Les XX

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Pierre-M. Olin, « Les XX  », Mercure de France, t. IV, n° 28, avril 1892, p. 341-345.


LES XX


 Dans un article, d'une date relativement peu éloignée, M. Octave Mirabeau a rendu justice ainsi qu'il convenait au grand et vénérable artiste qu'est Camille Pissarro. Mais, parlant des transformations de technique adoptées par celui-ci, n'est-ce pas, sinon une information insuffisante, tout au moins une certaine injustice que de n'avoir même pas nommé Georges Seurat, l'instaurateur de cette technique? Sans attacher à celle-ci une importance exagérée, ne peut-on dire qu'il a droit à la reconnaissance des artistes celui qui apporte un procédé nouveau permettant à des efforts, impuissants jusqu'à ce jour, de se manifester victorieusement, et qu'il est pénible de le voir frustrer d'une juste renommée?
 Mort l'an dernier, au milieu d'accablants travaux, jeune et très clairvoyant de ce qu'il voulait accomplir, Seurat n'a laissé que l'imposante ébauche de sa destinée. Les XX, auxquels il avait apporté de l'inconnu, il n'y a pas si longtemps, se devaient de réunir, dans la mesure possible, l'œuvre délaissée. Bien que l'exposition actuelle — 29 numéros— soit déjà considérable et permette à peu près de se faire une idée d'ensemble, plusieurs toiles désirées — telles la Baignade, la Grande Jatte, le Chahut — manquent. Mais, avec ce début, Parada de cirque; les Poseuses, cette toile merveilleuse déjà classique; le Cirque, le dernier grand tableau; d'admirables paysages de mer et de fleuves et de ports: Coin d'un bassin, Hospice et Phare, Entrée du port, Embouchure de la Seine, Honfleur ; — Avant-port marée haute, Avant-port marée basse, Port-en-Bessin; Le chenal de Gravelines,un soir; Le Chenal de Gravelines direction de la mer (les deux meilleures peut-être parmi les marines exposées'; enfin une série de dessins évocatifs ordonnent le plus grand respect pour celui qui nous a donné, avec quelques œuvres définitives, des indications grâce auxquelles d'insoupçonnables trouées en avant pourront être accomplies.
 L'intérêt dominant de cette neuvième exposition des XX va vers le groupe néo-impressionniste. Parmi les toiles de Seurat, sinon le Cirque vu l'an dernier aux Indépendants mais ignoré à Bruxelles, la plupart étaient déjà connues. Il est cependant réconfortant de voir le chemin parcouru depuis quelques années; après les gloussements ahuris devant les premières peintures divisées, si quelques-uns qui ne veulent jamais avancer protestent encore devant telle ou telle figure des Poseuses ou du Cirque, tous ont fini, enfin, par oublier le procédé, et, chose amusante, se servent des marines pour soutenir leurs restrictions au sujet des figures. Heureusement, un peu plus loin, Théo van Rysselberghe expose trois portraits qui déconcertent les plus acharnés adversaires de ce malheureux pointillé. Car si Seurat et Signac ont éprouvé quelque difficulté à faire vivre leurs figures — et encore en ce propos y a-t-il pas mal d'exagération — van Rysselberghe a su mettre dans les siennes une vie intense et une couleur admirable. Il est peut-être le plus peintre du groupe. Ses œuvres sont des enchantements pour l'œil, et l'on éprouve une véritable jouissance physique devant sa peinture. Si nous avons un reproche à faire, c'est que l'intimité propre et caractéristique de ses modèles nous est peut-être insuffisamment montrée, et que parfois la profondeur que nous cherchons en la représentation de telle individualité se perd un peu dans le décor total, quelqu'adéquat qu'il soit. Ils sont, si l'on veut, un peu à fleur de toile, mais nous avons bon espoir de la constante évolution que suit ce remarquable artiste.
 Paul Signac n'a pas eu tort de donner des noms musicaux à ses marines: il a vraiment fait là une bien évocative symphonie de la mer. Les Barques, Concarneau 1891, nous montrent, sous des aspects bien différents, la mer dans le calme froid et un peu sec des levers de soleil, alors que le vent encore endormi force des pêcheurs à mettre en marche leurs barques à coups précipités d'avirons démesurés; aussi dans la rentrée vers les heures violettes des crépuscules, et les barques qui dans leur élan foulent les vagues qui les dépassent et leur font croire qu'elles n'arriveront jamais: les barques ragent de ne pouvoir aller aussi vite et ont des reculs comme lasses, des en avant plus nerveux tout de suite, dans la grande résignation du soir; et aussi le calme des midis brûlants où, toutes voiles dehors, les barques bougent à peine et semblent dormir, insouciantes des rocs à dos de crabes qui émergent, tout voisins,et qu'on frôle, ces jours, sans inquiétude...
 La limpidité de l'eau, la transparence de l'air, les jeux de lumière dans les petites vagues, et la fuite des horizons, sont atteints avec une sûreté et un bonheur prodigieux.
 Le portrait de M. Fénéon, tout intéressante que puisse être la tentative de cet « émail d'un fond rythmique de mesures et d'angles, de tons et de teintes, » est une œuvre ratée. Parce que, dans un portrait, les lois élémentaires d'harmonie exigent que l'intérêt soit attiré par la personne décrite; or, ici, le fond, le décor l'emporte d'une façon si exagérée que M. Fénéon finit par disparaître d'un tableau qui, en somme, est son portrait. Il y a là une erreur évidente dont M. Signac doit s'être aperçu le tout premier; mais de pareilles erreurs honorent les esprits assez chercheurs pour les oser.
 Les marines de Willy Finch dénotent un grand progrès. Quant à ses projets de décoration tirés des mythes, basés, comme le portrait de M. Fénéon, sur des théories peut-être trop rigides, si nous y découvrons un effort intellectuel, nous n'y voyons pas de résultat d'Art.
 Lucien Pissarro, outre deux peintures un peu indécises et insuffisamment personnelles, expose une série de gravures sur bois d'un très grand charme: des enfants dans toute la grâce de leurs allures et de leurs attitudes, parfois si adorablement gauches et comme malicieusement maladroites. De plus, en ces planches il semble y avoir des recherches techniques d'un procédé injustement négligé et qui mérite la rénovation que Lucien Pissarro tente avec quelques Anglais, ses compagnons de travail.
 L'envoi de Luce ne peut guère être considéré que comme une carte de visite.
 Ce groupe passé en revue, il ne reste plus grand chose à signaler. Mellery eût vraiment mieux fait de ne pas envoyer les toiles exposées cette fois. Meunier, un petit groupe en plâtre, l'Enfant prodigue, très empoignant.
 Séduisent par leur grâce et la fraîcheur de leur coloris les planches, pointe sèche et aquatinte de Mme Mary Cassatt. Cet Essai d'imitation de l'estampe japonaise charme par l'habileté qu'il dévoile et la joliesse d'aspect de ces japonaiseries si européennes.
 De Toulouse-Lautrec affectionne certains milieux qu'il reproduit d'un crayon impitoyable: une surprise cependant, une exquise petite tête de femme, malgré Dieu sait quel vice latent.
 Herbert Horne, peu de chose, pas très personnel peut-être, car cela rappelle les admirables livres français du XVIme siècle. Mais intéressante, cependant, cette rénovation de l'ornementation du livre, si oubliée à notre époque d'entreprises de librairie; de délicieux ornements, lettrines et culs-de-lampe, une planche gravée sur bois: Diane, d'une souveraine beauté de lignes et de tons.
 De Georges Minne, un dessin d'un empoignant et douloureux symbolisme et d'une incomparable simplicité: Un don de majorité. Le père et la mère, ah ces têtes navrées ! couchés côte à côte, regardent la voie de vie en laquelle va s'engager celui qui aujourd'hui les quitte; hélas, ce ne sont que ronces enchevêtrées, et jusqu'aux lointains les plus vagues, des ronces et des épines. A côté, une voie fallacieuse où brillent, ô les illusoires étoiles! le reflet si trompeur des étoiles, froids clous d'or d'un firmament inatteignable et indifférent.
 Toorop, qui nous semble l'un des mieux doués parmi la génération actuelle, a grand peine à conquérir toute sa personnalité. Il l'enlise toujours dans quelque souvenir d'art dont, grâce à sa vitalité-propre, elle parvient, mais incomplètement, a se dégager. L'an dernier, nous croyions la victoire complète. Toorop nous revient cette fois avec sept ou huit toiles dénotant au moins trois influences ou manières différentes transformées en passant par lui : Une génération nouvelle, tableau symboliste et trop littéraire, est encore une fois une bonne erreur que ne font pas complètement oublier des tons superbes. Sans atteindre au rébusisme prétentieux d'autres peintres, le sujet est d'une complication que rejette, nous semble-t-il, un sujet de peinture. Devant la vanité d'aussi sincères efforts, nous sommes tentés de dire comme M. Georges Lecomte: « Laissez-nous ces besognes, à nous littérateurs ». A côté : Une hétaïre, d'une compréhension infiniment plus claire,est une merveille de couleurs. Les Vieux songeurs crédulessont aussi concis et empoignants que des gothiques, et la Marée haute nous rappelle, mais avec moins de personnalité, les toiles de l'an dernier.
 Henry van de Velde, un projet de broderie d'une belle synthèse de lignes et de couleurs, et de bien attachantes études d'attitudes rustiques. De beaux grès flambés de M. Delaherche complètent par une note d'art industriel une exposition que des œuvres de premier ordre signalent, et déparée, en somme, par un nombre relativement minime de médiocrités dont nous n'avons pas à parler.

Pierre-M. Olin.



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