Marche Funèbre

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Jean Court, « Marche Funèbre », Mercure de France, t. I, n° 10, octobre 1890, p. 350-351.


MARCHE FUNÈBRE

Dies iræ, dies illa...


Laisse pleurer ton Âme et vêts ton Cœur de deuil
Pour célébrer la mort de toute joie future :
On a cloué ce soir l'Espoir dans son cercueil.

En vain tu tenterais, ô triste créature,
D'essayer un essor vers les ciels d'autrefois :
L'effort avorterait, car tout n'est qu'imposture

Pour les désespérés qui n'ont plus de pavois.
Ton orgueil a sombré, dans la suprême lutte,
Et ce géant d'hier rampe aujourd'hui sans voix.

Or, mortelle est la plaie car lourde fut la chute.
Dans son sang s'est noyé l'Épervier du blason,
Et le Palais détruit n'est plus qu'une cahute

Où pour l'éternité pourrira ta raison.
Puisque sur le pinacle du Temple de gloire
L'étendard vert ne flotte plus à l'horizon,

Ton Vœu ne te sera qu'un jouet illusoire,
Et tu l'immoleras, victimaire hébété,
À ta douleur, ainsi qu'un bouc expiatoire.

Si pour calmer la soif de ton cœur irrité
Tu voulais vendanger parmi la Vigne Sainte,
Les meilleurs fruits perdraient toute sapidité.

Ne compte point non plus retrouver dans l'enceinte
De tes jours révolus une rédemption,
Car ton passé fané qui s'endort hors d'atteinte

Ne saurait obéir à l'évocation,
Et les bons souvenirs comme un peu de fumée
S'envoleraient narguant toute imprécation.

Par la nuit violette et d'étoiles lamée,
Vers le Sphinx éternel tu lèveras les bras.
Implorant le secret de sa bouche fermée.

L'impitoyable Sphinx ne te répondra pas,
Et tu continueras ta course aventureuse
Sans retrouver jamais le chemin de Damas.

Par les noirs carrefours, ta chimère boiteuse
Ainsi qu'un chien lépreux ira clopin-clopant,
Mordue à chaque pas par la raison railleuse.

Tu la suivras de loin, au ras des murs rampant.
Et quand tu l'auras vue en un ruisseau de fange
Se tordre dans les plis du ténébreux serpent,

Tu t'en retourneras, dans l'hébétude étrange
De te trouver pareil au puéril pantin
Qui n'a cure de rien pourvu qu'il boive et mange.

Pour accomplir jusques au bout ton dur destin,
Tu t'assiéras alors sous le porche du Temple
Où viennent les élus prier chaque matin.

Mais nulle voix d'en haut n'ordonnera : Contemple !
Car tu ne saurais plus, ployant les deux genoux,
Des fidèles courbés suivre le bon exemple.

Au fond de l'abside où l'ombre creuse des trous,
À travers un éclat fabuleux de miracle,
Fulgureront pourtant, dans un courroux d'ors roux,

Les portes saintes du céleste Tabernacle.
Mais leurs rayons sacrés te convieront en vain
À te soumettre aux lois que prescrit le Pentacle.

Et tandis que les Bons s'abreuveront du vin,
Du vin doux et fameux de l'unique Calice ;
Pour s'éjouir dans les splendeurs de l'Art divin,

Tu mourras lentement et d'un très long supplice
Dans le regret de n'avoir pu franchir le seuil,
Pour t'être libéré trop tôt du dur cilice.
Laisse pleurer ton Âme et vêts ton cœur de deuil.

Jean Court.

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