Les poètes romans

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Ernest Raynaud, « Les Poètes romans », Mercure de France, t. III, n° 21, septembre 1891, p. 163-167


LES POÈTES ROMANS

 Combien subsistent des poètes symbolistes de la première heure, de ceux dont les gazettes, voilà quelques années, nous ramenaient périodiquement les noms dans un ordre aussi rigoureusement immuable que celui des saisons ? M. Tailhade se récuse. M. Vignier se tait. M. Kahn a regagné la Belgique, et pour M. Charles Morice, surpris par l'effroyable éboulement de Chérubin, il est à craindre qu'il ne reste à jamais enseveli sous les décombres. M. Moréas, resté seul, a senti le besoin de réorganiser son école et d'en transformer la raison sociale. On ne doit plus dire symboliste, mais roman : et voici que les affaires se font aussi brillantes qu'autrefois. Sur les ruines des anciens poètes, de nouveaux se sont édifiés. Citerais-je M. Maurice du Plessys, l'enfant terrible de cette restauration, dont la Dédicace à Apollodore si merveilleusement insolite a stupéfié ceux quelle n'a pas fait écumer de rage impuissante ? Citerais-je Raymond de la Tailhède, unique de grâce et de magnificence, disait Jules Tellier, voilà déjà des ans ? d'autres encore moins hautement avoués pour n'avoir acquitté de quelque ode ou de quelque dédicace, « enflammée » leur droit de péage.
 Et les scoliastes ne manquent point à l'école. Le commentateur patenté fut jadis M. Paul Adam. Ce sem­blait alors une âme, généreuse travaillée d'un grand désir d'affranchissement, un révolutionnaire émancipateur. Le voici, après avoir chu dans le boulangisme, revenu au papisme ; et s'il continue a combattre, ce n'est plus qu'avec des armes dérobées à l'arsenal des plus étroits préjugés. M. Charles Maurras lui a succédé. C'est tout profit pour l'école romane.
 Pour si jeune qu'il soit, M. Charles Maurras n'est point un inconnu. Il chronique un peu dans tous les périodiques et plus particulièrement à l’Observateur Français, où, chargé de la bibliographie, il préfère tenir le public au courant d'un chef-d'œuvre ignoré que d'une ineptie de M. Albert Delpit, voire d'une indigeste denrée de M. Emile Zola.
 Vraiment il sied de le féliciter de maintenir haut l'honneur de son Art, dans un temps où la Critique n'est plus guère, entre les mains de gens pressés de parvenir, qu'un moyen de forcer la bourse et la table de leurs contemporains, qu'un instrument de corruption. Tout au moins celui-ci sait-il que son rôle est d'éclairer l'esprit public, non de l'égarer au profit de tel goujat millionnaire ou de tel imbécile influent, et, certes ! aucune mauvaise arrière-pensée, aucune basse jalousie, aucune idée honteuse de lucre et de profit n'a présidé à la rédaction de cet opuscule : « Jean Moréas », qu'il vient de publier à la librairie Plon, et dont il n'est que bruit partout, à cette heure, dans les sous-sols de brasseries et les antichambres de rédactions.
 Tout d'abord, dans cette opuscule, l'auteur constate que Moréas continue sa brillante ascension, « tel que le voici parvenu au glorieux zénith du Pèlerin Passionné ». Les livres ont leur destin. Le Pèlerin naquit sous une heureuse étoile. On aurait tort de croire, comme l'insinue un Maitre, indemne d'ailleurs de tout préjudice, en l'occurrence, que tout le bruit mené autour de cette œuvre soit le résultat d'une mystification un peu bien machinée. Un article de M. Anatole France, voire de M. Maurice Barrès — supérieur au premier de tout l'excédent de tirage du Figaro - ne suffirait pas à créer au-tour d'un homme une agitation si retentissante. La faveur influente de ces deux critiques est allée à d'autres contemporains qui n'en ont pas retiré de si appréciables bénéfices. La réclame d'un banquet même (MM. Zola et Alfred Bruneau en ont fait récemment l'expérience) est impuissante à nourrir une gloire. Pourquoi donc cette réclame, qui fut profitable à M. Moréas, fut-elle incapable de sortir de la nuit d'indifférence où ils gisent MM. Haraucourt et Rodenbach, par exemple ?
 C'est que le Pèlerin Passionné est une œuvre vivante qui accuse l'âme du moment et où la foule trouve un reflet de ses idées, le sentiment très vif de ses aspirations. Voici que l'enthousiasme de certains lui donne la portée d'un manifeste, lui attribue les glorieuses prérogatives d'un drapeau. A cause d'elle, les félibres s'agitent. Le midi bouge, comme crie Retté avec un rien d'apeurement, et Retté a raison de s'apeurer, car suffit de prêter l'oreille pour percevoir, sous le cliquetis des rythmes, tout le fracas d'une prise d'armes. Oui ! c'est derrière les strophes du Bocage et des Églogues l'explosion d'une âpre révolte, le brouhaha d'une armée en marche, d'une armée de Latins qui, à rangs serrés, s'avance, pour, une nouvelle fois, conquérir la Gaule !
 Cette réaction littéraire, dont je note surtout l'esprit païen, arrive à son heure, alors que nous sommes menacés d'un retour à l'esprit mystique au moment même où M. Maurice Barrès célèbre le los d'Ignace de Loyola, où M. Huysmans bat la grosse caisse à la porte du Satanisme, où M. Léon Bloy menace les Infidèles des hautes flambées de son style d'inquisition, quand, partout le long des Revues, au pied des Journaux, champignonnent les Mages, les Kabbalistes et les Prophètes. Certes, les gens sensés n'ont aucun doute sur l'avenir d'un pareil état d'esprit. Les ressources de l'hydrothérapie et la propagation du bromure en font prévoir la fatale issue. Toutefois, n'est-ce pas trop déjà que quelques esprits faibles puissent être séduits par le côté décor d'une semblable bondieuserie et que la révolution que nous souhaitons, c'est-à-dire l'affranchissement, pour les consciences, du joug chrétien, en puisse être retardé d'autant ? Or donc, puisque les excès appellent les excès, réédifions des vers à Jupiter en attendant de lui réédifier des Temples. Certes ! les gens pour qui les bancs d'école furent une stalle d'orchestre aux Bouffes et qui ne furent initiés aux beautés du polythéisme que par les calembredaines d’Orphée aux Enfers (œuvre où éclate une telle bassesse d'âme, un tel parti-pris de souillure que Zola lui-même s'en est indigné) ne vont pas manquer de sourire. Je m'adresse à ceux qui — de cette religion hellénique — ont su pénétrer les symboles et en ont compris la merveilleuse grandeur. Au moins cette religion avait-elle sur la nôtre l'avantage de donner satisfaction au double vœu de notre nature et de n'en avoir pas rompu équilibre, outre que le mépris de la chair qui fait le fonds du christianisme a détruit tout idéal plastique et obscurci dans nos âmes le sentiment de la beauté corporelle qui est l'échelle par où, comme l'entendait Platon, nous nous élevons jusqu'au concept de la beauté morale.
 Aussi bien, puisse cette vogue du Pèlerin Passionné ramener en France le goût des Poètes de l'antiquité, qui restent nos maîtres - notez-le —, qui forment 1a source la plus pure de notre littérature et où, aux heures de décadence et d'épuisement, il n'est pas mauvais que nous allions nous retremper. Il est de mode aujourd'hui de les dénigrer. Pour donner plus de temps à l'étude des langues dite vivantes, on rétrécit le cercle de l'enseignement classique, au sens exact du mot. Tant mieux ! Les esprits hauts, lorsqu'ils aborderont les poètes grecs et latins, y trouveront plus de fraicheur. On aura moins de prétexte à laisser moisir au fond des placards, sur les planches, tant de précieux matériaux indispensables à l'édification des œuvres nouvelles. Aucun souvenir dé­sagréable ne se mêlera, pour la troubler, à la pure joie qui déborde des vers de Lucrèce ou de Virgile, et sur leur gloire ne flottera plus l'ombre des pensums de jadis.
 M. Charles Maurras, né sur les bords de la Méditerranée, dont il dit qu'il n'est point de pensée ni de rêve qu'elle n'ait suscités, accueille ce livre avec une explosion de joie enthousiaste, et il voudrait à tous faire partager cette joie. Longuement, patiemment, il disposé ses arguments, désireux de hâter les compréhensions pa­resseuses, de dessiller les esprits prévenus.
 Une à une, il expose toutes les objections et les réfute. Que reprochez-vous à Moréas ? Son obscurité ? Elle n'est qu'apparente et faite seulement de votre ignorance. Mo­réas n'emploie que des vocables enregistrés dans les lexiques les plus usuels, et vraiment pouvez-vous bien lui reprocher d'employer des termes aussi vivants que : hiémal, lustral, macrobe, manuterge et simarre, par exemple !
 Est-ce parce que quelques-uns de ses rythmes sonnent faux à votre oreille ? mais cela provient de leur nouveauté. N'imitez pas nos grands-pères qui, façonnés à la fluide harmonie racinienne, se hâtaient de condamner, comme rudes et barbares, les rythmes de Victor Hugo. Avant de si délibérément juger, rappelez-vous que Mo­réas a fait, comme il dit, ses preuves dans la métrique réglementaire, et à tout le moins, s'il pêche, avouez que ce n'est pas faute de savoir.
 Est-ce parce qu'il n'a point d'idées ? mais les idées ne sont point si nécessaires au Poète, qui vit surtout de sensations, et dont tout l'art consiste dans la notation exacte, dans le rendu précis de ces sensations.
 Est-ce parce qu'il ne tient aucun compte de la chronologie ? Mais c'est encore une chose fort défendable, et M. Maurice du Plessys, de qui l'humeur pindarique am­poule le discours, a raison quand il s'écrie :
 « C'est tellement qu'investi du ministère symbolique le Poète délie du temps et de l'espace, les formules sans les représenter. Riche du savoir qu'il tient de la Révé­lation sans réserve, l'Univers est sa panoplie. Voyez de quelle main souveraine il taille dans les temps ; de quels flambeaux saufs de nuit il irradie sa prêtrise ! et reconnaissez, fronts obscurs! combien il serait sacrilège à son rite, combien il serait attentatoire à sa fonction qu'il pliât à de sordides liens un sacerdoce qui n'a sa légitimité que dans sa suprématie ! Ne vous étonnez donc plus qu'il constitue ses poèmes de tout l’Élément incessant ; qu'il leur donne au mépris ou plutôt en dehors de toute convention empirique l'architecture nécessaire ; qu'il assigne à son ouvrage les conditions extérieures harmoniques à son essence et à son objet. Oui, c'est à ces causes et à ces fins souveraines que le poète installera sa vision dans le décor afférent, dédaigneux de tout historicisme intrus; qu'il affranchira sa parole des lisières de l'immédiat, et qu'ouvrier de l'or, il ne consentira à laborer que dans un verbe ramené à la noblesse de sen origine, épuré des sceaux de la mésalliance et de la sénilité. Et ce n'est voire qu'à ce prix qu'il pourra édifier une œuvre durable et véridique; parce quelle aura été, pour parler comme Spinosa, émise sous son angle d’Éternité. »
 Donc solvuntur objecta, comme s'écrie avec une belle assurance, de l'impertinence presque, M. Charles Maurras. Nous serions bien sots d'aller lui chercher noise là-dessus. Pouvons-nous refuser quelques grammes d'enthousiasme à un Poète qui nous « rapatrie par les sillages de Ronsard aux bords de la pure Odyssée »? Qu'il nous suffise, pour être justes, de ne pas oublier qu'à côté des effusifs impersonnels, qu'à côté des traditionnistes où se range Moréas, il y a des différents, des réfractaires point du tout méprisables.

Ernest Raynaud.

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