Litanies de la solitude

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Louis Denise, « Les litanies de la solitude », Mercure de France, t. III, n° 20, août 1891, p. 71-72.


LITANIES DE LA SOLITUDE




Dans le calme des soirs, par l'orgueil caressée,
Impératrice et reine, a fleuri ma Pensée.
Sous le rêve hautain, l'objection se meurt.
Et l'obstacle impuissant incline à mon humeur
Son dos d'esclave fait au sifflet des cravaches.

Sous ton mépris divin, tranquille, tu le haches,
O solitude ! Et mon désir robuste et gai
Chante sa liberté conquise enfin, ô gué !

Parfois pourtant ta grâce à des aspects funèbres.
La peur y germe ainsi qu'au plus noir des ténèbres,
Et les esprits du mal qui flottent par les airs
Sèment leurs champignons impurs dans tes déserts.

Mère de l'Insomnie et de l'Inquiétude,
Je te salue et je t'invoque, ô Solitude !


Solitude! Regard de Dieu, sévère et doux.
Bois sombre où l'Ennemi tend ses pièges à loups.

Majesté du lion et de l'anachorète.
Solitude ! Taverne où le crime s'apprête.

Prison de l'utopiste et corde de Judas.
Imagination de ceux qui n'en ont pas.

Aigreur du libertin et de la pécheresse.
Infâme obsession de la vierge en détresse.

Solitude ! Examen de conscience, égout
Où l'odeur du péché fait mourir de dégoût.

Lascive nudité des succubes glacées.
Solitude ! Moisson de mauvaises pensées.

Solitude ! Clameur des abîmes du cœur.
Oasis où le temps maraude avec langueur.

Infirmité des forts vaincus. Baiser qui chante
Au front de ceux qu'habite une obscure épouvante.

Solitude ! Poire d'angoisse et d'abandon.
Confesseur indulgent toujours prêt au pardon.


Solitude ! Cythère adorable où l'Aimée
Offre enfin à l'amour son profil de camée.

Assez longtemps, hélas!
Hercule humble et touchant
A tourné le rouet d'Omphale en pleurnichant,

O Solitude ! et ta chimère triomphale
Fait sourire Ophélie où se cabrait Omphale.


Solitude! Tremplin de ceux qui sont trop lourds,
Et conversation des muets et des sourds.

Timidité des Don Juan. Lampe magique,
Où la comparaison, mortelle au faible, abdique.

Petit côté de la lorgnette du hâbleur.
Grandeur du misérable et du souffre-douleur.

Héroïsme du lâche.
Essor du cul-de-jatte.
Cercle officiel où l'esprit des sots éclate.

Raison des fous. Exploits des manchots belliqueux.
Coffre-fort plein de millions pour tous les gueux.

Théâtre où chacun est le ténor de la Vie.
Solitude ! Autel d'or où JE se déifie.

Miroir pour les hideux qui s'y retrouvent beaux.
Jardin des souvenirs. Futur plein de tombeaux.

Blanche épouse du silence. Bon cimetière
Dont chaque défunt peut toujours lever sa pierre.

Muscles du rachitique. Excès des gens moraux.
Solitude ! Chenille aux lauriers des héros.

Nid soyeux d'où les Espoirs s'envolent, colombes,
Pour revenir bientôt, Remords, dans tes décombres.


Solitude ! Ouvre-moi les bleus lointains où dort
La terre neuve à qui manque un conquistador.

Solitude ! Océan où mon esprit navigue
Parmi les îlots noirs et roses, sans fatigue,
Comme un grand albatros qu'amuse l'ouragan,
Avec douceur balance mon yacht élégant.


Louis Denise.


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