui aussi conduirait nos vieilles sociétés aveulies à la mort : « Ne sera morale complète, dit M. Rosny dans une préface à son livre, que celle où le Bien pourra être la Force, la Lutte, l'Intelligence. Celle où le Génie et l'Orgueil même trouveront tout leur développement, où de puissantes ambitions pourront s'étancher. Celle où se découvriront des études et des créations aussi infinies que dans le Vrai et dans le Beau, celle, enfin, où les races élues tendront vers des bontés aussi supérieures à celles des inférieurs que les Sciences des Européens à celles des Boschimans, et où le Bien, la plus intense communion des êtres, sera conçu comme la source des Psychés les plus belles, les plus profondes, les plus fines et les plus intenses. » — En dehors de la théorie, Daniel Valgraive, à mon sens, est l'œuvre d'art la plus parfaite qu'ait produite M. J.-H. Rosny. Nulle part, en ses précédents ouvrages, ne se trouve cet équilibre, cette harmonie sans quoi il n'est point de beauté. Ici, rien d'étrange, aucune de ces gibbosités dont il a coutume, de ces tartines scientifiques si indigestes : à peine encore quelque phrase trop savante, quelqu'un de ces mots qui sont, dit l'auteur lui-même, sa « maladie ». Réalisation simple d'un sujet complexe, psychologie profonde, intense, angoissante parfois, et pas un instant obscure, infiniment subtile casuistique d'une âme en constante délibération avec elle-même. Livre de tous points remarquable.

A. V.


 L'Androgyne, par Joséphin Péladan (Dentu). — Dans ce volume, aussi brillamment écrit que puissamment imaginé, le Sar fait l'éloge de l'éducation donnée dans leurs collèges par les Pères Jésuites, et proclame l'insigne pureté des relations « particulières » qu'y entretiennent entre eux leurs élèves. Puis il nous montre un de ces derniers, androgyne de par la fraîcheur de son teint et la longueur de ses cheveux (partant fort chastement aimé de ses condisciples), initié, petit à petit, aux charmes extérieurs du beau sexe par une jeune fille de bonne famille, qui, campée quotidiennement à sa fenêtre soit pour changer de chemise, soit pour prendre un bain de pieds ou de corps, se montre à lui, chaque jour un peu moins vêtue. Tant et si bien ! qu'allumé par ce spectacle, l'élève des bons Pères s'enfuit sur le rivage de la mer, et, un beau soir, abuse, dans une grotte, d'une petite bergère qui gardait mal ses moutons, et ron et ron petit patapon.


E. D.


 Confiteor. par Gabriel Trarieux. (Comptoir d'Edition).— Avec les livres de vers, décidément, on est trop volé. C'est d'une belle typographie, de beau papier; les pièces sont disposées proprement, avec des gardes, des marges; mais il ne faut point les lire, car on n'en saurait, consciencieusement, penser du bien. Déjà, M. Trarieux a le désavantage de s'être choisi l'édition de La Gloire du Verbe, des Poèmes Anciens et Romanesques; le rapprochement ne lui est point propice. Avec quelque indulgence, sans doute, on peut, lui aussi, le croire un peu jeune; il dédie son œuvre à son père, à sa mère; et cette filiale affection l'honore. Il a de la lecture, parfois du procédé, parfois le sens musical du vers :

  Les gais amoureux s'en vont sous les branches;
  Autour d'eux tressaille, immense, la nuit;
  Les arbres sont noirs ; les plaines sont blanches ;
  Les gais amoureux s'en vont sous les branches,
  Et le vent léger fait un léger bruit...

 Il écrit même des choses assez subtiles : Orgues, Dolor, J'ai laissé mon cœur en des mains d'Enfant; mais tout cela disparait, noyé dans les platitudes de l'ensemble et parmi tant de pièces faiblotes qu'on n'ose insister. — Peut-être que des donneurs de conseils lui montreront la route. Quand il aura perpétré deux ou trois volumes encore sur le plaisir et la douleur d'aimer, déclamé en rimes plates de nouvelles allégories apocalyptiques (le Silence est ta loi,... le mystère est ta loi...), M. Trarieux fera son devoir de poète et nous donnera de beaux et bons livres. C'est la grâce que je lui souhaite.


C. Mki


 Diptyque, par Francis Viele-Griffin. (Hors commerce). — Le titre seul date d'antiquité ces pages d'exquise poésie; mais ce ne sont point, sur des tablettes d'ivoire, des images ciselées telles qu'en envoyaient à leurs amis les consuls entrant en charge ; ces figures lumineuses et douces qui glissent entre les arbres, aucune heure d'hier ni d'aujourd'hui n'en peut revendiquer les gestes ni les vêtements; elles furent créées hors des âges et vivent en un décor qui ne change pas, la forêt semblable à elle-même tous les printemps et tous les automnes. Une mystérieuse unité relie les deux poèmes si différents : le Porcher et Eurythmie, et un même parfum s'en exhale, né des feuillages, des moissons et de la terre maternelle. Le Porcher, c'est l'exilé volontaire, loin des hommes et des joies futiles et des baisers, parmi les chênes, dans l'ombre qui chante et pleure; parfois à son souvenir se déroulent « des cortèges d'heures oubliées »; parfois aussi des cavalcades bruyantes assiègent ses oreilles et les femmes de jadis viennent puiser l'eau des fontaines en le regardant avec tristesse comme un pauvre fou; et ce fou est le seul sage qui connait la gaîté puissante de la forêt : là, même le vent d'automne rit en poursuivant les feuilles mortes pour qui sait l'écouter d'une âme amie. Dans Eurythmie, reniant les aventures de gloire mauvaise et le pommeau froid des glaives, le poète suit la Reine des paroles immortelles vers les divins retraits où les bruissements des arbres, plus hauts que les voix lointaines de la foule qui souffre, célèbrent l'espoir éternel.

Regretterai-je l'emploi du vers libre qui peut-être nuit à l'illusion plus qu'il ne la sert ? Ce n'est point ici la place pour les longues et si vaines dissertations esthétiques qui seraient nécessaires, — et à quoi bon se plaindre lorsque l'on est charmé, sous prétexte que ce n'est point selon les règles ?

P. Q


 Le Fi Bâlouët, par Jacques Renaud (Bibliothèque Artistique et Littéraire). — Huit nouvelles dont la meilleure n'arrive pas à faire oublier les phrases de vingt-cinq lignes du casseur de pierres Léon Cladel. Quand donc les jeunes gens comprendront-ils que la littérature doit être autre chose qu'une perpétuelle constatation de faits insignifiants. Des études de mœurs paysannes ou des études de mœurs de brasserie sans dessous, c'est toujours le métier du photographe du coin du quai, le plus terne et le plus encrassant qui soit.

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 Le Pays de la Fortune, par L. Riotor et G. Leofanti. (Ducrocq). — Les éditeurs préparent déjà les livres d'étrennes et de distribution scolaire. MM. Riotor et Léofanti n'ont pas voulu, je pense, écrire un livre d'art, mais une chose récréative et instructive. On y trouve des renseignements sur l'agriculture, les industries possibles au Tonkin, nombre de détails exacts sur l'ethnographie annamite. L'épigraphie et les traditions se recommandent du savant M. Dumoutier — Cependant, appeler le Tonkin Le Pays de la Fortune semble une cruelle ironie. Une bonne compilation, sans doute est recommandable ; M. Jules Verne se fait vieux et le Robinson suisse nous assommait que nous n'avions que dix ans ; mais au moins peut-on dire aux auteurs qu'ils ont regardé avec les lunettes de l'optimisme. Conseiller aux gens de s'établir, de porter leur argent et leurs ambitions sur ces terres de famine, de piraterie, de fièvres et de variole, quand les feuilles locales ne cessent de déplorer l'incurie, l'imprévoyance, la honteuse incapacité de notre administration, et clament à qui veut les lire qu'il faut recommencer la conquête et décréter l'état de siège, c'est pousser un peu loin l'affabulation. L' Annamite est faux, dissimulé, paresseux et voleur ; nous l'armons de nos fusils et il nous tire dessus ; les mandarins nous haïssent et n'attendent qu'un mot de Hué pour commander le soulèvement qui nous mettra dehors. MM. Riotor et Léofanti passent au milieu de ces braves gens, vantent les bienfaits de la civilisation. Ils admirent, s'attendrissent, et, la larme à l'œil, nous crient d'y aller voir. — Grand merci ! Nous en sommes revenus.

C. Mki.


 Hassan le Janissaire, 1516, par Léon Cahun (Armand Colin et Cie) . — « Ces quelques explications, dit l'auteur à la fin de sa préface, suffiront, je l'espère, pour guider le lecteur dans le monde assez nouveau où je me permets de l'introduire » — C'est en effet, dès les premières pages, un étonnement, presque un malaise. Temps passé, pays lointains, mœurs étranges et mots durs aux lèvres, tout conspire à la

déroute de l'esprit. Nous n'aimons pas qu'on nous violente dans nos habitudes intellectuelles, et pour que la paix soit avec nous il faut qu'on nous serve, chaque jour, le léger petit roman d'actualité. Vainement on tenterait d'énumérer en quelques lignes les multiples aventures d'Hassan. D'ailleurs, il importe plus de reconnaître que les personnages ressuscités secouent leurs vêtements de mort et se mettent à vivre, que les déesses se dressent des ruines, que les foules se meuvent tumultueuses, grouillantes, et les armées en ordre magnifique.
 — « Regardez-les : voilà des soldats desquels on dit qu'on peut en conduire quarante par un cheveu ! »
 On aime cette discipline, pour sa beauté, comme une statue. Est-il ample et d'une ligne pure ce geste d'officier : « Le capitaine tira son sabre, à toute longueur de bras : on eût dit qu'il lançait sa lame en l'air ! » La furie du soldat vainqueur, elle est tout entière dans ce mot : « La bataille était gagnée : il n'y avait plus qu'à tuer ! » Quand on a le goût des rapprochements, Hassan le Janissaire fait souvent songer à Salammbô, et de semblables impressions fréquemment s'en dégagent. Et si l'on aime le style de M. Léon Cahun, classique pour le définir d'un terme, la comparaison est reprise, obsède, se justifie. Hassan le Janissaire semble écrit pour ceux qui éprouvent le besoin de s'éloigner du moderne tyrannique. N'était-ce pas la grande préoccupation de Flaubert et la manière de vivre qu'il préférait ? — J. R.

 La Petite Bête, comédie en un acte, en prose, par Paul Port (Vanier). — Deux amoureux fraîchement mariés jouent, dans un salon, à qui aura le plus de sentiments délicats. Horace trouve que sa femme ne l'aime pas encore assez. Jeanne est jalouse de l'affection que sa mère pourrait avoir pour tout autre objet que sa fille. Survient la belle-mère, une jeune mondaine qui affecte un air évaporé, mais, au fond, est désespérée d'être séparée de sa fille. L'ami indispensable et toujours gênant est là, représenté par un baron de Tresmes qui a voyagé dans les pays chauds et en rapporte, lui aussi, une demi-douzaine de sentiments délicats. Ce qui ferait le bonheur de tout le monde, ce serait un nouveau mariage : de Tresmes contre la belle-mère. Jeanne pleure à cette idée... la belle-mère pleure un peu de son coté, mais sans doute en regrettant de Tresmes... Enfin, le modèle des époux et des gendres dénoue la situation tendue sur quatre pointes d'aiguilles, en décidant que belle-maman ne quittera plus sa femme, car il a tout deviné en feignant de dormir à coté des sentimentales plaintes que Jeanne adresse à la trop mondaine Mme de Barnye. De Tresme est peut-être... la grosse bébête de la farce, mais il s'en tire par quelques mots d'esprit. Rideau.
 Il n'y a pas d'observation à faire à M. Paul Fort, d'abord parce qu'il a eu l'idée géniale de fonder un théâtre d'Art en France, et ensuite parce qu'avec deux ou trois touches littéraires de plus il obtenait dans sa Petite Bête une œuvre

très charmante et vraiment nouvelle dans sa naïve donnée, qui est la réhabilitation de la belle-mère, ce pauvre joujou éreinté par des siècles de gauloiseries idiotes. Au point de vue purement scènique, cette piécette est habilement menée, pas de coin vide et pas trop de longueurs, et, deci, delà, une note discrètement tendre qui ferait croire à l'existence de la bonne compagnie. — Une coquille à signaler : Léon Vannier au lieu du traditionnel Vanier, sur le titre de la plaquette.

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 Les tragédies de Montchrestien, avec notice et commentaire de L. Petit de Julleville (Bibliothèque Elzévirienne, — (Plon et Nourrit). — Après les poésies de Bertaut, l'éditeur Plon donne, dans la nouvelle série de la Bibliothèque Elzévirienne, les tragédies de Montchrestien. L'œuvre valait d'être republiée : il s'y mêle d'étranges survivances du Moyen-âge aux souvenirs de la Renaissance encore tenaces et aux principes nouveaux du futur art classique, comme chez tous les auteurs des trente premières années du dix-septième siècle, époque ambiguë, tumultueuse et d'aventures héroïques et romanesques. Quand donc republiera-t-on aussi les admirables poèmes du sieur Tristan ? Son nom me vient à l'esprit pour deux vers délicieux cueillis dans Montchrestien au caprice de la lecture :


La rose du plaisir délaisse à qui l'arrache
Son épine poignante au plus profond du cœur.

P. Q.


 Le circulaire 94, par J. de Beauregard (Vie et Amat.) — Un volume illustré pouvant servir de guide aux touristes qui voyageront sur la route d'Oberammergau. Longue description du drame de la Passion faite dans le goût catholique, c'est-à-dire pas de sel mais énormément de parti pris. On dirait qu'à Oberammergau la vie se passe dans la Bible... moins les indécences du bon vieux temps. De ci de là des gravures bien laides, cependant si touchantes comme intention! Somme toute, énorme travail de patience parfaitement inutile.

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 Dodone. La Tour. Deux Rondes. Sur un air flamand, par Paul Blier (Caen. H. Delesques). — Poète qui, tel que Soulary, vécut toujours en Province et, moins encore que le Lyonnais, ne recherche jamais une notoriété qu'il aurait pu acquérir en se remuant un peu, l'auteur de cette petite plaquette de vers est l'un des plus intéressants parmi les Parnassiens ignorés et lointains. Voici, de La Tour, des vers qui peut-être le signalent juste et le caractérisent un peu :
... J'étais encore un écolier
Quand j'osai gravir l'escalier
De la Tour d'ivoire du rêve...
... Me voila vieux; mon temps s'achève ;
Mais je suis fier — vieux et vaincu —
D'être monté, d'avoir vécu
Dans la Tour d'ivoire du rêve.
 Les Deux Rondes, transpositions de deux petits poèmes populaires, sont très charmantes et d'un joli sentiment.

R. G.


 Horas, par Eugenio de Castro (Coïmbra, Alméida Cabral). — C'est le dernier recueil de vers d'un jeune poète portugais, sur lequel son Oaristos avait déjà attiré l'attention et les foudres de la critique officielle de son pays, et qu'on ne saurait trop encourager à continuer de chanter, selon sa foi d'artiste et de chrétien, longe dos Barbaros, en rythmes rares et d'une harmonieuse sonorité suggestive. On saura bientôt, hors du Portugal, le nom d'Eugenio de Castro.

E. D.


 Comment vivre à deux ? par B.-Ch. Gausseron (Librairie illustrée). — Sous le spécieux prétexte de dépopulation, nous sommes inondés, depuis un an, de livres puant la morale à treize sous des docteurs sans clientèle sérieuse. C'est à la fois risible et navrant. Echantillon du style employé : « Les parages où les jeunes mariés ont à diriger le navire conjugal leur sont inconnus : mais ils sont en outre sillonnés de courants perfides et semés d'écueils. » Ces choses-là ne s'inventent pas ! Et tout autour de cette littérature substantielle les coups de ciseaux pleuvent. M. Gausseron prend des citations, vers et prose, sans trop de discernement. Il démarque Jules Simon et risque des sentences de l'Anglaise Mrs. Chapone. Il y a de quoi vous couper le fil de la reproduction pour toujours.

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(1) Aux prochains fascicules: La Création du Diable (Raymond Nyst); Strophes d'Amant (Julien Leclercq); Pétales de nacre (Albert Saint-Paul); L'Heure en Exil (Dauphin Meunier); La Terreur à Paris (François Bournand); Les Fastes (Stuart Merrill); La Comédie des Amours (Edouard Dujardin); Pages (Stéphane Mallarmé); Le Canard Sauvage-Rosmersholm (trad.de M.Prozor); Zézette (Oscar Méténier); Lettre à Sa Majesté l'Empereur de toutes les Russies (Frédéric van Eeden); Ce qui renaît toujours (Jean Carrère); Suggestion (Henri Nizet); Le Salon de Joséphin Péladan; Autour de la lune de miel (Paul Ponsole); Ruades de Pégase (Saint-Thuron); J. Barbey d'Aurevilly (Charles Buet); La Terre Provençale (Paul Mariéton); Le chien de M. Bismarck (F.de Comberousse).

CHOSES D'ART

 Expositions :
 Chez Georges Petit : Exposition d'œuvres de Claude Monet.
 A l'Ecole des Beaux Arts : Exposition de l'Art Lithographique (des Goya, Charlet, Gavarni, Daumier, Manet, Chéret, etc.).
 Exposition des Arts au debut du Siecle (Palais des Beaux Arts — ouverte depuis le 9 Mai).
 Dans le prochain numéro du Mercure de France : une étude sur les deux Salons, par G.-Albert Aurier.
 La maison Tanguy, dépositaire des tableaux des principaux peintres impressionnistes, est transférée 9, rue Clauzel. Elle possède, en ce moment, une merveilleuse collection de toiles de Vincent Van Gogh, un admirable portrait du peintre Empereire par Cesanne, des natures mortes et paysages, du même, des Guillaumin, Gauguin, Emile Bernard, Gausson, etc.
 En vente, douze photographies d'après l'œuvre de Vincent Van Gogh (12 fr.). S'adresser chez Tanguy, 9, rue Clauzel, ou aux bureaux du Mercure de France, G.-A. A.
Échos divers et communications

 A la suite de son article Le Joujou Patriotisme, notre collaborateur Remy de Gourmont, attaché à la Bibliothèque Nationale, a été révoqué de ses fonctions. L'administration de nos archives a fait preuve en la circonstance d'une remarquable sottise, l'article étant dirigé contre le faux patriotisme : rien de plus. Cette pertinace mesure a d'ailleurs été appréciée comme il convenait : M. Remy de Gourmont a reçu, par lettres, de nombreux témoignages de sympathie, et cet extrait de La Bataille résume assez bien l'opinion de la presse :


 « Nous envoyons toutes nos félicitations à notre confrère, avec l'espoir qu'il donnera plus utilement à la défense de ses idées, dans quelque libre journal où l'on ne peut manquer d'accueillir son beau talent, le temps qu'il dépensait en vaines besognes dans le service d'une administration imbécile. »
 Trop tard pour qu'il nous soit possible d'en reproduire un passage, nous lisons dans le Figaro du 18 mai un article de M. Octave Mirbeau : Les Beautés du Patriotisme, qui juge comme il sied la révocation de M. de Gourmont. — Nous adressons à M Octave Mirbeau nos plus chaleureux remerciements, et le prions d'agréer l'assurance de notre gatitude.


A. V.


 Plusieurs de nos abonnés désirant des tirés à part du Portrait de Gustave Flaubert d'après son buste par Clésinger, publié dans notre fascicule de mai, nous avons sollicité et obtenu l'autorisation d'un tirage spécial à petit nombre. Il a été effectué sur peau d'âne in-quarto Jésus (0,36 sur 0,28), à 85 exemplaires numérotés. Prix : 3 francs. (Envoi franco contre bons de poste, mandat ou timbres).

 Le mardi 12 mai, M. Jules Bois a fait à la salle des Capucines une conférence sur ce thème : L'occultisme : Satanisme et Magie. Je ne sais trop quelle impression emportèrent les personnes absolument ignorantes de la question, mais cette causerie était par trop superficielle pour quiconque s'est, même vaguement, occupé des sciences ésotériques. Les jeunes hommes de lettres présents ont applaudi un passage de La Sorcière, de Michelet, et des vers de Baudelaire, mais on a murmuré quand M. Jules Bois a proclamé M. de Strada un grand poète.

 Le 16 Mai, mariage de M. Paul Fort, Directeur du Théâtre d'Art, avec Mlle Marie Theibert. Les témoins de la mariée étaient MM. Theibert père et fils ; ceux de M. Paul Fort, MM. Catulle Mendès et Alfred Vallette. — Parmi les invités réunis à Asnières, Villa Cherubin : Charles Morice, Pierre Quillard, Rachilde, Jules Méry, Mlle Camm, Paul Franck, Henri Quittard, Henri Huot, Paul Roinard, Larochelle, Rivière, Janvier, René de la Villohio, Paul Gabillard, etc.
 Pour paraître prochainement : La Voie Sacrée, poésies, par M. Jules Méry.
 Dans les Entretiens Politiques et Littéraires, un amusant paradoxe de M. Bernard Lazare, Le Justicier, sur la haute moralité du vol ; Commentaire sur l'argent, de M. Henri de Régnier ; de M. F. Vielé-Griffin, Elucidations, parallèle entre certaines affirmations des symbolistes et quelques observations de M. Brunetière (Revue des Deux Mondes, 1er avril 1891), d'où il appert — qui l'eût cru ! — que la nouvelle école et le critique ne sont pas déjà si éloignés de s'entendre.
 Pages, de M. Stéphane Mallarmé, avec un Frontispice a l'eau forte par Renoir, vient de paraître chez l'éditeur Deman, à Bruxelles. Notre prochaine livraison contiendra un article de M. Pierre Quillard sur ce beau livre.
 Nos souhaits de bienvenue à un nouveau confrère au titre singulier : L'Endehors, hebdomadaire (12, rue Bochard de Saron). Directeur : Zo d'Axa.
 Chez Savine : Mœurs Littéraires, par Camille de Sainte-Croix. M. Paul Margueritte écrira de ce livre dans notre numéro de juillet.
 La Conque, Anthologie des plus jeunes poètes, a déjà publié trois des douze livraisons auxquelles elle s'est limitée. Chaque livraison, dit une note, est précédée d'un Frontispice, en vers, inédit, signé d'un des poètes les plus justement admirés de ce temps. Les trois « Frontispices » parus sont de MM. Leconte de Lisle, Léon Dierx et José Maria de Hérédia : les neuf autres seront de Mme Judith Gautier, MM. Maurice Maeterlinck, Stéphane Mallarmé, Jean Moréas, Charles Morice, Henri de Régnier, Algeenon Ch. Swinburne, Paul Verlaine et Francis Vielé-Griffin. Quant aux « plus jeunes poètes », nécessairement point ou peu connus, plusieurs de leurs poèmes sont remarquables : nous y reviendrons bientôt.
 Le dernier numéro de l'Ermitage, qui débute par un article de M. Henry Bérenger sur l’Evolution de M. Barrès, est particulièrement intéressant. Au sommaire, les noms de MM. Charles Morice, Henri de Régnier, Bernard Lazare, Pierre Quillard, Stuart Merrill, Henri Mazel, Pierre Dufay, Georges Fourest, Alphonse Germain, Dauphin Meunier, Adolphe Retté, etc.


 Un nouveau périodique belge, la Revue Libre (Bruxelles, 15, chaussée de Wavre, où nous relevons les noms de MM. Henri de Régnier (quatre fois nommé), José Hennebicq, Raymond Nyst, Henry Classant, Jean Delville, Camille Roussel. — Belle mine, typographie soignée.

Mercvre.


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