The Sunlight lay across my bed, par Olive Schreiner (New Review, avril et mai 1890).
C'est, en prose, un admirable poème symbolique. Première partie : L'Enfer. Deuxième partie : Le Ciel. En voici le résumé :
Je rêvai que Dieu transférait mon âme en Enfer.
L'Enfer était un pays charmant ; le lac avait des eaux bleues.
Je dis à Dieu : j'aime ce pays.
Dieu dit : Ah ! tu l'aimes ?
Et voilà que sous les arbres et sous les oiseaux chantants, de belles et blondes femmes s'en allaient, vêtues de
magnifiques robes : des fruits pareils à des bulles d'or pendaient aux branches. L'une de ces femmes abaissa une de ces branches et il sembla qu'elle baisait amoureusement le beau fruit d'or ; puis, elle lâcha la branche et s'éloigna : la traîne de sa robe ne faisait aucun frou-frou sur le gazon.
D'autres et d'autres passèrent, et posèrent leurs lèvres sur les beaux fruits d'or.
Je dis à Dieu : Que font-elles ?
Dieu dit : Elles empoisonnent les fruits.
Je dis à Dieu : Comment ?
Dieu dit : Elles le mordent, et, après y avoir inséré du venin, adroitement referment la blessure.
Je demandai à Dieu : Pourquoi ?
Dieu dit : Pour que personne n'en puisse manger.
Je dis à Dieu : Mais à quoi cela leur sert-il ?
Dieu dit : À rien.
Je demandai à Dieu : N'ont-elles pas peur de mordre elles-mêmes un fruit déjà mordu ?
Dieu dit : Oui, elles ont peur. En Enfer, tout le monde a peur.
...Des hommes creusaient des fosses, les dissimulaient sous des branchages.
Je demandai à Dieu : Que font-ils ?
Dieu dit : Ils creusent des fosses pour faire tomber leurs frères.
Je demandai à Dieu : Pourquoi? .
Dieu dit : Chacun pense que si son frère tombe il montera lui-même par cette chute.
Je dis à Dieu : Ils sont fous ?
Dieu dit : Ils le sont. En Enfer, tout le monde est fou.
... Des hommes et des femmes festoient et boivent du vin : et pour atteindre la salle de fête il faut franchir le pressoir, et ceux qui tombent sous la meule, c'est avec leur corps broyé qu'est fait le vin de ceux qui festoient.
Les mères font boire leurs enfants : Bois, bois, chéri !
On voit tomber une main blanche.
Je dis à Dieu : Pourquoi est-elle si blanche ?
Dieu dit : C'est une main qui a sauté du pressoir.
Les buveurs regardent et ils tremblent.
Je dis à Dieu : Pourquoi tremblent-ils de cette main ?
Dieu dit : Elle est si blanche !
Le Ciel.
... Il y a plus d'une porte pour entrer au Ciel.
Le Ciel, c'est un large pays montagneux, bleu et calme : tout est radiant et du corps des élus des féeries de lumière s'exhalent.
Là, c'est le plaisir de faire du plaisir,— comme en Enfer, c'est la peine de faire de la peine. Qu'un ciel est donc difficile à symboliser ! L'auteur y a mis beaucoup de subtile délicatesse, — hélas ! sans nous faire bien ardemment souhaiter des joies charmantes, mais si en dehors de notre perversité naturelle ! Comme nous nous retrouvons, au contraire,
en ces femmes qui empoisonnent les fruits avec l'horreur de peut-être s'empoisonner elles-mêmes en empoisonnant leurs sœurs !
Voilà le triste massacre de vingt pages d'une très noble amertume, d'une très féminine tendresse. Miss Olive Schreiner, de là-bas, me le pardonnera, — de là-bas, du fond de sa maison de rêve, dans sa « ferme africaine ».
Ah ! le réveil : « ... Sur la morne courtepointe, une longue jaune rayure du pâle soleil de Londres gisait... »
Remy de Gourmont