Maurice Maeterlinck et Charles Van Lerberghe

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Alfred Vallette, « Maurice Maeterlinck et Charles Van Lerberghe », Mercure de France, t. I, n° 9, septembre 1890, p. 377-379.


MAURICE MAETERLINCK
Et CHARLES Van LERBERGHE


 Prétendre que la presse répugne à protéger les inconnus, ce serait assurément médire d'elle. Volontiers elle en choisit un bien sage, d'une orthodoxie indéfectible, poncif à souhait, de médiocrité foncière, et en moins d'une semaine elle en fabrique un « jeune maitre » très couru du public — qui n'y voit goutte. Mais que spontanément elle se soucie d'un qui s'écarte du chemin battu, choque les sacro-saintes idées admises, innove quoi que ce soit, s'annonce, en un mot, avec la seule chose qui vaille : une personnalité, voilà qui est rarissime. Cela s'est produit cependant le mois dernier.
 Aussi bien, cette fois,, l'« inconnu ne l'est point tant qu'on l'a dit. Telle partie du public — infime, certes — est assez renseignée sur les diverses orientations d'esprit des hommes nouveaux, et parmi ces amateurs, comme chez les écrivains dé Belgique et de France un peu curieux de la littérature de demain, les Serres chaudes avaient' depuis longtemps acquis la notoriété à M. Maurice Maeterlinck quand il publia cette Princesse Maleine (1) qu'exalte le Figaro du 24 août. De l'artiste passionné qu'est M. Octave Mirbeau, tant d'enthousiasme n'a point lieu de surprendre. Mais il semble qu'en cette heure de platitude et de si dense sottise, alors que la critique (?) s'évertue infatigablement à prôner les inepties de X ou de Z, escamotant sans vergogne la demi-douzaine de talents qui sont l'honneur de l'art ; à notre époque d'indifférence, de puffisme, de réclame vénale, de délayage des prières d'insérer en sirupeux articles, de silence sur toute œuvre de valeur (silence encore moins méchant, je crois, que nigaud, toute œuvre de valeur exigeant un effort de compréhension) ; il semble, dis-je, qu'on doive de la gratitude à qui s'avisa de crier si haut son admiration pour un écrivain peu notoire. Cet acte de justice me paraît si extraordinaire que j'ai tenu, en rappelant les Serres chaudes et la 'Princesse Maleine, à y insister avant de parler d'un nouveau livre de M. Maeterlinck : Les Aveugles (2), que je reçois de Bruxelles avec Les Flaireurs (3),. de M. Charles Van Lerberghe.
 Ce n'est pas sans raison que je réunis ces deux ouvrages dans le même compte-rendu : quoique l'un soit incomparablement plus que l'autre de l'art, ils ont un air de famille, sont cousins germains sinon frères. Tous deux recèlent un « frisson nouveau », le même, plus intense chez M. Maeterlinck — qui, cependant, n'en serait point l'inventeur : « Après Charles Van Lerberghe — dit dans la Wallonie M. Albert Mockel — il a instauré au théâtre un art inconnu...  » M. Maeterlinck aurait donc parfait (dans l’Intruse surtout) l'art dont M. Van Lerberghe fut le Christophe Colomb, qu'il indiqua tout au moins. Mais ils sont l'un à l'autre comme une lueur est à la lumière.
 Cet art, tout de suggestion, emporte l'esprit en des au-delà sombres ou l'air manque, par les contrées mystérieuses et de silence où s'élaborent les destins, en des immensités comme paludéennes, où, sous le ciel éternellement bas, opaque, boueux, dans une atmosphère fétide et qui oppresse la Fatalité ordonne aux Maux et à la Mort. Cela n'est point triste, mais grave ; cela n'affole point, cela angoisse. Et de ce voyage jusqu'au seuil de l'Impénétrable, l'esprit revient frappé, apeuré de vagues choses, garde longtemps l'inquiétude d’il ne sait quoi.
 Surprenante, d'ailleurs, par rapport à l'effet obtenu, est la simplicité des moyens. Les personnages n'agissent pas, n'ont point à se déterminer : ils subissent l'Inexorable. Ils sont même anonymes. Dans l’Intruse, il y a l'Aïeul (aveugle), le Père, l'Oncle, les trois Filles, une Sœur de charité, une Servante ; et c'est une personne invisible, la Mère, malade ,couchée dans une chambre contiguë, qui est l'objet du drame. Malgré les assurances du médecin, l'Aïeul appréhende un malheur. Les autres sont précisément moins inquiets ce soir, mais l'aveugle pressent un malheur ; et tous ils attendent la réalisation d'un fait matériel, la visite annoncée d'une sœur de l'Oncle. Ils attendent, et la Sœur n'arrive pas. Le spectateur a la sensation d'un silence infini, bien que les personnages parlent, que même ils causent : c'est la causerie aux écoute de l'attente, la causerie banale des préoccupations sourdes et tenaces. La sœur n'arrive pas ; la causerie est féconde en phrases émanées du pressentiment obsesseur de l'Aïeul. Et toujours le silence, le silence mat où les mots ne résonnent point, le silence sans fond pour l'ouïe aux aguets. La Sœur n'arrive pas, et, à mesure que le temps coule, il semble qu'au lieu de la présence matérielle espérée ce soit autre chose qui approche, quelque chose qui effraie, qui glace, parti des confins de l'Ignoré. La causerie va, banale, hachée, insonore, saturée du pressentiment obsesseur, et la Sœur n'arrive pas. Mais l'oreille hyperesthésiée à force d'attention perçoit les vibrations du silence : sûrement quelqu'un approche, n'est pas loin ; est-ce la Sœur ? Et la causerie va, de plus en plus obsédée du pressentiment. Voit-on s'avancer la Sœur ? Qui est entré ? Qui est là ? Personne. Pourtant une présence se manifeste à l'aveugle, une présence immatérielle, inexplicable, certaine toutefois : quelqu'un est là qu'il sent parmi eux, dans l'invisible ambiant, quelqu'un qui rôde ou s'immobilise, qui s'asseoit à leur table et à l'air d'attendre aussi : quoi ?... La sœur n'arrive pas, n'arrivera pas, et à sa place est arrivée celle qu'on n'attendait pas :: la malade vient de mourir.
 Dans Les Aveugles, douze aveugles, hommes et femmes, attendant sous les arbres d'une forêt le retour de vieux prêtre qui les a conduits à la promenade : il les a, pensent-ils, quittés pour un moment. Longtemps ils attendent, ignorant où ils sont, s'il fait jour ou s'il fait nuit, appréhendant, pressentant un malheur — comme l'Aïeul de l’Intruse. Comme là encore, ils attendent la réalisation d'un fait matériel : le retour de leur guide. Or, le prêtre ne reviendra pas, n'a pas à revenir : il est là, assis non loin d'eux, mort.
 Ces deux drames, on le voit, partent de l’appréhension , s'arrêtent au pressentiment, qui est leur axe ; et l’attente, le silence, l'obsession constituent tout le procédé. C'est avec d'aussi simples moyens que M. Maeterlinck fige d'effroi le spectateur — effroi qui n'est celui de Poë, ni celui de Shakespeare, ni celui des romantiques, ni celui qu'on trouve deux ou trois fois chez M. Guy de Maupassant ; et bien puéril en l'occurrence serait de citer Hoffmann. M. Maeterlinck ne s'aide, ici du moins, pas plus du merveilleux que de la superstition, et, pour ma part, je ne sais personne, dans aucune littérature qui donne ce frisson-là.
 C'est aussi l'imminence d'un évènement tragique que cherche à suggérer M. Charles Van Lerberghe. Mais, alors que M. Maeterlinck tire tout de ses seuls personnages, lesquels se comportent naturellement, et sans que le décor lui servent de rien, M. Van Lerberghe recourt à dix moyens en dehors — dont quelques-uns très vieux, d'autres d'une grossièreté incompatible avec la conception raffinée de son art, auquel ils nuisent indubitablement. Pourquoi ces « deux cierges » allumés auprès d'une femme qui n'est point morte ? Pourquoi, au lit, ces rideaux de serge « noire » ? Et tous ces bruits (autour d'un être qui se meurt dans une chaumière très pauvre) d'orage, de pluie qui fouette, de vent qui souffle, de chien qui aboie, ne sont bons qu'à impressionner un spectateur vulgaire — d'ailleurs incapable de saisir le sens de la pièce. Quant aux spectateurs aptes à comprendre, ceux pour qui l'œuvre est écrite, ils n'ont nul besoin d’entraînement, et l'orchestre (Marche funèbre. Roulement de tambours voilés. Sonnerie de cor dans le lointain. Court motif de psalmodie pour orgues), leur est déjà superflus : à plus forte raison les autres bruits, tapage nombreux, agaçant, qui disperse l'attention quand il faudrait la concentrer — là ou M. Maeterlinck la concentre dans le silence propice, l'immense, l'insondable, le fécond silence. Quelque suggestif qu'il soit, un son a une cause définie, c'est un fait qui s'analyse et s'explique : le silence est la grande inconnue, l'X éternel, et il ne s'explique pas plus que la Mort — deux abstractions égales. Enfin M. Van Lerberghe n'est point vraisemblable, ce que serait, en vérité, son moindre défaut, s'il n'était manifeste que l'invraisemblance ainsi traitée va, elle aussi, contre le but de l'auteur.
 Il y aurait encore beaucoup à dire sur cet art neuf, notamment sur sa portée symbolique, mais je suis obligé de m'en tenir là aujourd'hui.
  Septembre 1890.


Alfred Vallette.


1. Sur cette œuvre, lire : L'Art Moderne, La Wallonie, La Jeune Belgique, La Pléiade (belge), Art et Critique.
2. Chez P. Lacomblez, 33, rue des Paroissiens, Bruxelles (prix : 3 fr.).
3. Ibid. (prix : 1 fr.)


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