Les petites Bruyères

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Jules Renard, « Les petites Bruyères » , Mercure de France, t. I, n° 6, juin 1890, p. 208-210.


LES PETITES BRUYÈRES


 Si la femme aimée, ne lisant le journal qu'en « patrons découpés », est ignorante au point de ne connaître, en histoire, par exemple, que la mélancolique aventure du beau vase brisé à Soissons, c'est pour nous une grande, une ineffable joie. Mais cela devient une jouissance spasmodique quand elle le confond avec celui de Sully-Prudhomme.


 Ma bonne amie ne savait rien. Elle disait: un atmosphère, une éclair. C'était une fleur sauvage. Elle a voulu apprendre. Elle appelle une lettre une missive, le facteur notre courrier, une soupe un potage, les hommes des mortels, et la lune l'astre nocturne. Elle s'est cultivée : c'est un légume sec.


 Entre les lèvres d'une bouche, dont, par bonheur, la description n'est plus à faire, pour avoir été faite quelquefois ça et là, entre des dents blanches, non truffées, serrées étroitement et que n'écartent point ces espaces noirs, ces trous d'ombre qui rappellent vaguement des ouvertures de tunnel, la langue d'une jolie femme apparaît, lumineuse, humide, toute semblable à une tranche d'orange et sans doute légèrement acidulée. On en goûterait, car on ne voit d'abord en elle qu'un instrument de précision propre aux opérations mystérieuses et compliquées de l'amour. Soudain, effarement, recul de buste ! Voilà que d'une manière inopportune, bruyamment, interminablement, ça se met à retenir !



 Heureux celui dont la bonne amie possède une belle voix ! Il peut la faire chanter, et, avec d'adroits compliments, l'encourager, l'épuiser, et peu à peu lui fatiguer sa langue jusqu'à la mettre hors de service. C'est autant de gagné contre son bavardage.



 — O poétesse !
 — Mais je ne fais pas de vers !
 — En êtes-vous sûre ?
 — Non, là, bien sincèrement, je vous affirme que je n'en fais que de tout petits, sans prétention, pour les amis et quand je suis triste. C'est bien comme sentiment, voilà tout. Mais j'aime follement tous les vers, et quand j'en entends dire, je pousse en signe d'émotion, un petit sifflement prolongé, comme un serpent à sonnettes auquel on donnerait des coups de cravache ; et je sens alors, oh ! je sens très bien que, si j'avais travaillé, j'aurais pu faire une bonne actrice pour la tragédie sérieuse, avec des strophes dedans.



 Aujourd'hui si démodées, les banales plaisanteries contre la femme de lettres furent toujours d'imprudentes fautes de tactique. Bien au contraire, croissez et multipliez, chères sœurs : vous m'enlevez, à moi qui suis homme, la possibilité d'être le dernier en talent.
 On appelle femme supérieure une femme qui est toute surprise, quand elle se regarde dans une glace, de ne pas se voir au front une étoile en papier doré.



 Moi, donc, Monsieur, je suis la femme de votre rêve, car je n'ai pas d'esprit, et je nourris mon enfant toute seule. Oui, sans doute, mais encore faut-il reconnaître qu'au point de vue humain vous êtes vous-même au-dessous de mainte femelle : car, si l'on a vu des chèvres allaiter maternellement des bébés, on n'a jamais vu une femme donner le sein à un petit bouc.


Renard.

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