Littérature anglaise

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Remy de Gourmont, « Littérature anglaise », Mercure de France, t. I, n° 6, juin 1890, p. 219-221.



LITTÉRATURE ANGLAISE


1. Days and Nights, par Arthur Symons (Londres, Macmillan), — 2. The new Spirit, par Havelock Ellis (Londres, Georges Bell and sons).
 I. — Les Jours et les Nuits, vers, où la multiforme vie moderne se note en syllabes d'une exquise harmonie&nbsp: tableaux psychologiques, figurines pittoresques, impressions de lecture, amours. Très personnelle en telle et telle pages, l'inspiration, çà et là, puise chez nos poètes des thèmes (chez Th. Gautier, Heine, Villiers de l'Isle-Adam, Leconte de Lisle), des motifs (chez Goethe, Baudelaire, Mallarmé). Le Prologue dit : « l' Art vit de la vie, du vrai sang de vie de l'humanité », — condamnation de la poésie impersonnelle, s'il y en avait une. Je traduis les désespérantes Litanies du Léthé :
  O Léthé, fleuve occulte, ô fleuve intarissable, — Nous venons, nous si las de nos fardeaux, crier : — O Léthé, te trouver, toi, et en toi, l'oubli !
 Car, nous avons péché, nous en avons les cicatrices, — Et nous en eûmes les chagrins et nous en eûmes les misères : — O Léthé, te trouver toi, et en toi, l'oubli !
 Toi qui flues de la Mort à la Mort à travers le Sommeil, — Toi dont les eaux sont les larmes de ceux qui pleurent, — O Léthé, te trouver, toi, et en toi, l'oubli !
 Toi qui aux hôpitaux portes la blanche paix, — Et qui aux prisonniers portes la clef des prisons, — O Léthé, te trouver, toi, et en toi, l'oubli !
 Toi qui du remords libères les assassins de la Vérité, — Et qui libères l'adolescent de son enfance et le vieillard de sa jeunesse,— O Léthé, te trouver, toi, et en toi, l'oubli!
 Toi qui des souvenirs d'amour, seul, nous donnes quittance, — quittance des amours sans espoirs, éternité manquée ! — O Léthé, te trouver, toi, et en toi, l'oubli !
 Toi qui sais arracher au regret son épine, au vice — Sa ressouvenance d'un Paradis perdu ! — O Léthé, te trouver, toi, et en toi, l'oubli !
 Toi qui sais nous cacher, si bien, en tous nos deuils, — L'angoisse des joies remémorées, — O Léthé, te trouver, toi, et en toi l'oubli !
 Toi dont le verbe n'a qu'un sens toujours le même, — Toi qui épargnes au saint le ciel, et l'enfer aux damnés, — O Léthé, te trouver, toi, et en toi, l'oubli !
 Le Sommeil, le Sommeil, que tous les yeux soient clos — Par le doux sommeil, par le sommeil sans rêves de ceux qui ne savent plus ! — O Lethé, te trouver, toi, et en toi, l'oubli !
 Nous venons, nous, si las de nos fardeaux, crier, — Nous si las, trop las pour vivre, trop lâches pour mourir : — O Léthé, te trouver, toi, et en toi, l'oubli !

 II. — Un volume de haute critique littéraire, qui rappelle le style fort et la méthode stricte de Hennequin. L'introduction explique le titre. Depuis le christianisme, la première et la plus radicale des renaissances, plusieurs fois l'Esprit « renouvela la face de la Terre » : il y eut les temps d'Abélard, les temps de saint François d'Assise, les temps de Luther, les temps de la Révolution française. C'est cette lumière vive, toujours évoluante, que M. Ellis étudie en quelques-uns de ses représentants, pris à diverses périodes de ce formidable accès de fièvre : Diderot, ce serait l'esprit scientifique dans ses premières volitions un peu claires ; Heine, la personnification de tout l'assortiment des discordances modernes ; en Whitman, le grand poète américain, se régénère l'esprit ancien de simplicité, l'esprit biblique (Gœthe incarna une semblable rénovation de l'esprit grec) ; Ibsen, Dante nouveau, révèle les tendances aristocrates les plus élevées, les plus méprisantes de tout mensonge, avec un recours, comme dans la Trilogie, au ciel ; Tolstoï, sans clarté, évoque, mieux que nul autre, la vie, roule, un peu en aveugle, la force élémentaire, encore immensurable, d'un peuple neuf.
 Suivent les cinq études, nettement délinées, avec la constante recherche des origines intellectuelles, l'analyse très largement développée des caractères et des œuvres.
 La conclusion note : en Diderot, l'enthousiasme ; en Heine, la passion ; en Ibsen, la foi dans l'avenir ; en Whitman, la foi dans le présent ; en Tolstoï, la religion. En Tolstoï et en tous : « C'est, dit l'auteur, étrange ; les hommes veulent être athées, agnoscistes, cyniques, pessimistes, et derrière tous les masques, la religion guette les âmes » Dans la manœuvre physiologique des émotions, tout est contraction ou dilatation : des figures schématisent cela pour l'œil. Les mouvements de l'âme peuvent s'écrire avec de semblables diagrammes : les plus grandes oscillations, les plus larges respirations, les plus énergiques pulsations seront données, non par l'amour, non par la haine, non par l'ambition, mais par la Religion, — supérieure fusion dé tous les sentiments, totalisation de la vie, transcendance émotive. C'est, autrement, le vieil Idéal, celui qui de lune en lune découche : on le croit évanoui avec l'astre mort, et à la nouvelle réintégration il a refait son lit dans le croissant pur. Toujours pimpant, il surgit parmi les défuntes Années qui se penchent
  Sur les balcons du Ciel en robes surannées.
 La Science nouvelle, de même que les vieilles chimères, aboutit à des métaphores, et c'est vers la plus vieille et la plus jeune, vers l'éternelle, que nous tendons, aujourd'hui comme jadis, nos mains et nos interrogations, debout sur le seuil de l'Auberge élevée, à mi-chemin, par le Rêve.

Remy de Gourmont



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