N° 18. - JUIN 1891

De MercureWiki.
 
Mercure de France, t. II, n° 18, juin 1891, p. 321-378.


NOTES SUR HUYSMANS
« LA-BAS » ET AILLEURS


 « Le Romanée et le Chambertin, le Clos-Vougeot et le Corton faisaient défiler devant lui des pompes abbatiales, des fêles princières, des opulences de vêtements brochés d'or, embrasés de lumière! Le Clos-Vougeot surtout l'éblouissait. Ce vin lui semblait être le sirop des grands dignitaires. L'étiquette brillait devant ses yeux, comme ces gloires munies de rayons, placées dans les églises, derrière l'occiput des Vierges.» 
 L'écrivain qui, en 1881, au milieu du marécage naturaliste, avait, devant un nom lu sur une carte des vins, une telle vision de splendeurs évoquées, devait déjà inquiéter ses amis, leur faire soupçonner une défection prochaine. A quelques années de là, en effet, surgissait l'inattendu A Rebours, qui fut, non le point de départ, mais la consécration d'une littérature neuve. Il ne s'agissait plus tant de faire entrer dans l'Art, par la représentation, l'extériorité brute, que de tirer de cette extériorité même des motifs de rêve et de surélévation intérieure. En Rade développa encore ce système dont la fécondité est illimitée — tandis que la méthode naturaliste s'est montrée plus stérile encore que ses ennemis n'auraient osé l'espérer — système de la plus stricte logique et d'une si merveilleuse souplesse qu'il permet, sans forfaire à la vraisemblance, d'intercaler, en des scènes exactes de vie campagnarde, des pages comme « Esther », comme le « Voyage sélénien ». 
 L'architecture de Là-Bas est érigée sur un plan analogue, mais la liberté s'y trouve,non sans profit, restreinte par l'unité du sujet, qui est absolue sous ses faces multiples : ni le Christ de Grunewald, en son extrême violence mystique, son atterrante et consolante hideur, n'est une fugue hors des lignes, ni la démoniaque Forêt de Tiffauges, ni la cruelle Messe noire, ni aucun des « morceaux » ne sont déplacés ou inharmoniques; pourtant, avant la liberté du roman on les eût critiqués, pas en eux-mêmes, mais tels que non rigoureusement nécessaires à la marche du livre. Par bonheur, le roman est enfin libre, et pour dire plus, le roman, ainsi que le conçoivent encore M. Zola ou M. Bourget, nous apparaît d'une conception aussi surannée que le poème épique ou la tragédie. Seul, l'ancien cadre peut encore servir; il est quelquefois nécessaire, pour amorcer le public à des sujets très ardus, de simuler de vagues intrigues romanesques, que l'on dénoue selon son propre gré, quand on a dit tout ce que l'on voulait dire. Mais l'essentiel de jadis est devenu l'accessoire, et un accessoire de plus en plus méprisé : très rares sont à l'heure actuelle les écrivains assez ingénieux ou assez forts pour se soutenir en un genre aussi démoli, pour éperonner encore avec assez d'autorité la cavalerie fatiguée des sentimentalités et des adultères.
 D'autre part, l'esthétique tend à se spécialiser en autant de formes qu'il y a de talents; parmi beaucoup de vanités, il y a d'admissibles orgueils auxquels on ne peut refuser le droit de se créer ses normes personnelles. Huysmans est de ceux-là : il ne fait plus de romans, il fait des livres, et il les conçoit selon un agencement original; je crois que c'est une des causes pour quoi quelques-uns contestent encore sa littérature et la trouvent immorale. Ce dernier point est facile à expliquer d'un seul mot : pour le non-artiste, l'art est toujours immoral. Dès que l'on veut, par exemple, traduire en une langue nouvelle les relations des sexes, on est immoral parce que, fatalement, l'on fait voir des actes, qui, traités par les ordinaires procédés, demeureraient inaperçus, perdus dans le brouillard des lieux communs. C'est ainsi qu'un écrivain nullement érotique peut être, par des sots ou par des malveillants, accusé devant le public de stupides attentats. Il ne semble pas, cependant, que les faits d'amour simple ou d'aberration génésique rapportés dans Là-Bas soient bien alléchants pour la simplicité des ignorances virginales. Ce livre donne plutôt le dégoût ou l'horreur de la sensualité qu'il n'invite à des expériences folles ou même à des jonctions permises. L'immoralité, si l'on se place à un point de vue particulier et spécialement religieux, ne serait-ce pas au contraire insister sur les exquisités de l'amour charnel et de vanter les délices de la copulation légitime? L'immoralité absolue, c'est la joie de vivre.
 Le moyen-âge ne connut pas nos hypocrisies. Il n'ignora rien des éternelles turpitudes, mais, dit Ozanam, il sut les haïr. Il n'usa ni de nos ménagements, ni de nos délicatesses; il publia les vices, il les sculpta sur les porches de ses cathédrales et dans les strophes de ses poètes; il eut moins souci de ne pas effaroucher les timoraisons des âmes pharisaïques que de fendre les robes et montrer à l'homme, pour lui faire honte, toutes les laideurs de sa basse animalité. Mais il ne roule pas la brute dans son vice; il l'agenouille et lui fait relever la tête. Huysmans a compris tout cela, et c'était difficile à conquérir. Après les horreurs de la débauche satanique, avant la punition terrestre, il a, comme le noble peuple en larmes qu'il évoque, pardonné même au plus effrayant des massacreurs d'enfants, au sadique le plus turpide, à l'orgueilleux le plus monstrueusement fou qui fut jamais : l'âme du moyen-âge est en ce livre.
 Quant au satanisme, il est bien évident que l'auteur en a horreur. Quel insensé voudrait mettre à son compte les invocations à Satan du chanoine Docre? Nul, je pense, ne l'a fait : il faudrait une incompréhension qui dépasse les bornes allouées aux plus obtus. Néanmoins, ces éjaculations d'un prêtre infâme en délire d'impiété obscène ont ça et là scandalisé quelques médiocres farceurs qui ne croient pas en Dieu, ou d'autres qui de leur croyance se font des revenus. On n'est pas habitué à tant de haine envers le Christ : Voltaire pissait contre la Croix: Renan y épandit goutte à goutte un ample flacon d'urine parfumée : ce sont les seuls blasphèmes tolérés par une société qui veut bien rire un peu du Crucifié, mais qui ne veut pas avoir peur. Elle conçoit un clergé jovial ou mondain : c'est matière à épigrammes; elle l'admet coureur et débaucheur : c'est de la copie pour l'anti-cléricalisme; mais satanisant, c'est-à-dire logique jusque dans le crime, elle ne comprend plus. Les catholiques eux-mêmes, oubliant leur catéchisme, ont été effarés : il a fallu qu'un très intelligent journaliste, des leurs, leur rappelât que l'existence de Satan, avec toutes ses conséquences, est un des fondements de la religion.
 Je ferais cependant volontiers (pour clore ces notes, où j'ai cru inutile d'analyser directement un livre que tout le monde a lu, à cette heure) deux reproches à Huysmans. Le premier, c'est d'avoir été un peu dur pour un clergé qui n'est pas plus misérable aujourd'hui qu'il y a quatre ou cinq cents ans. La richesse intellectuelle de l'Eglise s'était amassée jadis dans les cloîtres, dans les cellules des ordres contemplatifs, mendiants ou prêcheurs; quand elle fut dispersée, elle ne se reconstitua pas; de là le déchet. Mais le clergé séculier ne fut jamais d'une grande élévation. Voyez ce qu'en disent, avec tant d'autres, Théodulphe, évêque d'Orléans, Odon, abbé de Cluny, sainte Brigitte et surtout Pierre le Diacre, moine du Mont-Cassin : « Ils font garder les portes, pour que le pauvre n'entre pas. Ils sont aux genoux des Césars, mais ils méprisent les pauvres... »

Fores observare jubent
Pauper ne ut veniat
Caesares vero salutant,
Pauperes despiciunt...

Et deux siècles avant, saint Pierre Damien disait des ecclésiastiques de son temps : « Le clerc illettré et adonné à l'orgueil, méprisant les mystères, gît telle qu'une stupide bête... Il ne distribue pas la parole de Dieu, trop occupé à des bavardages particuliers, et s'il prêche, c'est pour narrer d'inanes et vides paraboles... »

Despicieus mysteria...
Verba Dei non nuntiat...
Et recitat parabolas
Inanes atque vacuatas...

Rien n'a changé; cela n'est pas pire.
 Le second reproche, c'est d'avoir peut-être un peu trop exhaussé le Satanisme. L'essence de cette déviation de l'esprit religieux, c'est la médiocrité même et non pas la haine de la médiocrité. Et à ce propos je me souviens du mot d'un prêtre de campagne qui à certaines objections me répondit, touchant le Diable : « Il ne peut rien faire qui ne soit médiocre. » C'était aussi l'opinion de Villiers de l'Isle-Adam : l'Enfer aux médiocres, aux médiocres seuls. Mais cela serait une thèse à discuter. Là-Bas en fournirait plus d'une, en art, en littérature, en théologie, — les trois sujets seuls dignes de discussion : c'est un livre d'une grande richesse.

Remy de Gourmont.

LA TARTANE
Sur la berceuse et triste perle,
O Psyché lasse du poison,
Loin des étincelles du merle,
Appareille pour la Toison.

Du moins, si longue soit la route
Emmi les rubans du vitrail,
Que, Psyché, puisses mourir toute
Avant les parfums du bercail!

Chaque fortune est rosé brève,
Avec l'épine au souvenir;
Nulle ne vaut le lys du rêve,
En robe blanche d'avenir.

Le baiser greffe Souciance
Aux grappes noires désormais,
Dolence est la bru de Science,
O Psyché, n'aborde jamais !

Dévoile donc ton aile à l'heure
Inaccessible du plaisir.
Telle espérance point ne leurre :
Il n'est bijou que le désir.

Grève de Mousterlin, 8 octobre 1890.

SUR UNE DILIGENCE DE BRETAGNE

immense Guêpe aux ailes de cheval,
qui ruisselles parmi le joli val
flori par la brebis et le calvaire
où gazouille la coiffe héréditaire,
envieillis-moi vers le jeune autrefois
de bien avant les mains de la quenouille,

ô Guêpe, vers l'éteint matin de roche
inencore enguirlandé par la cloche
appendant à la ruche de la croix,
oh ! m'enjeunir vers le vieil autrefois
de bien avant les yeux de la quenouille,
afin que viergement je m'agenouille !

De Douarnenez à Audierne, 19 octobre 90.

SOUS UN FIRMAMENT D'ANGÉLUS

Sur les parfums bêlés par les saintes mamelles
Plane le lac où clignent les grenouilles d'or.
Maudissant les anneaux des chevilles jumelles,
Tel un ibis ouvert au succulent trésor,
J'adjure mes désirs d'apitoyer l'Orfèvre
Avec le mendiant tapi dans leurs roseaux.
Mais la brise est tarie en le puits de ma lèvre;
Aux calices des flûtes sont morts les oiseaux.
D'ailleurs les fleurs humaines, dites les oreilles,
N'éclosent pas sans doute sur les joues du ciel.
C'est en vain souhaiter que les dives abeilles
Descendent me répondre une pitié de miel.

Je vais donc me faner entre les draps de lune
Où splendit l'éventail des vides chasselas
Et mourir un peu, loin de la glèbe importune,
En attendant les coqs, fanfariers du lilas.

Audierne, 20 octobre 90.

Saint-Pol-Roux

UN PROLOGUE


« Si pâle, ainsi le mur triste d'un monastère,

Saignante aussi d'un doux souci qu'il vaut mieux taire,
Dame d'Automne aux mains fanées,
Mon âme flotte en la vesprée.

Sanglots d'une onde fabuleuse, ô nuées éphémères,
Ciel d'or, moires vibrant de harpes énervées,

Est-ce l'Euphrate où tu te désaltères,
Ma pauvre reine énamourée? »

« Je ne sais, je voudrais boire à même la brise
Un peu de l'oubli frais qui sommeille aux feuillures
Ou — vierge aubale, espoir des Aurores futures —
M'agenouiller au seuil très loin d'une nouvelle église.

Et pourtant, et pourtant, ô fière solitude,
Parmi tes parfums morts et le frisson des soirs
Je revis l'hymne lent des soleils blancs, prélude
D'un chœur pleuré par nos archanges noirs,

Prophètes de la Nuit que ton silence élude.

O mirage indécis qu'il ne faut effacer,
O le charme frileux des feuillures graciles —
C'est le luth défaillant de la Sainte Cécile....

Mais quel geste violant ma faiblesse docile !
Voici Circé rieuse et son philtre opiacé :
Je bois — je suis le dieu très fort et très subtil —
Et le souci s'en va boiteux qui m'a blessée.

O poison sidéral où fulgure le rêve,

Unique trône: Illusion!

Un envol d'oiseaux d'or éclate qui m'enlève
Vers un parc embrasé de rouges floraisons.

Adieu la vie sans ailes et la grise raison,
Les nuées ont fui où fut ma prison —

Jouvence, je sais ta fontaine,

Et, sauve de la foule obscure qui se traîne,
Je vais cueillir enfin ces étoiles lointaines. »

Adolphe Retté.

DÉCOUPURES
VIII
LES CHARDONNERETS

A Marcel Schwob.


 Monsieur Sud regardait les chardonnerets tantôt se poser sur le peuplier, et tantôt joncher la terre, comme une bande de fleurs volantes. Sans doute, il en désirait un pour le mettre à sa boutonnière. Longtemps il attendit qu'ils fussent bien en tas, irrésolu dès que l'un deux s'écartait.
 Soudain, dans un accès de férocité et de bravoure, il déchargea son beau fusil, en détournant la tête.

 Quand il revint à lui, son chien Pirame mangeait les chardonnerets morts. Quelques autres, blessés à peine ou étourdis, échappaient aux happements de la gueule. Monsieur Sud les ramassa et les mit dans sa poche, tout fier.

 Ainsi, il avait tué : grâce à lui, là, des plumes s'étaient éparpillées; la terre buvait du sang; des cervelles se répandaient, blanches comme du lait d'herbe à verrues. Et si, malgré ces preuves, un incrédule doutait encore, il suffirait, pour le convaincre, de dire à Pirame :
— « Montre ta langue ! »
— « Je veux garder la douille de ma cartouche! » se dit monsieur Sud.
 Il s'en alla. Il éprouvait le besoin de marcher vite et droit. Il avait hâte de rentrer à la maison et de retourner sa poche, tous ses amis assemblés.
 Il entendait cette exclamation : « Fameux coup ! » et répondait, modeste : « Vous êtes trop aimable, j'ai eu de la chance. Merci. La prochaine fois je ferai mieux ! »
 II se flatta la barbe comme il faisait toujours à chaque contentement. Jamais elle n'avait été plus élastique. Il la soulevait haut, par les deux pointes, et la laissait ensuite retomber, écarter toute sa neige sur sa poitrine d'homme. Les chardonnerets remuèrent. Monsieur Sud en prit un, avec des précautions, et l'examina, pour voir « comment c'était fait. »
 Le chardonneret avait la tète rouge, les ailes jaunes et brunes; l'une d'elles, cassée, pendait. La mobilité de son bec et de ses yeux était l'unique signe de sa souffrance fine. Mais une remarque, entre toutes, frappa monsieur Sud. Cette miniature d'être ne lui faisait pas l'effet d'une « pièce de gibier ». Il croyait soupeser un fragile objet d'art, fini au point de donner l'illusion de la vie. Il mania les chardonnerets les uns après les autres, et tous le troublèrent par leur effarement menu. Ses impressions tournèrent comme des roues folles. Il s'imagina penaud, et non plus triomphant, sous les regards de ses amis, et il écouta les fous rires des coquettes petites filles, déjà femmes par le don de se moquer.
 — « Oui, se dit-il, j'ai fait un beau coup. Quelle honte !
 II ralentit le pas. En ce moment, le chardonneret qu'il tenait s'envola, hésita un peu en l'air, étonné de se sentir libre, et partit. Cette espièglerie réjouit monsieur Sud :
— « Celui-là n'avait pas trop de mal, dit-il. Les autres l'imiteront peut-être ! »
 II les percha tour à tour au bout de son doigt, avec des paroles encourageantes. Mais, désormais incapables d'essor, ils retombèrent au creux de la main.
  — « Qu'en faire ? » se demanda monsieur Sud. Il ne songea pas à les élever dans une cage bien aménagée.
 Il s'assura que personne ne pouvait le surprendre, regretta de ne point se trouver derrière une porte dont le verrou serait poussé, et déposa délicatement les chardonnerets au bord de la rivière. Le courant félin les saisit, noua, comme avec un fil, leurs ailes à peine battantes, les emporta. Vraiment, ils furent noyés sans avoir lutté plus que des mouches.
  — « Vois-tu, dit monsieur Sud à Pirame, je préfère — décidément — la pêche à la chasse. Les poissons, ça n'a pas l'air de bêtes. Ils n'ont ni poils, ni plumes, et meurent tout seuls, quand ils veulent, sur le gazon, dans un coin, sans qu'on s'en occupe. Assez de carnage ! A partir de demain, nous pécherons : tu porteras le filet ! »
  Ensuite, monsieur Sud jeta sa douille de cartouche, moins précieuse, maintenant, qu'un bout de cigare éteint, et, comme son pantalon en velours gris-souris était taché de sang, il trempa dans l'eau son mouchoir et s'efforça — ainsi qu'un criminel — de laver et de frotter les gouttes rouges qui reparaissaient toujours !

Jules Renard.

EUGÈNE CARRIÈRE
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 ...des réalités ayant la magie du rêve !

(Jean Dolent, Amoureux d'Art, 240 .)


 Nous n'avions pu voir, jusqu'alors, les œuvres d'Eugène Carrière que séparément ; perdues dans le foiresque déballage des Salons annuels ; noyées en cette malsaine brume d'insignifiance qu'exhalent, ainsi qu'on sait, les formidables étalages des marchands de toiles-peintes ou cirées périodiquement parqués dans les bazars nationaux ; comme honteuses de ces indignes promiscuités. Aujourd'hui, il nous est donné de pouvoir regarder et étudier un certain nombre de tableaux et de dessins de ce rare artiste, heureusement choisis, groupés en des salles spéciales, loin de tout voisinage gênant ou déshonorant. Il nous faut remercier Eugène Carrière d'avoir eu l'idée de cette exposition particulière qui a permis aux honnêtes gens de juger l'ensemble de son œuvre, de mieux comprendre les tendances et la signification de son art, de pleinement apprécier la nature de son esprit et de son talent. Combien d'autres peintres gagneraient à suivre cet exemple, mais aussi, peut-être, combien y perdraient ?

• • •


 En ce siècle d'enragé réalisme où l'a peu près unique souci des peintres fut de traduire des extériorités matérielles, de copier des gestes, des costumes et des décors avec des trucs d'illusionnistes, c'est une douce et imprévue surprise que l'œuvre d'Eugène Carrière.
 On s'attendait à trouver (qu'on me pardonne cette parodie du mot classique) un peintre, peut-être même un photographe, c'est une âme qu'on rencontre ; une peinture, et c'est un rêve de poète...
 Qu'importe, en effet, à un artiste comme Carrière, qui sait : qu'avoir des mains et des yeux, pour habiles qu'ils soient, c'est peu, et qu'il faut sur les bonnes palettes moins de bonne couleur que de bonne pensée, qu'importe, même éblouissante, l'écorce des êtres et des choses, les boutons des robes et les verrues des épidermes, les féeriques décors, les futiles accessoires, les mesquineries bêtes et faciles du trompe-l'œil et du pittoresque, tout ce dont vit le commerce des badigeonneurs contemporains ?
 La réalité plate et brutale, en laquelle nous vivons nos banales aventures, est-elle donc un spectacle si intéressant et si beau, pour qu'on s'efforce de nous le parodier éternellement ? Ne vaudrait-il point vraiment mieux que l'artiste ne nous la montrât, cette abjecte objectivité, que le moins possible, très lointaine, et noyée dans des brumes de crépuscule ? C'est ce que Carrière a compris. Cette réalité écœurante, dont, sans doute, son âme délicate de poète eut souvent à souffrir, il s'éloigne de nous la voiler, de nous la présenter baignée de mystère. De parti pris — et il convient de l'en féliciter — il éloigne de nous la nature, la détestable nature, la vie, la sale et banale et méchante vie. Les âmes seules l'intéressent. Avec les âmes seules communie son rêve d'artiste. Aussi, ses tableaux sont-ils vraiment des « évocations » ; aussi, ne voyons-nous jamais surgir sous son pinceau goétique nul paysage, nul ciel, nul accessoire décoratif. Les êtres eux-mêmes cachent dans du nuage leur honteuse matérialité, et, de leur corps, ce qui subsiste, presque seul, c'est leurs mains, leurs yeux, leurs lèvres, parce que les lèvres, les yeux, les mains, c'est la forme visible de l'âme...

...


 Pourtant l'œuvre de Carrière procède encore de la vie. Elle est mystérieuse et troublante, mais elle échappe au fantastique par une savante logique dans la transposition des formes et surtout de la lumière : c'est encore du réel et c'est déjà le rêve. Et ce rêve, quel charme d'y pénétrer au quitter de l'ignoble tohubohu de la rue. Quel bon magicien vient donc d'évoquer, pour nos yeux ravis, ce monde de brumes doucement lumineuses, ce inonde de mélancolie et de tendresses crépusculaires.


  Sois sage, ô ma douleur, et tiens toi plus tranquille.
 Tu demandais le soir, il descend, le voici ;
 Une atmosphère obscure enveloppe la ville...



 Ah ! dans cette mystérieuse atmosphère de songe, vraiment, ne marchons-nous pas ainsi qu'en du souvenir ?
 Du souvenir ! C'est bien là ce que Carrière transpose en ses toiles. C'est bien lui le peintre des lointains de la vie.
 Voix qui revenez, bercez nous, berceuses voix :
 Refrains exténués de choses en allées....
 Flacons, et vous, grisez-nous, flacons d'autrefois,
 Senteurs en des moissons de toisons recélées.



 Il sait évoquer l'indécis troubleur des choses évanouies, fixer les mélancoliques visions entrevues dans les brouillards d'une mémoire incertaine, redire les sensations vagues d'un autrefois quasi-oublié et pourtant fertile en attendrissements exquisément douloureux... Et tout cela, aussi bien, tout cela, le souvenir, n'est-ce point la vie, toute la vie? La sensation présente vaut-elle donc d'être comptée, puisqu'à peine a-t-elle le temps d'être que, déjà, elle roule dans le gouffre du souvenir? Carrière a compris cette loi de l'existence. Il a voulu être le poète des choses ressouvenues, c'est-à-dire de ce qui, seul, est immuable et réel dans la vie.... L'avenir, le présent, il les hait et il en a peur, parce qu'ils sont laids, brutaux, banaux, parce qu'ils sont les dures épreuves initiatrices du paradis de l'accompli, et cette haine et cette peur on les retrouve constamment dans son œuvre. Qu'on regarde, par exemple, au hasard, une de ces nombreuses « maternités » qu'il répète avec prédilection, et l'on devinera dans l'expression de tendresse un peu farouche de la mère, dans le geste défenseur et jaloux dont elle étreint son entant, la terreur de cette terrible Vie, douloureuse, et stupide, qui veut lui voler le pauvre petit, qui déjà le lui dispute, qui déjà le lui arrache. Et le bambin lui-même a, dans son sourire, la mélancolie résignée d'une victime ingénue et pourtant consciente.... Oh ! le terrible et grand symbole, et qui n'est point nouveau dans l'art ! Rappelez-vous, en effet, ce merveilleux bas-relief en terre-cuite polychromée de l'école italienne du XVe siècle, qui se trouve au Louvre, dans la salle Michel Ange.(1) La Vierge tient sur ses genoux l'enfant Jésus. Ah ! que leurs divines têtes sont loin de l'épanouissement béat des madones à poupon rose et rigoleur des imageries de St-Sulpice. Marie, une Marie émaciée, douloureuse, un peu blême, un peu maigre, les yeux dilatés, les traits bouleversés par une angoisse indicible, la bouche béant de terreur, fixe, de ses prunelles égarées, un point lointain où, sans doute, pour elle, vient de surgir la vision sinistre d'un corps très cher, pantelant aux clous d'un gibet... et ses mains se crispent, plus nerveuses, sur le corps de son nourrisson, comme pour, elle aussi, ainsi que les mères de Carrière, le disputer à la tragique et vaine Vie, qui, déjà, l'entraîne ! Et lui, le petit dieu, les yeux fixés vers la même lointaine vision, le front sombre, semble songer, l'âme pleine d'un douloureux résigner !...

...


 Par une pareille compréhension de la vie et de l'art, qui fut sans doute celle de tous les artistes véritables, Eugène Carrière ne se révèle-t-il point haut penser et grand poète, et oserai-je maintenant parler de sa science, de son métier d'infaillible ouvrier, de son intelligence des progressions lumineuses, de ses clairs-obscurs, de ses gris d'argent qui font songer à Velasquez ?

G.-Albert Aurier


 11 Mai 1891.


 (1) Cf. Remy de Gourmont, Les Poëtes latins mystiques, chap. dernier : Le Stabat Mater.

LE CHANT DU SILENCE
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 Il faut croire, la nuit, aux murmures discrets
 Que les âmes errantes distillent dans l'ombre :
 Sous les flots de la mer ténébreuse où l'œil sombre,
 On entend vaguement d'ineffables secrets.


 Où serait la douceur et l'attrait du mystère,
 Si nous-mêmes n'étions exilés de là-bas ?
 Où serait la tristesse inhérente à nos pas
 Combien las de longer les chemins de la terre ?


 Mais l'espace nous berce d'espoirs précieux,
 De lointaines paroles en choient, souriantes;
 Nous prêtons notre oreille à ces voix ambiantes
 Qui nous semblent frémir de l'ivresse des cieux.


Il faut tendre le rêve au silence :
Il est fait des soupirs éternels
Que le monde imprévu des fantômes
Laisse bruire à nos crânes réels.


Il s'épand sur l'humaine détresse
Comme un baume de calme et d'amour;
Il apporte une paix infinie
A des maux qui ne durent qu'un jour.


Au plus fort du malaise de vivre,
Quand le cœur au bonheur est ingrat,
Il suggère une attente sereine
D'un « plus tard » qui peut-être viendra.


 Le silence est un chant que comprennent les tristes.
 Accoudés au balcon hors des salles en feu,
 La prunelle à l'extase, ils écoutent le jeu
 Merveilleusement pur de divins harmonistes.


 Et ne fût-ce vraiment qu'un écho vagabond
 Dans l'éther éveillé du frisson de notre être,
 Et ne fût-ce qu'un leurre amical qui vient naître
 Pour tromper notre deuil, rafraîchir notre front,


 Ce doux chaut du silence où s'éploient des poèmes
 Plus suaves, plus beaux que jamais on n'en lut,
 Dans le doute où nous sommes, chercheurs de salut,
 Ce doux chant nous serait le meilleur de nous-mêmes.

Louis Dumur.

LITANIES
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 Quum viliorum tempestas
 Turbabat omnes semitas,
 Apparuisti, Deitus,
 Velut stella salutaris
 In nanfragiis amaris...
 Suspendam cor tuis aris !
  Ch. Baudelaire.

DÉDICACE


 Pour Toi, Port de Salut, qui durant la tourmente
 As sauvé les débris de mon cœur naufragé;
 Pour Toi qui fus la Mère et la Sœur et l'Amante,
 J'ai récolté ces Fruits au merveilleux Verger.


 Laissons la meute des vents geindre sur les routes
 Comme des chiens hagards qui hurlent à la mort,
 Notre Amour sait-il pas les divines Absoutes
 Par quoi nous défierons les colères du sort ?


 Va, narguons l'Heure et ses rigueurs inexorables !
 Et tandis qu'au Beffroi d'effroi tinte le glas.
 Tourne autour de mon col le collier de tes bras,
 Et ferme le fermail de tes mains adorables !


I

Janua Coeli.


 Par les lilas mourants d'un ciel crépusculaire
 Mon cœur a rencontré ton Amour tutélaire
 Qui l'a marqué de sa divine sigillaire.


 Sur mon cœur où germait la male floraison
 Ton Amour baptismal a chanté l'oraison
 Pour en effacer les baisers de trahison.


 Et la foi de jadis une fois revenue,
 Mon cœur s'étant fait simple et mon âme ingénue,
 En moi tu t'es dressée impérissable et nue.


II

Fœderis arca.


 Que béni soit ce soir d'ineffables aveux
 Où je t'ai consacré ma ferveur et mes vœux,
 O ma charmante et douce Amie aux blonds cheveux.


 Que béni soit ce soir de céleste vendange,
 Où, palpitant d'espoir sous l'ail du même Ange,
 Du nuptial baiser nous avons fait l'échange.
 Ce soir-là, je le veux camper comme un menhir
 Immuable dans la plaine du souvenir
 Pour qu'il domine à tout jamais mon avenir.


III

Consolatrix afflictorum.


 Pour mes douleurs ta Chanson triste, et si câline
 Qu'on dirait presque des soupirs de mandoline,
 A tissé des linceuls de blanche mousseline.


 Et pour charmer l'ennui mortel des lendemains,
 Tes mains d'Amante vont semant par les chemins
 Les roses, les muguets, les lis et les jasmins.


 Va, sème encor, sème toujours, bonne Semeuse,
 Et chante ! car ta voix c'est la Harpe fameuse
 Qui m'endort l'âme mieux qu'un philtre de charmeuse.


IV

Stella matutina.


 Par l'affolante nuit de mon affliction
 Rayonnante a surgi ton Apparition
 Dans une aube de paix et de rédemption.


 Ton geste a lacéré les ténèbres algides
 Où mes espoirs gisaient poignardés et rigides
 Tels des suppliciés vaincus faute d'égides.


 Alors ce fut l'aurore et ses frissons d'éveil !
 Les oiseaux bleus ont secoué leur long sommeil.
 Et leurs coups d'aile ont vibré d'or dans le soleil !


V

Turris eburnea.


 Au milieu des Babels perfides des mirages
 N'es-tu pas le Phare où viennent mourir les rages
 Des vents farouches qui sifflent dans les orages ?


 Et quand j'ai déposé l'armet de carnaval,
 Casqué pour traverser plus sûrement le val
 De la vie et son drame ironique et brutal,


 Ah! vraiment, n'es-tu pas, Chère, l'unique asile
 Où puisse sangloter ma pauvre âme indocile
 Que la lutte épouvante et que le rêve exile ?


VI

Vas honorabile.


 Vase odorant, fleuri de fleurs de Paradis,
 Tu détiens le secret des ferveurs qui jadis
 Ont suscité les Galaor, les Amadis.
 Et bien souvent mon âme lasse et taciturne,
 Que frôle incessamment un vol d'oiseau nocturne,
 S'est penchée inquiète sur les bords de l'urne,


 Afin de respirer les balsamiques fleurs
 Qui cajolaient, de leurs parfums ensorceleurs,
 Les douze plaies que lui firent d'amers jongleurs.


VII

Causa nostræ lætitiæ.


 Reine blonde, douce Reine, naïve Fée,
 Que n'ai-je hélas ! la lyre du divin Orphée
 Pour parer tes autels d'un immortel trophée !


 Car dans l'obscurité du mauvais corridor
 Où j'égarais mes pas de faux Campeador,
 Tu fis surgir la fête aux mille lampes d'or.


 Ton Sceptre de Lumière tint l'ombre asservie,
 Et d'un seul coup d'archet tu fis fleurir la Vie
 Spirituelle où nage mon âme ravie.


VIII

Rosa Mystica.


 Dans le silence émerveillé d'un frais matin,
 Au jardin de lumière interdit au Destin,
 Tu t'épanouissais en un rêve incertain.


 En un rêve incertain d'extases attendries,
 Tu t'épanouissais sous des ciels de féeries
 Où de grands migrateurs brochaient des broderies.


 Mais moi, mauvais larron que n'effraie nul délit,
 J'ai profané, pour reposer mon front pâli,
 Tes blancs pétales dont je me suis fait un lit.


IX

Domus aurea.


 Ouvré comme un palais de faste et d'opulence,
 O retrait de prière et d'ombre et de silence
 Au seuil duquel s'apaise toute violence,


 Les flots des temps battront en vain tes escaliers.
 Ils ne prévaudront point contre les boucliers
 Dont j'ai fortifié tes murs hospitaliers :


 Boudoir d'Avril, Château d'Été, puis Cathédrale
 D'Automne, tu seras l'Abbaye vespérale
 Où mon cœur pieux exhalera son dernier râle !

Jean Court.

CONTES D'AU-DELÀ
___
LE MEURTRIER

« ... Un seul atome émané de moi a produit l'univers ; et je reste encore moi tout entier.»

(Bhagavad-Gita.)


 « ... A quelle obsession mystérieuse, invincible, ai-je obéi en ce moment de crise, sous quelle impulsion le crime fut-il accompli? Ma mémoire ne me dit rien, rien, là-dessus.
 « Il me souvient d'un état de prostration, où je me sentais descendre mollement dans un abîme vague et paresseux, avec l'appréhension de rencontrer un obstacle, qui ne se présentait pas. Puis, vint l'esseulement, noir, complet, absolu, cruel. Cela dura un temps que je ne peux apprécier, pendant lequel, les paumes moites, les yeux mi-clos, les tempes brûlantes, je m'abandonnai à l'annihilante oppression.
 « Une réaction se fit alors, au cours de laquelle mes efforts, tendant à me ressaisir, semblaient au contraire aider ma conscience à se désagréger plus encore, à s'épandre dans l'à-côté, partageant mon être en deux parties distinctes, simultanément existantes. Vainement je cherchais à sortir de l'invraisemblance de cette sensation : la dualité de mon individu se précisait d'instant en instant.
 « Brusquement, j'ouvris les yeux. Devant eux se tenait une forme humaine, que je reconnus, après quelque hésitation : c'était Moi ! dont l'apparition me foudroya par la persistance de sa netteté.
 « Oui, c'était bien moi, un moi issu de moi, par cette inexplicable et pourtant consciente projection, par une sorte d'objectivation, qu'encore maintenant j'ai peine à comprendre.
 « Et j'étais dans une rue sombre d'une ville inconnue. Une brume épaisse voilait de son crêpe la flamme tremblante des réverbères à la lumière indécise et falote. Des maisons s'étageaient fort irrégulièrement, les unes grandes, les autres petites et leurs massses noirâtres m'apparaissaient confusément, comme des monstres endormis.

 « Personne ne passait, personne.

 « Quelle froide pluie commença d'essaimer ses fines gouttelettes, mettant un vernis de laque à la chaussée déserte, moirant l'obscurité ! Tout frissonnant, je marchais dans une boue grasse ; et, absurde, violente, une colère grandissait en moi, effroyablement, causée par le lugubre aspect du paysage morne.

 « J'en arrivai à un état de surexcitation exagérée, se traduisant par une marche précipitée, furieuse, sous la cinglade de l'averse glacée. Le sol s'attachait à mes semelles, alourdissant mes pas, augmentant encore cette fureur irraisonnée qui me faisait maudire les choses inertes, ne pouvant m'attaquer aux êtres, absents.

 « Quand je me heurtai à une ombre, qui passait près de moi. Ce choc fit vibrer douloureusement tout mon être. Aveuglé par le sang soudainement afflué à mon cerveau, et qui battait une marche saccadée dans mes artères, pleines à se rompre, je me précipitai sur elle avec un rire strident, qui déchira le silence d'une sonnerie de fanfare.

 «Elle eut un cri rauque d'angoisse, bien vite étouffé, car je lui serrais la gorge, enfonçant mes mains crispées, heureuses, dans cette chair chaude, délicieusement. Nous roulâmes ensemble sur le sol. Je ne pouvais arrêter ce rire insensé, qui me secouait tout entier, et l'enlaçais toujours de la mortelle étreinte.

 « Bientôt, elle ne bougea plus. Après quelques tressauts, ses talons martelant le sol — et je sentais aussi la brûlure de ses ongles, à ma face — elle fit un « oh ! » qui râla longuement, bien longuement...

 « Et j'éprouvais une indicible jouissance à sentir ce corps panteler sous moi. Je ne pouvais détacher mes mains de ce cou, qui tiédissait, déjà plus flasque. Mon cœur frappait de grands coups dans ma poitrine dilatée, et il me paraissait qu'un incendie ardait en mon crâne, sous l'assaut incessant de la folie, qui montait.
 « Je ricanais toujours.

 « Enfin, je me levai en titubant, et regardai la face, aux orbites agrandis par l'épouvante dernière, où luisait le reflet de la suprême horreur, la face dont je n'apercevais que les yeux, aux sclérotiques plus blanches, et la laiteuse transparence des dents, barrée par une masse noire, la langue sans doute. D'un geste machinal, je fouillai dans mes poches.

 « Un couteau !

 « Ah ! je vois encore luire la lame d'acier, dans le brouillard, lorsque je la brandis comme un insensé. Elle s'enfonça sans résistance dans la masse inerte, la labourant odieusement. Avec quels tressaillements de volupté je la plongeais, fumante, dans les entrailles bées, mutilant le cadavre, obéissant à je ne sais quel besoin de destruction. Mes bras, cependant, se lassèrent, et je m'enfuis, laissant une mare de sang violet se coaguler sous la pluie...


 « — L'épouvantable cauchemar ! fis-je en me réveillant, tout le corps brisé d'une invincible fatigue, et le cerveau vide.

 « Or, à lire, l'autre jour, le récit du dernier assassinat de Jack the Ripper, l'introuvable meurtrier, mon rêve me revint à l'esprit avec une précision effrayante.

 « Une angoisse terrible me prit, à songer, me rappelant les détails de cette nuit funeste, que c'était bien en ce temps, à cette heure, dans cet endroit, que j'avais tué ce fantôme, qui était une réalité... le sais-je ?

 « — N'est-ce pas, monsieur, que tout cela est bien étrange, bien peu vraisemblable ?... Et cela me terrifie de penser que ce peut être vrai. »

 L'inconnu, sans attendre ma réponse, et m'ayant salué fort courtoisement, se perdit dans la foule.

Gaston Danville.

GEORGES RODENBACH


 Pour de rares qui s'intéressent à ce très fin et très curieux esprit qu'est M. G. Rodenbach, j'essayai jadis de formuler l'impression de ses poèmes, de suivre la précieuse évolution d'un mystique dont le vers, parfois, me faisait penser à de blancs voiles de ces dentelles du nord, qu'un peu de vent soulèverait ; à de lentes théories de formes indécises, cheminant sans bruit par des paysages brumeux et lunaires. Avec cela, c'était le culte d'un art hautain, d'élégantes tendresses, des afflictions subtiles, un état d'âme inquiète, flottant d'un catholicisme moribond et du regret de l'enfance à des rappels d'amours mélancoliques et si douces sur le décor des fêtes mondaines, des calmes béguinages, des antiques cités flamandes agonisant d'ennui et de solitude. La poésie, pour lui comme pour d'autres des sensationistes, est restée cette langue idéale et fluente qui laisse entrevoir des choses à peine définies, les pensées vagues, l'inexprimé du vouloir et l'incertain du clair obscur, les froissements minimes et les deuils imaginaires des consciences que la vie meurtrit, que la réalité brutalise. Aujourd'hui, M. Rodenbach publie le Règne du Silence, un très beau livre, et c'est la même impression — encore accrue peut-être et plus poignante — de mélancolie, de douce tristesse, le charme pacifiant, apaisant « du rêve, où l'on se laisse aller comme au fil d'un cours d'eau », d'une âme où tout désir se décolore, qui n'a plus vraiment souci que d'elle et ne prolonge rien autre que sa quiète illusion. Il est de ceux qui ont atteint le port et le bon refuge. Depuis les vaines batailles, il s'est éloigné vers les cloîtres de solitude, où les douleurs graduellement s'effacent, ne laissent qu'un peu de souvenir, de vagues remembrances vêtues par l'éloignement et l'oubli d'un brouillard de leurre, — au point qu'on ne sait trop si leur avènement ne fut point adorable puisqu'il vaut de flotter en de si divines songeries. Et voici que dans le repos et le silence les choses mêmes qui l'entourent se font pitoyables et compâtissantes et consolatrices. Viennent-elles vers lui, ou son âme s'est-elle transposée, qui les anime d'une vie trompeuse ; on ne pourrait dire, l'accordance est si parfaite ; par le recueillement des chambres — apparat de silence aux étoffes inertes — les objets familiers lui parlent cependant, participent à ses joies, à ses émotions passagères, reflètent les sensations qu'il formule, les angoisses de son âme et bientôt les symbolisent...

Oui ! c'est doux ! c'est la chambre, un doux port relégué
Où mon rêve, lassé de tendre au vent ses voiles,
Dans le miroir tranquille et pâle s'est cargué.
Las ! sans plus espérer des sillages d'étoiles,
Et des départs pour des îles, mon rêve dort
Dans le profond miroir, comme en un canal mort...

Il rentre, et la chambre maternelle l'accueille, et les plis des rideaux qu'un frisson lent rapproche semblent causer entre eux de l'absent qui revient. Des voix disent la mort des fleurs qui « dépérissent dans la pitié de l'eau » ; le vague soupir des choses le berce,

Respiration lente et qui, rythmique, endort
Comme un bruit d'eaux, ou de jardin sous une averse.

Le lustre, « où la douleur de la poussière s'éternise », le lustre aux fins calices de verre, qui vibre avec « un chagrin grêle d'harmonica »,

... c'est mon cœur, visible en ce décor
Qui frissonne en sourdine et sans cesse s'afflige...

Les portraits aussi parlent :

Ils ont des mots ouatés et blancs de confesseur.
Des mots tels qu'on en lit au long des banderolles
Peintes, dans les missels, aux lèvres des élus...
Voix comme en rêve; voix en conciliabules...
Voix dans l'éloignement et qu'on dirait venir
D'au delà des jardins et d'au delà des fleuves...

Et toutes ces voix chuchoteuses s'unissent, s'accordent, résonnent en son âme de rêveur, font lever de subtiles analogies, lui insinuent d'autres rêves « qui s'évadent languissamment et traînent par la chambre comme des bulles ». De la pendule, le temps s'égoutte et pleure en tombant ; de vagues musiques pénètrent malgré les fenêtres closes, se blessent « en traversant le mensonge du verre » et lui apportent sanglants des rythmes presque morts. Puis l'obscurité descend, descend dans l'âme aussi qui s'enténèbre ; la clarté recule vers les rideaux qui lui font un linceul de dentelle ; les lampes, là-bas, rouvrant leurs cicatrices, vont recommencer à faire saigner l'ombre :

... c'est l'heure
Où le vol libéré des âmes nous effleure.

C'est encore l'heure où les chambres se trahissent, le prennent à témoin et, défaillantes, se confient. Elles laissent échapper leur secret, qu'il nous répète à mi- voix :

Les chambres vraiment sont de bons vieillards
Et ce sont aussi de bonnes aïeules ;
Eux, rêvent tout bas à d'anciens départs ;
Elles prennent peur quand elles sont seules,
Tristes pour jamais d'avoir vu mourir...

Et de même, chaque soir, elles meurent réellement ; dans la détresse de la lumière, la vie les quitte ; avec la fin du jour, c'est la fin de leur être d'apparence. Ainsi ses renoncements après les élans fugitifs, les croyances vaines. Le crépuscule est doux comme une bonne mort ; les soleils d'autrefois ont péri dans les brumes de l'horizon et la chambre est bonne conseillère ; il n'y a plus qu'à dormir, qu'à rêver...


Car c'est, avant tout, maintenant, chez M. Rodenbach, la religion du rêve :
Ah ! Seigneur ! augmentez en moi cette richesse
Dont je suis à la fois le maître et le gardien ;
Et, de rêves nouveaux, refaites-moi largesse,
O Seigneur, donnez-moi mon rêve quotidien !...


Rêver, transposer en soi des sons et des nuances, mêler à leurs reflets une part d'infini, se consoler avec la vie en rêve, la vie emmaillotée aux langes du mensonge, il ne désire plus rien au-delà :

Mon âme a trop souffert aux chemins du Réel
Et s'en trouve à jamais comme en convalescence...

Désormais, le rêve qu'il forge, qu'il appelle, qu'il crée de sa mélancolie, devient le milieu, l'ambiance dans la solitude où il se complait. Curieux effet comparable à du rayonnement, à de l'émanation ; la vie immédiate n'existe plus, reculée jusqu'à l'improbable ; il berce ses fictions et les vêt de tout le charme des vocables assoupis, d'une caresse de mots qui ont des frémissements de soie : elles sont son âme même, projetée, qui se concrète et prend forme et nous apparaît, alors que le rêve se déploie, velarium de bruine et de clarté lunaire. — Avec M. Maeterlinck on avait vu l'extériorité agir sur les nerfs, à fleur de peau, procurer des émotions singulièrement acuitives. A présent la flottante enveloppe du songe retombe sur l'âme, l'enveloppe et la pénètre, la transit à la fois et quasi l'embaume. Dans l'évocation des villes mortes, une immense tristesse plane. Et c'est comme une psychologie du décor : elles vivent leur pauvre vie, ces maisons « dont le front se lézarde de vieillesse » ; ils sourirent et dépérissent et meurent, ces remparts à l'abandon, ces quais bordant l'eau immobile d'un canal, ces bâtiments clos, aux murs qui s'effritent. C'est l'automne et la mort des maisons, des vieilles petites villes flamandes :

Dans l'aurore s'éplore un octobre des pierres...

Des rues désertes, où le bruit des pas est une chose déconcertante « comme de rire auprès d'un malade endormi ». A la nuit, de pâles lueurs aux vitres : on dirait un chétif feu de cierge et qu'en chaque maison muette on veille un corps. Tristesse des vieux murs tombés dans la misère ; villes sans joie aux carrefours déserts, vieilles cités déclinantes et seules, où les gens marchent silencieux, furtifs, l'air de fantômes. Là-dessus pèse l'ennui plus grand, la tristesse plus grande du Dimanche, un jour où « le silence, en neige immense, tombe », coupé par la voix des cloches qui reviennent, reviennent toujours, obsédantes, tintant comme pour des obsèques. Des béguines, au loin, passent, hâtant le pas. On entend encore les cloches, des chants d'église, des soupirs d'orgues. Et la ville meurt, meurt de l'ennui de sa solitude. Elle semble sommeiller ; mais les canaux et le frêle tissu des flottantes fumées s'enroulent en formant des bandelettes d'eau et de brouillard autour de la chère endormie. Et voici le suaire des neiges qui choit du ciel désolé pour l'ensevelir dans l'hiémale fourrure, l'impériale blancheur des frimas...

O neige, toi la douce endormeuse des bruits
Si douce, toi la sœur pensive du silence,
O toi l'immaculée en manteau d'indolence
Qui gardes ta pâleur même à travers les nuits.
Douce ! tu les éteins et tu les atténues
Les tumultes épars, les contours, les rumeurs;
O neige vacillante, on dirait que tu meurs
Loin, tout au loin, dans le vague des avenues !
Et tu meurs d'une mort comme nous l'invoquons,
Une mort blanche et lente et pieuse et sereine,
Une mort pardonnée et dont le calme égrène
Un chapelet de ouate, un rosaire en flocons.
Et c'est la fin : le ciel sous de funèbres toiles
Est trépassé...

 Votre âme, lui écrivit M. Mallarmé, donne toujours cette haute impression de luxe qu'elle a le temps. Parole affectueuse et juste. Le temps, oui, le temps de rêver son rêve, de scruter et de comprendre la vie des choses, d'apparier leur mélancolie et sa mélancolie. S'il s'éloigne des villes défuntes et s'égare le long des canaux, s'il écoute la plainte murmurée des rivières, il entend ces voix et ces plaintes :

La voix de l'eau qui passe est triste et mire en elle.
La moindre affliction qui l'a frôlée un peu...
La voilà s'affligeant du départ en exil.
De la fumée, au loin, que la bise balaie
Et qui, violentée, abandonne dans l'air
Ses voiles, et dans l'eau vient mourir toute nue...
Voix qui prolonge un peu les voix qui se sont tues,
Voix triste qu'on dirait posthume et d'autrefois,
Voix qui parle comme regardent les statues...


 Surtout il y suit encore son rêve, il y voit le reflet de son âme ; les mots se répètent comme en des litanies. Ce cœur de l'eau « souvent malade et sans mémoire », de l'eau si pâle, « qui parfois en des frissons, en des remous », crispe sa nudité d'une douleur charnelle, qui dort en un miroir « où les choses se font l'effet d'être posthumes », il nous le révèle en cette seconde partie du poème, une des plus belles, et en tous cas d'une émotion neuve. Subtile psychologie de l'eau vivante et vraiment féminine, aimant le ciel comme en un hymen consenti, qui sanglote d'être seule « en ce grand calme qui lui fait mal », qui pense et se lamente et se souvient, — c'est la psychologie du rêve. Et c'est bien une littérature du nord, d'un pays de perpétuel hiver, la nostalgie de l'action et du soleil. « La tristesse de cette poésie frissonnante et si belle à la fin nous gagne, dit M. Montorgueil. Le livre achevé, on sent peser sur soi la glace des mélancolies ; on se surprend à parler bas et à poursuivre des rêves informulés, car les mots pour les dire sont par le froid cristallisés sur les lèvres. C'est un délicieux engourdissements de l'être et la chère souffrance d'Oswald dans les Revenants d'Ibsen, qui a vu la lumière de nos contrées et à son retour dans sa Norvège en meurt. »

 Pour rendre cette sensation, il faudrait trop citer. Encore les pièces ne se détachent guère. Le Règne du Silence — on doit préciser par ce temps de minuscules plaquettes, de petits recueils disparates et nuls — est un poème synthétique, entier et complet, où chaque notation vient concourir à l'effet d'ensemble. On le lit, et l'on aimerait renvoyer à M. Rodenbach le propos de Sainte-Beuve, qu'il réclamait pour Verlaine : Il sait si bien son âme. — Ame insaisissable et mobile d'une poésie de rêve. Ces vers doux, tristes, mélancoliques, il me semble toujours qu'il serait bon de les entendre dire à voix basse, au coin d'un feu tombant et sous la lampe très baissée, par une chambre silencieuse, les soirs de neige, dans la convalescence de quelque maladie terrible d'où l'on serait miraculeusement sorti...

 Au terme d'une étude sur des mystiques, — M. Verlaine, hier M. Rodenbach dans la Jeunesse Blanche — on pouvait naguère s'inquiéter d'établir s'ils furent des croyants, ces divins poètes, où si l'amour du décor et le plaisir de faire vibrer les mots précieux du liturgique les appelaient, seuls, à spéculer sur l'antique appareil des religions. Maintenant on a reconnu l'existence d'un mysticisme d'art, par delà les dogmes, retour au spiritualisme qui est la plus haute et la plus éclatante manifestation de la littérature présente. Ce mysticisme d'art imprègne et illumine le Règne du Silence, et d'autant mieux reconnaissable qu'il y est presque dégagé de toutes les évocations de la symbolique chrétienne, — si délicieuses, mais qui favorisaient la confusion. Les mots ont disparu, le frisson est resté.

 Et puis, ce désir de savoir au juste était secondaire. Que l'artiste fasse œuvre d'artiste, j'estime que c'est toute sa tâche. Il est sincère ainsi et nous n'avons rien de plus à lui demander. Enseigner ou conseiller n'est pas son fait. Il n'est pas tenu de jouer au philosophe, de crier la sagesse dès le seuil de la vie. Et nous subissons assez de moralistes, de normaliens, de pédagogues, pour qu'il nous soit permis de répéter quelques beaux vers dans l'oubli des pédants. Ils souffrirent, ces sensitifs, et le disent. C'est tout leur génie. Peut-être même ne recherchèrent-ils de précieuses aventures que pour rendre plus cher l'alanguissement de leurs couplets. Et nous savons qu'ils n'y trouvèrent pas le bonheur. Pour avoir, lui aussi, poursuivi la Béatrice, pour s'être enfiévré de fugitives et merveilleuses visions, Rodenbach coule a d'inguérissables mélancolies. Il tenta bien d'échapper ; il proclama ses voix trompeuses ; malgré cette conversion, de tardifs repentirs, je le crois impénitent : il se souvient trop. L'art qui lui parut un inviolable asile ne peut lui donner qu'une partie de son rêve. Dans le refuge de repos et de silence il reste désolé : Ma vie n'est qu'un grand canal mort :

O ville, toi ma sœur, à qui je suis pareil.
Ville déchue, en proie aux cloches tous les deux,
Nous ne connaissons plus les vaisseaux hasardeux
Tendant comme des seins leurs voiles au soleil,
Comme des seins gonflés par l'amour de la mer !
Nous sommes tous les deux la ville en deuil qui dort...

 Il n'a pas besoin de nous dire : regardez, ceci est mon cœur! Voyez, ceci est mon âme ; nous le savons déjà. Il a vécu aux frontières de l'immatériel et pleure encore des songes avortés ; cette vie et ces songes seront ses poèmes. On ne saurait prétendre, certes, qu'il souhaitait naguère d'épouser la Vierge et la Madone, d'enlacer ces royales phtisiques dont il racontait la chambre d'agonie, ou quelque sainte descendue d'un vitrail, — car ses femmes ne pouvaient prendre corps. Elles étaient loin des plus désirables amantes, loin même de celles qui furent la possession miraculeuse dont le caprice nous hantait aux heures de fortune favorable. Charnelle, leur apparition survenue les ravalait à la misère du possible ; il s'en détournait comme des maîtresses qu'il leur opposa si en vain. Le mieux est de dire qu'il aimait vraiment l'irréalisable. Et nous le comprenons ainsi, ce doux rêveur, et nous mettons notre main dans sa main crispée. Ses incertitudes, ses inassouvissements ne sont-ils pas un commun héritage ? Son sentimentalisme subtil et la vague illusion de l'Idole, quels sont ceux qui n'en furent pas éprouvés ? Toute la littérature du siècle l'affirme, dans le désenchantement de l'amour et la trahison des devoirs attendus. Et son malaise d'artiste, ses doutes se répercutent encore dans nos consciences et pèsent au point douloureux de notre être. Sommes-nous bien certains, en effet, de n'avoir pas pris la mauvaise route ? L'art vaut-il que nous défendions avec tant d'ardeur son évangile ? N'aurons-nous pas la persuasion, quelque jour, de nous être mépris ? — Des voix profondes, parfois, nous avertissent, et nous n'y trouvons qu'une courte déchéance. Tandis que la jeunesse passe et s'enfuit à jamais, nous adorons de brillants simulacres. Quoi que nous cherchions, notre effort nous lasse sans nous satisfaire. Par le dédain que la foule nous prodigue cependant, nous devrions apprendre que nous soin mes les vaincus de cette vie que nous n'avons pas voulu accepter comme les autres — et qu'il était préférable de suivre le Troupeau. Voyez, les folles aspirations de gloire qui consolèrent nos aînés nous font presque sourire ! Nous savons trop de quoi elle est faite, la gloire , de quels obscurs trafics et de quels grossiers triomphes. Superficielle toujours, elle exige encore des concessions. Pour ceux que les discours officiels épargnent, c'est l'opprobre des réparations posthumes, les dénigrements et les commérages, la blague d'une génération neuve, qui n'a plus vos idées et condamne avec les siennes. C'est, pour d'autres, les suffrages des pions, des éclaircissements de cuistres, plus tard l'œuvre choisie, devenue classique, donnée en pensum. C'est enfin pour les révoltés dont le front garde dans la mort le signe fatal de leur mécompte, quelques dévots qui redisent des phrases, qui annoncent le Maître et semblent parler une langue inconnue. Dans la tumultueuse cohue d'un siècle,l'oubli ne laisse pas surnager dix noms. La gloire, c'est de servir aux recherches maniaques des vieux érudits et aux fabricants d'éditions compactes ! — Je sais que, malgré ses abdications, M. Rodenbach le regrette, « le noble effort de se survivre en l'œuvre terminée  ; il l'a compris pourtant :

...c'est la fin de cet espoir, du grand espoir
Et c'est la lin d'un lève aussi vain que les autres :
Le nom du dieu s'efface aux lèvres des apôtres
Et le plus vigilant trahit avant le soir.
Guirlandes de la gloire, ah ! vaines, toujours vaines!
Mais c'est triste pourtant quand on avait rêvé
De ne pas trop mourir et d'être un peu sauvé
Et de laisser de soi dans les barques humaines...

Qu'il se console. Les tristes et les rêveurs qui le lisent lui sont un meilleur apanage,

Solitaires de qui la jeunesse rêva
Un départ fabuleux vers quelque ville immense,
Dont le songe à présent sur l'eau pâle s'en va,
L'eau pâle qui s'allonge en chemins de silence...

Pour moi, j'avouerai facilement m'être complu, autrefois, à des essais de paraphrases qui me laissaient pénétrer plus intimement l'âme de ses livres. Sans doute, l'inconvénient du système c'est qu'on détraque de bons vers pour construire de la méchante prose. Il est dans tout poète — et dans celui-ci combien — de l'intraduisible, un frémissement que sa formule seulement parvient à rendre. Puis on risque d'habiller les gens avec trop de fantaisie. C'est même le propre des commentateurs de découvrir des choses que l'artiste en créant ne soupçonnait point. Mais les textes demeurent pour de plus habiles. — J'aurais seulement un peu de reconnaissance au bon chroniqueur qui s'égarerait dans ces notes un soir de copie laborieuse et s'en servirait pour apprendre à quelques-uns encore les dolents poèmes de Georges Rodenbach.

Charles Merki.

LE VOILE


TRIPTYQUE

I
l'oranger

A Madame Henri d'Erville

La victoire des cieux et les pleurs de la terre,
Cloches et cœurs tintant leurs sanglots prolongés,
Peuplent d'azurs riants et d'esprits affligés
L'habituel désert tombal du monastère.
Là, sous l'ombrage en fleurs des chastes orangers,
Vierge veuve d'un fol amour qu'elle dut taire,
Mais éloquemment pâle, une mondaine enterre
Par victime respect d'ancestraux préjugés
Ses radieux vingt ans voués au cloître austère.
Symbole de son âme, en vols blancs et légers,
Parmi tant de deuils chers prosternant leurs dangers,
Son voile nuptial, tel un rêve, s'éthère.
Et, ses Vœux qui, muets, montent d'elle, imagés,
Vers le dieu de Refuge et la croix Salutaire,
Retombent sur la foule en douloureux mystère
Comme des voix d'en haut qui lui diraient:« Songez! »


  Seigneur ! que vers toi l'ingénue
  Passion de mon cœur dompté
  Jaillisse avec la pureté
  Des fraîches sources vers la nue !

 Toi qui donnas ton sang divin pour nous,
 Étends les mains vers mon âme à genoux!

  Seigneur ! jusqu'à la meurtrière
  Douleur dont se larme ton flanc
  Qu'arrive, baume consolant,
  Le miel de ma lèvre en prière !

 Toi près de qui rien ne me sera plus,
 Guide ma Foi vers le seuil des Élus !

  Seigneur ! à toi tout ce que j'aime !
  De ma beauté qui s'admirait
  Que croule ainsi que d'un coffret
  Chaque charme, comme une gemme !


 Toi qui vidas le calice d'affront.
 De mes cheveux découronne mon front !

  Seigneur ! flagelle ta servante !
  De ses viles humilités
  Tresse à tes pieds ensanglantés
  Un tapis de douceur fervente !

 Toi qui souffris de notre orgueil mortel,
 Marche sur moi pour venir à l'autel !

Sous la croix de criants ciseaux s'est dégarni
Son front doux comme un bois que l'automne caresse;
Et marque d'une Loi que nulle ne transgresse,
Sur ce renoncement à jamais désuni
De ce monde, un linceul a jeté sa détresse.
Aux regrets qu'il suggère un glas de mort s'unit ;
Un rideau tombe ! Elle est à Dieu ! tout est fini!...
La bure a remplacé la robe pécheresse ;
Sous la coiffe de neige où son teint s'embrunit
Il semble que sa chair plus fine transparaisse,
Que rayonnent ses traits plus beaux de sainte ivresse,
Et que son œil brûlant d'un éclat plus béni
Se mire en le Très-Haut dont le triomphe dresse
Vers le lucide émail qui voûte l'infini,
Son soleil, globe d'or et de règne, aplani
En ostensoir d'amour sous son dais d'allégresse !


II

le nénuphar

A. Edouard Dubus.

Sous le blasphème en feu qu'un ciel grondant profère
Souillant d'écume la Lune qu'il dépolit,

La recluse repose. Un rayon furtif erre
Et plane sur ce pur sommeil enseveli
Dans l'ombreuse lourdeur de l'ardente atmosphère,
Et soufflant les parfums de l'Été vers son lit
La bouche d'un judas, traîtresse et thurifère
Comme un baiser d'amour, brûle son corps décent,
L'assiège, le dénude et l'induit à méfaire.
Son rêve hostile au mal que sa fièvre consent
Invoque des bras et des pleurs le Christ de plâtre
Qui s'arrache du mur et, lumineux, descend.
Elle oint des yeux l'Époux que son cœur idolâtre,
Mais Lui montre d'un doigt hautain son flanc puissant
Dont, rouverte douleur, la lèvre violâtre
Semble taire un reproche en sa bave de sang!

  Mon Dieu! que ce doigt qui me blâme
  M'absolve du crime évité!
  A voir saigner votre côté
  Je me sens et vois saigner l'âme!

 Fidèle Époux que mes Vœux ont élu,
 Tissez de feu ma haire de salut!

  Mon Dieu! que l'ombre haïssable
  De traits admirés trop souvent
  Parte de mes yeux comme au vent
  D'oubli, l'aveuglement du sable!

 Royal Époux des neuf Règnes ailés,
 De pleurs lavez ma vue et la voilez!

  Mon Dieu! brisez l'urne fragile,
  L'urne fangeuse qu'est mon sein,
  Ou tirez un vase aussi saint
  Qu'un ciboire de cet argile!

 Suave Époux du cœur qui meurt béni,
 Parlez en moi, tel qu'un chant dans un nid !

  Mon Dieu! que, jaloux des charnelles
  Fautes qui hantent mon tourment,
  Veille votre regard clément
  Au seuil pécheur de mes prunelles!

 Céleste Époux mystiquement viril,
 Murez d'amour votre esclave en péril!

D'Elle s'est retiré le Christ inexauceur
Dont la forme affinant sa stature éclatante
Renaît sous les contours prosternés d'une sœur,
Et ce spectre dolent de belle pénitente
La baigne d'un regard, où, mourante douceur,
Pleure un ciel incompris et mauvais qui la tente;
Mais dessous sa chair faible au charme ravisseur,
Elle sent s'insurger une froideur hautaine!
Ainsi, vaguante neige en la chaude noirceur
De l'estivale nuit, tantôt proche ou lointaine,
La Lune, comme un gros nénuphar brimbalant
Au ras des noirs frissons ridés d'une fontaine,
Semble vers la sombreur de ce songe troublant
Parfois tendre et parfois reprendre à l'incertaine
Lèvre au bord du péché, le divin pardon blanc
Qu'offre, d'un cœur en croix, la florale patène!


III

la passiflore


A Albert Girault.


Couleur cierge, le front, couleur cendre, les yeux,
L'abbesse, gestes lents et pas silencieux,
Porte haut la beauté de son tranquille empire,
Mais c'est l'étang muet quand le jour chante aux cieux
Ce calme taraudé d'un mal que l'ombre empire!
Et quand la nuit, Satane au masque adamantin,
Prête aux profanateurs ses ailes de vampire,
L'abbesse allume et fond la cire de son teint
Où l'œil cilié d'or s'effleurit, clandestin.
Comme, phosphorescent, sous l'herbe le lampyre.
Elle débride alors son limoneux instinct.
Et drapée en l'effroi que son fantôme inspire,
Rôde, frôlant les murs en sueurs du couvent,
Et chaque soir quêteurs d'une luxure pire
Ses regards ont le dur scintillement mouvant
Du fer, qui dans la mort cherche un fourreau vivant!

  Grâce ! pour l'horreur que je souffre
  Au seuil qui m'attire et m'attend !
  Dans mes veines rampe Satan,
  Dans mon cerveau flambe du soufre !

 Jésus Sauveur, que ma prière en toi
 Couvre mon corps, de neige, comme un toit !

  Grâce ! la fièvre me martèle,
  Me rompt les jarrets et les bras
  Des coups sanglants dont tu vibras,
  Cœur divin, sur ta croix mortelle !

 Jésus Sauveur, exorcise ce fer
 Que cloue en moi le sardonique Enfer !
  Grâce ! en mon sein lacéré, brise
  L'âpre lance du Repentir
  Au bec rouge et qu'à se sentir
  Ronger, cette chair se méprise !

 Jésus Sauveur, que, des murs, les poings morts
 Des Saints croulants lapident mes remords !

  Grâce ! qu'au feu qui l'environne
  Saigne mon crâne incandescent,
  Et, que le front lavé d'un sang
  Qui perla de pleurs ta couronne,

 Jésus Sauveur, ma Mort fume, en encens,
 Des cinq bûchers de mon Âme : mes sens!

Mais d'en gémir renaît le péché qu'elle expie !
Soudain, ses yeux cerclés d'une fièvre assoupie
Fulgurent, faux brillants dans leurs chatons de plomb,
Et pétale fané de Passiflore impie,
Sa langue fleurissant d'un houleux gonfalon
Le férial appel des dents qu'elle pavoise,
Sur l'orage automnal d'un âge encore blond
Tord l'éclair violet de sa flamme grivoise....
Sous ce rire, un baiser de nonnain s'apprivoise
Qui novice et vermeil en son délire long
Écume ainsi qu'un flot de grisante cervoise.
C'est l'extase de chair, le paradis félon!
Mais, parfois, dans ce ciel d'impureté que nue
La gamme des langueurs, leurs âmes, en surplomb,
Voient le Serpent du mal qui flamboie et sinue
Comme un glaive damnant leur perversion nue!


P.-N. Roinard.

« AU PAYS DU MUFLE » (1)

 M. Laurent Tailhade renie son Jardin des Rêves, dont Théodore de Banville écrivait :« Il contient au plus haut degré les qualités essentielles à la jeune génération artiste et poète, c'est-à-dire à la fois la délicatesse la plus raffinée et la plus excessive, et le paroxysme, l'intensité, la prodigieuse splendeur de la couleur éblouie. » L'œuvre à quoi un tel maître appliquait de telles paroles ne justifie aucunement le dédain en lequel la tient son auteur. Mais c'est affaire à lui, et, comme fit naguère en ce recueil (2) M. Ernest Raynaud, je voudrais ne pas insister sur ces premiers vers. Je les rappellerai néanmoins avant de brièvement indiquer comment, selon que je le crois, l'original esprit et le rare poète qu'est M. Laurent Tailhade — d'abord plus spécialement voué, semblait-il, à cette poésie « d'inspiration catholique où se complaît souvent sa latinité dans les fumées d'encens que traverse une lumière de vitrail » (3) — s'est momentanément détourné du but radieux, comment s'activa l'autre artiste — le terrible autre — d'ordinaire assoupi en lui et ne se manifestant guère, en ses fugaces réveils, que par des épigrammes pour la plupart jamais écrites et en tout cas point colligées en vue du volume.
 Le sonnet Préface du Jardin des Rêves éclaire sur la psychique de M. Laurent Tailhade alors qu'il composa ce livre. Le poète est déjà bien désabusé. Nombreuse est la jonchée légère de ses illusions défuntes, et c'est sans mélancolie — car il n'est pas précisément un élégiaque !— qu'il la contemple, et surtout sans se plaindre. On ne gémit point si l'on est un dieu : il n'a qu'à toucher Lazare pour que Lazare revive. Aussi a-t-il recueilli les frêles vestiges des si tôt mortes, il les a ensevelis dans un riche tombeau, et, au lieu de se lamenter en vain du sort implacable qui les flétrît venant d'éclore, il ressuscite à son gré les fleurs merveilleuses dans tout leur éclat :
  Bien que je sois brisé comme sont les frégates
  Qu'emporte l'océan sur les récifs houleux,
  J'ai gardé le trésor de mes beaux rêves bleus
  Dans des coffrets ornés de perles et d'agates.
  Je remonte parfois le fleuve nébulleux
  De l'enfance, bordé de flores délicates,
  Et je revois passer les robes écarlates
  Des anges disparus dans les ciels fabuleux.
  Les jardins sont remplis de valseuses pâmées,
  Les roses dans les vins se meurent, parfumées,
  Les baisers ont une aîle et passent en riant...

 Toute la flore des rêves d'adolescence et de jeunesse, expirée aux premiers souffles du Mal, resplendit dans le jardin un moment si dévasté. — Résurrection inefficace: l'illusoire réalité a duré tant que se consommait l'œuvre ; le poète n'a plus maintenant que tristesse à se promener en son jardin refleuri, dont les parfums, aussi odorants qu'autrefois pourtant, ne le grisent plus. Les délicieuses fragrances, jadis brises des cieux et qui lui ouvraient l'infini, il sait qu'elles émanent d'une combinaison chimique... Il sait, il sait trop, et sa détresse est profonde:

  Mon âme est un décombre où le vent et la pluie
  Insultent ce qui fut la splendeur d'autrefois,
  Un tableau dédaigné que personne n'essuie,
  Un instrument fêlé qui cherche en vain sa voix,
  Un palais déserté dont les murs noirs de suie
  Se souviennent encore d'avoir couvert des rois.

 Mais le poète est sur le chemin de Damas : il voit soudain, et il s'oriente vers le catholicisme — sinon un baume pour sa misère d'homme sans foi, du moins un inépuisable trésor pour son âme d'artiste. Il a jeté sa gourme dans le Jardin des Rêves, tout de poésies fugitives, à quoi l'on reprocherait de manquer de l'unité sans laquelle il n'est point d'œuvre : son prochain ouvrage sera un livre et non un recueil, livre un par l'inspiration et qui dira les fastes de l'Église, les somptuosités de la liturgie romaine, la magnificence du temple et du tabernacle, la majesté des orgues, la suavité des cantiques montant à Madame Marie... Nul mieux que lui n'évoquera les incomparables splendeurs du culte et n'en exprimera l'infinie beauté artistique : il connaît son architecture imposante, dont les bêtes fantastiques lui ont sans doute confié leurs secrets ; il sait la courbe des arceaux, l'élancement des flèches, la gracilité des colonnes, les légendes et les symboles des vitraux, les pénombres et les lumières des saints lieux, les rares étoffes richement brochées, la rigide draperie ecclésiastique aux plis lourds; il est un extraordinaire sertisseur de gemmes; les enluminures des vieux missels lui sont familières; il a surpris l'onction du geste sacerdotal; il a le sens des choses sacrées et des cérémonies religieuses, et il est peut-être l'unique poète vraiment latin de notre époque si généralement embrumée de métaphysique allemande. Mais, comme il est d'un âge impie et que lui non plus n'a la foi, comme il serait incapable de cette œuvre inférieure qu'est une poésie seulement plastique, l'âme qui vivifiera son livre n'est pas — oh! pas du tout! — celle qu'insufflaient à leurs créations les candides artistes du moyen-âge, et il n'est point téméraire de supposer que cette glorification de l'Église par un prestigieux mais incroyant poète moderne n'aurait pas l'approbation papale...
 Tel est le livre que vraisemblablement, à en juger par certaines poésies du Jardin des Rêves et d'autres subséquentes, nous lirions aujourd'hui, s'il n'était arrivé à M. Laurent Tailhade la commune mésaventure de rencontrer le Mufle — ou plutôt, car, hélas, il le connaissait, la malchance de ne le plus supporter à peu près silencieusement. Mais, aussi, le monstre, depuis quelques lustres, a tant grandi, grossi, que sa formidable hure intercepte la lumière du ciel : son ombre dense noie les parvis, ensevelit les portails où le poète contemplait l'extase des saints de pierre, efface l'histoire éternelle inscrite sur les vitraux, éteint les ors de l'autel et des chasubles, immerge les foules du temple, qui, angoissées, ont tu leurs chants et laissé mourir les cierges. Or, devant le panmuflisme d'une société tellement goujate qu'elle a perdu jusqu'aux primes notions de la politesse, M. Laurent Tailhade a succombé aux assauts furieux de ce que j'appellerai son second moi de poète — le moi aux épigrammes jusqu'alors platoniques, puisque non publiées, — tout à fait différent de l'autre, moins noble aussi, et momentanément la meilleure partie de lui-même fut absorbée par la pire. Au reste, la sanglante satire de Au Pays du Mufle était actuellement fatale de la part d'au moins un de ceux qui, d'humeur peu bénigne, ont très aigu le sentiment du pignouffisme: une telle voix, providentielle, était nécessaire à l'immanente et supérieure justice qui régit le monde. Ne fût-ce que peu de minutes durant, il est consolant de croire à cette justice-là, et j'en verrais volontiers une preuve ici même, en ce que, au lieu du piètre versificateur qui eût pu assumer le rôle de stigmatiser son temps — œuvre informe et partant éphémère, tout au plus bonne à fustiger une époque d'ignominie accidentelle et partielle —, c'est un ouvrier sans égal qui en eut la pensée, de telle sorte que l'universelle et incommensurable vileté contemporaine fût gravée en lignes perdurables sur les tables d'airain.
 Mais, précisément à cause de ce pullulement du mufle, je déplore que M. Laurent Tailhade gaspille tant d'heures à lui bâtonner individuellement le groin — méthode avec laquelle il en oubliera, et des meilleurs, ce qui est dommage — et je le préfère de beaucoup lorsqu'il généralise. La satire qui s'en prend aux individus est inférieure et dangereuse parce que, d'abord, elle est fréquemment injuste ; il y a des degrés dans la muflerie, et, à propos de telle ou telle personne nommée ou suffisamment désignée par son vers, on a jugé que le poète allait un peu loin. Et puis, à ne considérer qu'un seul objet, on est sollicité par des détails sans importance: on ne peut pas ne point apercevoir la verrue du nez qu'on pichenette (gracieux euphémisme en l'occurrence), et, au lieu de courir au but, qui est de ridiculiser d'un mot la difformité de ce nez, on s'attarde à dépeindre la verrue, sa topographie, la sinuosité de ses ravins, la nuance de ses sommets et l'altitude de six poils qu'elle féconde. Énumération et analyse du secondaire au détriment de l'essentiel, et jamais on atteint à la synthèse, qu'on obtient toujours, par contre, à envisager une catégorie, un genre, un groupe. La satire individuelle est, de plus, inopérante ; loin d'y prêter créance, on s'en méfie, et si elle passe à la postérité ce n'est qu'à titre de spirituelle boutade: elle entame à peine l'épiderme, telum imbelle sine ictu. La satire collective, qui, de toute nécessité, n'a souci que des caractères généraux, est moins amusante sans doute, mais d'une portée bien supérieure, et son trait nerveux, point alourdi de fioritures inutiles, véritable arme de guerre, file avec légèreté, décrit une sûre trajectoire, frappe juste où il faut, pénètre profondément et proprement.
 Il serait pédant et superfétatoire en ce recueil, suivi surtout par des lettrés qui n'ignorent point M. Laurent Tailhade, de tâcher à un essai de critique sur Au Pays du Mufle, et de rechercher avec exactitude la place que lui assigne ce volume. M. Armand Silvestre, dans la préface, établit d'ailleurs sa filiation par Villon et Théophile Gautier: « De Gautier il a l'impeccabilité souveraine ; de Villon l'emportement lyrique et l'abondance cadencée du verbe. Son vers passe du frémissement de la lyre au claquement du fouet ». Il me suffira de constater que, depuis des temps immémoriaux, depuis nos plus vieux bardes et nos premiers conteurs, nul livre n'offre un tel ragout d'ironie coupante et d'acerbité d'esprit, et je noterai la constante « belle humeur » souvent facétieuse et toujours caustique épandue en cette œuvre d'un que, sous son impassibilité souriante de parfait gentleman, je soupçonne tant d'être un irréparablement triste. Il n'est pas besoin non plus d'insister sur l'envergure de la raillerie— Ah ! que n'est-elle dédiée à M. Jules Simon pour ses doctes travaux sur la dépopulation ! — intitulée Ballade de la génération artificielle ; sur l'admirable mouvement lyrique de la fameuse Ballade confraternelle pour servir à l'histoire des Lettres françaises ; sur la perfection et la joyeuseté de la Ballade pour se conjouir avec le « Petit Centre »; sur la qualité du sarcasme à froid de Sur champ d'or et de toutes les pièces qui visent le menu bourgeois, sa dame et sa demoiselle ; enfin sur la si doucement mélancolieuse goguenardise — qui me rappelle invinciblement Rutebeuf — de la Ballade sur le propos d'immanente syphilis :
  Du noble avril musqué de lilas blancs
  Hardeaux paillards ne chôment la nuitée.
  Mâle braguette et robustes élans
  Gardent au bois pucelle amignottée.
  Jouvence étreint Mnazile à Galathée.
  Un doux combat pâme sur les coussins
  Ton flanc menu, Bérengère, et tes seins
  Jusques au temps que vendange soit meure.
  Or, en ces jours lugubres et malsains,
  Amour s'enfuit, mais Vérole demeure.
 N'est-ce pas d'un « sentiment » exquis ? Mais M. Laurent Tailhade n'a point l'hypocrisie du vocable, et, lors de sa publication dans le Mercure de France, cette ballade provoqua maintes indignations : de pudibonds crânes pointus ne parvinrent jamais à y voir autre chose que l'avant-dernier mot du refrain, qu'ils taxèrent délibérément de « cochonnerie ». Il n'y a rien à répondre à ces âmes comme-il-faut, sinon qu'elles habitent à toujours le pays d'où le poète a rapporté son livre,  
 J'ai par deux fois, au cours de cet article, souligné l'adverbe momentanément appliqué à l'état d'esprit qui enfanta les poésies de Au Pays du Mufle. Absolue est ma conviction, en effet, que M. Laurent Tailhade ne se confinera point dans la satire. Il ne l'abandonnera pas tout à fait peut-être, mais certainement il songe à l'œuvre annoncée, ce livre au titre si bien à lui et prometteur de toutes les rutilances : Les Escarboucles.


Alfred Vallette.


(1) 1 vol. petit elzévir (Léon Vanier).
(2) Notices littéraires : Laurent Tailhade (n° de janvier).
(3) Armand Silvestre, Préface de Au Pays du Mufle.

THÉATRE D'APPLICATION

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Antonia

 Tragédie moderne en 3 actes et en vers libres, de M. Edouard Dujardin, paraphrasée d'un vers de Richard Wagner : « Ich sah ihn und lachte » (Parsifal). — II est vraisemblable que le grand public, celui qui va au théâtre pour se distraire et non pour penser, n'affluera jamais aux représentations symbolistes, sinon par snobisme en admettant que la chose devienne une mode : l'esprit du public atteint sa plus haute altitude avec les allégories d'opéras, et il y a même parfois le vertige... Les tentatives comme celle de M. Edouard Dujardin, non la première, ainsi qu'on l'a dit, mais une des premières, n'en sont pas moins intéressantes, et il est désirable qu'à côté des théâtres ordinaires, où toujours se dérouleront, dans une forme quelconque, des actions humaines au chiffre facile, des combinaisons passionnelles d'une émotion immédiate, il subsiste une scène où les esprits très compréhensifs puissent se délecter à des spectacles moins rudimentaires.

 M. Edouard Dujardin a choisi un thème d'une grande simplicité, un thème général et non un cas : la tragédie éternelle pour tout dire. L'Homme, après qu'il a parcouru bien des stades de la vie, en quête du bonheur qu'il se doit et qu'il doute de réaliser jamais, rencontre enfin la Femme, la jeune vierge aux rêves vagues et aux désirs imprécis : elle l'attendait comme il la cherchait, et leur destinée s'accomplira. Cependant, au seuil de l'irrévocable, déjà Pâris s'est montré à l'Amante, originelle pécheresse. Oh! elle ne l'a point écouté. Mais, une fois pénétré le mystère, alors qu'elle sait l'Amant, son âme inquiète et curieuse vole à Pâris resongé, nouveau Peut-être, l'Inconnu. Et l'infamie se parfait, jetant l'Amant sur le chemin du Golgotha. Le mystère est un pourtant, quiconque en a le secret n'a plus rien à apprendre: Pâris fut un leurre, et, désillusionnnée, pour toujours assagie, l'Amante revient à l'Amant. Mais, durant la criminelle absence, il a gravi le Calvaire, il est maintenant sur la croix et il y expire. — Telle est l'économie de cette œuvre sentimentale, assurément intelligible, nuageuse toutefois et comme sortie d'un cerveau allemand.
 L'auteur a obtenu des effets musicaux d'une grande intensité avec des assonances répétées; mais il abuse de ce moyen, nuisible en maint passage. Et puis, le drame étant de tous les temps, pourquoi le jouer précisément dans le plus laid des costumes modernes, si affreux tous ? Bien comique était cette redingote parmi les voiles des Vierges nocturnes.
 Personnellement, il ne me déplait point d'entendre un poète chanter son vers lui-même; M. Dujardin aurait cependant mieux fait de laisser le rôle de l'Amant à quelque jeune acteur qu'il eût stylé, enseigné, c'est-à-dire débarrassé de son savoir traditionnel. Mlle Mellot m'a paru un peu figée au premier acte : ç'eût été très bien s'il se fût agi d'une vierge « bien élevée » de bonne bourgeoisie ou même de noble souche, mais la vierge de M. Dujardin est autrement vibrante que ces charmantes poupées. Mlle Mellot s'est d'ailleurs rattrapée au second acte. Quant à M. Fénoux (Pâris), s'il veut se créer une place daus le théâtre de demain, je lui conseille fort de désapprendre beaucoup, beaucoup : ah! ses maîtres doivent être contents de lui!

Alfred Vallette.



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THÉÂTRE LIBRE

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« Le Canard sauvage » d'Ibsen.

 «Alors on soupire, car il ne reste plus qu'un point hermétiquement fermé.. .. et ce point, c'est le canard sauvage. »
 (M. Francisque Sarcey, feuilleton du Temps du 4 mai 1891.)


 Ce drame troublant et singulièrement suggestif (dont l'analyse détaillée demanderait un article considérable qui ne peut trouver place ici), malgré toutes ses imperfections, malgré son manque d'unité, ses longueurs et tous les défauts contribuent à l'obscurcir un peu, jettera, je crois, une vive lueur dans la nuit où tâtonnent, actuellement, les jeunes dramaturges qui ont conscience de la nécessité d'une rénovation théâtrale. Il leur éclairera la voie de l'art synthétiste et idéiste ; il leur apprendra que l'observation réaliste n'a de valeur que comme auxiliatrice de l'idée à exprimer, et qu'aujourd'hui, ainsi que toujours, faire œuvre d'artiste ce n'est point pasticher la vie, mais créer des mythes viables...
 Le photographe Hjalmar Ekdal est marié avec une ancienne maîtresse de l'usinier Werle, mais il ignore cette vieille liaison de sa femme, ainsi que bien d'autres louches histoires qui se passent dans son ménage. Il est très heureux, mais ce bonheur repose sur l’erreur. Est-ce donc un vrai bonheur, un pur bonheur? Gregers Werle, un camarade d'enfance de Hjalmar, ne le pense pas, et il résout de procurer à son ami la vraie et pure félicité, fondée sur la vérité. Il s'introduit dans la maison et pieusement, avec les meilleures et les plus philosophiques intentions du monde, révèle à Hjalmar que sa femme l'a trompé avant son mariage, et peut-être après, avec Werle: que Werle, sous prétexte d'appointements au père Ekdal qu'il a jadis ruiné et déshonoré, entretient en réalité le mari de son ancienne maîtresse, que madame Ekdal était enceinte avant son mariage et que, par conséquent, Hedwig est la fille de Werle. Toutes ces révélations, on le pense, produisent un effet diamétralement opposé à celui qu'en attendait cet illuminé de Gregers. Le drame se termine dans un effondrement de tout le bonheur conjugal des Ekdal par la mort de leur petite fille — pendant que Gregers Werle se demande si réellement le mensonge n'est point la base de toute humaine félicité.
 Au milieu de cette douloureuse tragédie évolue le symbolique canard sauvage qui a tant déconcerté le public. Peut-être l'étonnement produit par cet innocent animal provient-il de notre éducation malgré tout classique, de notre atavisme latin. Nous exigeons d'un être significateur d'idée une certaine aristocratie littéraire. Un cygne, un alcyon, un oiseau Roi, nous apparaissent aisément comme des symboles, jamais un canard sauvage ou tout autre animal familier et trop près de notre vie de tous les jours. Les races du nord, plus réfléchies et moins futilement traditionnelles, n'ont point cette répugnance, ainsi que le démontre la pièce d'Ibsen, et c'est là une supériorité esthétique, car cette généralisation de l'esprit symbolisateur, cette compréhension de l'universelle signification des choses, leur permet un art plus spontanément, plus hautement et plus purement idéaliste que le nôtre.
 Aussi bien, ce scandaleux canard sauvage est-il vraiment un symbole si obscur qu'on l'a écrit? Fort longuement, Ibsen prend le soin de nous expliquer que ce volatile, lorsqu'il est blessé, plonge, et, pour ne point être saisi par le chasseur, s'accroche du bec aux algues du fond, quitte à mourir noyé. Tous les personnages de la pièce, ou à peu près, sont des canards sauvages, en ce sens que leurs âmes blessées se sont accrochées aux algues du mensonge. Et le dilemme de la vie se pose ainsi : ou rester parmi les algues de l'erreur, ou remonter à la surface, vers le ciel de la vérité?... Ibsen ne conclut pas absolument, bien que Relling, qui semble, parfois, son porte-parole, plaide éloquemment, au dernier acte, la nécessité du mensonge vital.
 Les caractères des personnages de ce singulier drame sont tous magistralement établis. Hjalmar Ekdal, le photographe prétentieux, bavard et nul, dont l'invention ..... future doit révolutionner le monde; Gregers, l'énergumène affamé de justice, de philosophie, de réformes; le vieil Ekdal, Relling, Gina, et cette délicieuse petite Hedwig, sont des créations dignes des grands classiques du théâtre. L'interprétation du « Canard sauvage » a été, en somme, excellente, et il convient de particulièrement féliciter Mmes France et Meuris; MM. Antoine, Grand, Pons-Arles, Laudner.


G. -Albert Aurier.



LES LIVRES(1)

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« Bruxelles, le 8 mai 1891.


  Monsieur,
 J'ai quelques remerciements à vous adresser, à vous et au Mercure de France, qui détestez tant - M. de Gourmont

l'a dit — la Déroulédisme artistique et le protectionnisme littéraire.
 Il paraît, s'il faut en croire votre chroniqueur, que j'ai emprunté, sans prévenir, deux métaphores à M. Saint-Pol- Roux : les « cactus de la fièvre » et les « regards, éperviers pour des chasses mauvaises ».
  J'avoue, à ma honte, que je viens, par vous, d'apprendre l'existence de M. Saint-Pol-Roux. J'en suis charmé, seulement — comme on dit dans les Faux Bonshommes — les deux métaphores incriminées sont extraites de Monseigneur de Paphos, un poème qui parut pour la première fois dans la Jeune Belgique, le Ier Juin 1888.
 A qui le cactus ? A qui l'épervier ?
  Vous m'obligeriez beaucoup, Monsieur, en révélant dans le Mercure de France la date exacte à laquelle M. Saint- Pol-Roux a pris possesion, urbi et orbi, de cette fleur et de cet oiseau.
  C'est la seule façon d'éviter la querelle du cactus et la guerre de l'épervier, si indissolublement liées, n'est-ce pas ? au sort de la haute critique.
 J'attends, monsieur, de votre confraternité l'insertion de ce petit poulet, et vous salue,
   Albert Giraud. »

 Jeune, jeune, un peu... lourd, et surtout inexact. Que M. Albert Giraud veuille bien relire la note bibliographique, et il reconnaîtra que M. Edouard Dubus ne l'accuse point d'avoir « emprunté », mais avance qu'il « rappelle », ce qui n'est pas la même chose. — Je ne contredirai pas la déclaration de M. Albert Giraud qu'il ignorait M. Saint-Pol-Roux, je m'en étonne seulement, car — bien avant le Ier juin 1888 — en 1885, M. Saint-Pol-Roux publiait dans une revue qui alla beaucoup en Belgique et à laquelle collaborèrent même MM. Maurice Maeterlinck, Ch. Van Lerberghe et G. Le Roy : La Pléiade. — A. V.

 La Force des choses, roman, par Paul Margueritte (Kolb)
 (Deux de nos rédacteurs ont fait la bibliographie du livre de M. Paul Margueritte : il nous a paru intéressant d'insérer les deux notes.)
 — Un jeune officier démissionnaire par amour; liaison avec une charmante créature, ménage irrégulier, enfant. Opposition des parents à un mariage qui serait de devoir et très honorable. Mort de la jeune femme. C'est le point de départ. D'autres amours se déroulent et cela se clôt par un mariage que n'osent désapprouver les parents, mais qui ne leur plaît pas encore. La Force des choses, c'est la logique ou peut-être l'illogisme de la vie, l'enchaînement des causes, les surprises du cœur, les conséquences souvent folles d'un acte en soi indifférent, l'influence des préjugés sur des caractères par trop raides, etc. Il y a dans ces pages d'une jolie mélancolie des observations extrêmement fines, des tracés psychologiques d'une surprenante netteté, mais l'ensemble est un peu morne, ou du moins l'auteur abuse de la demi teinte, ne différencie ses fonds que par d'imperceptibles nuances. Cette délicatesse de touche n'est peut-être pas excessive en un sujet où, en somme, le principal personnage n'appelle à lui que des sympathies moyennes, n'étant ni brutalisé à l'excès par la vie, ni révolté contre des événements dont il souffre sans y laisser toute possibilité de joies, - mais cela diminue d'autant, à la longue, l'intérêt que l'on prend aux subtiles déductions du récit. Paul Margueritte est un écrivain charmant et plein de grâce, enclin à la douceur des indulgences; il voit symboliquement la vie comme une plante penchante qu'il faut arroser d'absolutions et dont les odeurs, à certaines heures du soir vénéneuses, deviennent, sous un discret soleil, inoffensives. Cette douteuse plante, il l'aime, et, serait-elle plus décidément empoisonnée et empoisonneuse, qu'il lui pardonnerait encore, — rien que pour ses sourires de fleur triste. Faut-il envier ceux qui s'intéressent à la vie, autrement que comme spectacle et mouvement, — ou seulement admirer leur courage ? « Tout coule, tout coule! » C'est peut-être pourquoi il est préférable de ne s'attacher qu'à ce qui demeure ; et quel est le nom de ce qui demeure? — Symbole.


 

R. G.


 Pierre Jorieu vient de perdre Claire, la seule femme qu'il ait aimée, et cette cruelle question l'obsède : — « L'ai-je assez aimée, seulement? » — Il déplore les insignifiantes bouderies, les caresses épargnées. Il croit sa vie finie. — « Nous ne sommes maîtres ni de notre vie ni de notre mort, » a écrit Tolstoï. — « Mais, a dit Flaubert, le temps passe, l'eau coule et le cœur oublie! » Pierre Jorieu revoit Madame de Reynis qu'il avait connue jeune fille. Il se sent moins malheureux. Ses chagrins, revécus devant elle, lui paraissent moins amers, et parce qu'il doit se séparer quelque temps de son amie, son cœur se serre déjà douloureusement. Leur séparation se prolonge assez pour que Pierre s'en console (le mot est bien léger) avec Suzanne Dolbeau. Sous le grand portrait de Claire qui le regarde, de ses yeux fixes, il connaît une nouvelle forme de volupté, le plaisir plutôt que le bonheur. « Cependant le soleil se lève! »— Madame de Reynis est de retour. Pierre prend la photographie de Suzanne et la brûle sans regret. Elle aussi, à son tour, comme Claire, elle est déjà oubliée. « Qu'il aime demain, celui qui n'a point aimé. Qu'il aime encore demain, celui qui a aimé. » (Châteaubriand, d'après Publius Syrus.) S'il est vrai que le roman est une histoire feinte, écrite en prose, où l'auteur cherche à exciter l'intérêt par la peinture des passions, des mœurs, ou par la singularité des aventures, M. Paul Margueritte dédaigne visiblement ce dernier moyen. Aucune complication n'embarrasse son roman, et pour me servir des termes qu'il affectionne, son livre est simplement doux, triste, délicieux. Les choses s'y montrent inexorables autant que Monsieur et Madame Jorieu, mais pas une des victimes ne se révolte. — « Nos vies se sont rencontrées, dit Suzanne, elles se séparent ; nous nous sommes

aimés, eh bien, tant mieux, je ne le regrette pas, allez ! ». — Et Pierre murmure avec un soupir : — « Vous valez mieux que moi! » — M. Margueritte sait l'art de manier les âmes souffrantes avec des doigts délicats, d'éviter les cris inutiles, de teinter les joies de tristesse et de laisser planer sur toute son œuvre, sans banalité, une mélancolie point trop pesante. Il accomplit ce tour de force de nous faire goûter trois cent cinquante pages de prose, par ces temps où l'horreur du délayage commence à devenir sacrée.

J. R.


 Là-Bas, par Joris Karl Huysmans (Tresso et Stock). — Voir page 321.
 Au Pays du Mufle, par Laurent Tailhade (Vanier). — Voir page 357.
 Antonia, par Edouard Dujardin (Vanier). — Voir page 562.

 Les Cahiers d'André Walter, œuvre posthume (Perrin).
 — Le journal est une forme de littérature bonne et la meilleure peut-être pour quelques esprits très subjectifs. M. de Maupassant n'en ferait rien : le monde est pour lui le tapis d'un billard, il note les rencontres des billes, quand les billes s'arrêtent, s'arrête aussi, car s'il n'a plus aucun mouvement matériel à percevoir, il n'a plus rien à dire. Le subjectif puise en lui-même dans la réserve de ses sensations emmagasinées; et, par une occulte chimie, par d'inconscientes combinaisons dont le nombre approche de l'infinité, ces sensations, souvent d'un très loin jadis, se métamorphosent, se multiplient en idées. Alors on raconte, non pas des anecdotes, mais sa propre anecdote à soi, la seule que l'on dise bien et que l'on puisse redire bien plusieurs fois, si l'on a du talent et le don de varier les apparences. Ainsi vient de faire et ainsi fera encore l'auteur de ces cahiers. C'est un esprit romanesque et philosophique, de la lignée de Gœthe; une de ces années, lorsqu'il aura reconnu l'impuissance de la pensée sur la marche des choses, son inutilité sociale, le mépris qu'elle inspire à cet amas de corpuscules dénommée la Société, l'indignation lui viendra, et comme l'action, même illusoire, lui est à tout jamais fermée, il se réveillera armé de l'ironie : cela complète singulièrement un écrivain: c'est le coefficient de sa valeur d'âme. La théorie du roman, exposée en une note de la page 120, n'est pas médiocrement intéressante ; il faut espérer que l'auteur, à l'occasion, s'en souviendra. Quant au présent livre, il est ingénieux et original, érudit et délicat, révélateur d'une belle intelligence : cela semble la condensation de toute une jeunesse d'étude, de rêve et de sentiment, d'une jeunesse repliée et peureuse. Cette réflexion (p. 142) résume assez bien l'état d'esprit d'André Walter : « O l'émotion quand on est tout près du bonheur, qu'on n'a plus qu'à toucher — et qu'on passe. »

R. G.


 Daniel Valgraive, par J.-H. Rosny (Lemerre). — Livre de hautes tendances, prélude d'une œuvre vaste qui, en

même temps qu'elle réagira contre le pessimisme dont nous mourons, ouvrira une route nouvelle, proclamera une morale qui n'est point celle du Christ — le renoncement chrétien étant non seulement inefficace à l'heure présente de luttes sociales, mais si débilitant que lui aussi conduirait nos vieilles sociétés aveulies à la mort : « Ne sera morale complète, dit M. Rosny dans une préface à son livre, que celle où le Bien pourra être la Force, la Lutte, l'Intelligence. Celle où le Génie et l'Orgueil même trouveront tout leur développement, où de puissantes ambitions pourront s'étancher. Celle où se découvriront des études et des créations aussi infinies que dans le Vrai et dans le Beau, celle, enfin, où les races élues tendront vers des bontés aussi supérieures à celles des inférieurs que les Sciences des Européens à celles des Boschimans, et où le Bien, la plus intense communion des êtres, sera conçu comme la source des Psychés les plus belles, les plus profondes, les plus fines et les plus intenses. » — En dehors de la théorie, Daniel Valgraive, à mon sens, est l'œuvre d'art la plus parfaite qu'ait produite M. J.-H. Rosny. Nulle part, en ses précédents ouvrages, ne se trouve cet équilibre, cette harmonie sans quoi il n'est point de beauté. Ici, rien d'étrange, aucune de ces gibbosités dont il a coutume, de ces tartines scientifiques si indigestes : à peine encore quelque phrase trop savante, quelqu'un de ces mots qui sont, dit l'auteur lui-même, sa « maladie ». Réalisation simple d'un sujet complexe, psychologie profonde, intense, angoissante parfois, et pas un instant obscure, infiniment subtile casuistique d'une âme en constante délibération avec elle-même. Livre de tous points remarquable.

A. V.


 L'Androgyne, par Joséphin Péladan (Dentu). — Dans ce volume, aussi brillamment écrit que puissamment imaginé, le Sar fait l'éloge de l'éducation donnée dans leurs collèges par les Pères Jésuites, et proclame l'insigne pureté des relations « particulières » qu'y entretiennent entre eux leurs élèves. Puis il nous montre un de ces derniers, androgyne de par la fraîcheur de son teint et la longueur de ses cheveux (partant fort chastement aimé de ses condisciples), initié, petit à petit, aux charmes extérieurs du beau sexe par une jeune fille de bonne famille, qui, campée quotidiennement à sa fenêtre soit pour changer de chemise, soit pour prendre un bain de pieds ou de corps, se montre à lui, chaque jour un peu moins vêtue. Tant et si bien ! qu'allumé par ce spectacle, l'élève des bons Pères s'enfuit sur le rivage de la mer, et, un beau soir, abuse, dans une grotte, d'une petite bergère qui gardait mal ses moutons, et ron et ron petit patapon.


E. D.


 Confiteor. par Gabriel Trarieux. (Comptoir d'Edition).— Avec les livres de vers, décidément, on est trop volé. C'est d'une belle typographie, de beau papier; les pièces sont disposées proprement, avec des gardes, des marges; mais il ne faut point les lire, car on n'en saurait, consciencieusement, penser du bien. Déjà, M. Trarieux a le désavantage de s'être choisi l'édition de La Gloire du Verbe, des Poèmes Anciens et Romanesques; le rapprochement ne lui est point propice. Avec quelque indulgence, sans doute, on peut, lui aussi, le croire un peu jeune; il dédie son œuvre à son père, à sa mère; et cette filiale affection l'honore. Il a de la lecture, parfois du procédé, parfois le sens musical du vers :

  Les gais amoureux s'en vont sous les branches;
  Autour d'eux tressaille, immense, la nuit;
  Les arbres sont noirs ; les plaines sont blanches ;
  Les gais amoureux s'en vont sous les branches,
  Et le vent léger fait un léger bruit...

 Il écrit même des choses assez subtiles : Orgues, Dolor, J'ai laissé mon cœur en des mains d'Enfant; mais tout cela disparait, noyé dans les platitudes de l'ensemble et parmi tant de pièces faiblotes qu'on n'ose insister. — Peut-être que des donneurs de conseils lui montreront la route. Quand il aura perpétré deux ou trois volumes encore sur le plaisir et la douleur d'aimer, déclamé en rimes plates de nouvelles allégories apocalyptiques (le Silence est ta loi,... le mystère est ta loi...), M. Trarieux fera son devoir de poète et nous donnera de beaux et bons livres. C'est la grâce que je lui souhaite.


C. Mki


 Diptyque, par Francis Viele-Griffin. (Hors commerce). — Le titre seul date d'antiquité ces pages d'exquise poésie; mais ce ne sont point, sur des tablettes d'ivoire, des images ciselées telles qu'en envoyaient à leurs amis les consuls entrant en charge ; ces figures lumineuses et douces qui glissent entre les arbres, aucune heure d'hier ni d'aujourd'hui n'en peut revendiquer les gestes ni les vêtements; elles furent créées hors des âges et vivent en un décor qui ne change pas, la forêt semblable à elle-même tous les printemps et tous les automnes. Une mystérieuse unité relie les deux poèmes si différents : le Porcher et Eurythmie, et un même parfum s'en exhale, né des feuillages, des moissons et de la terre maternelle. Le Porcher, c'est l'exilé volontaire, loin des hommes et des joies futiles et des baisers, parmi les chênes, dans l'ombre qui chante et pleure; parfois à son souvenir se déroulent « des cortèges d'heures oubliées »; parfois aussi des cavalcades bruyantes assiègent ses oreilles et les femmes de jadis viennent puiser l'eau des fontaines en le regardant avec tristesse comme un pauvre fou; et ce fou est le seul sage qui connait la gaîté puissante de la forêt : là, même le vent d'automne rit en poursuivant les feuilles mortes pour qui sait l'écouter d'une âme amie. Dans Eurythmie, reniant les aventures de gloire mauvaise et le pommeau froid des glaives, le poète suit la Reine des paroles immortelles vers les divins retraits où les bruissements des arbres, plus hauts que les voix lointaines de la foule qui souffre, célèbrent l'espoir éternel.

Regretterai-je l'emploi du vers libre qui peut-être nuit à l'illusion plus qu'il ne la sert ? Ce n'est point ici la place pour les longues et si vaines dissertations esthétiques qui seraient nécessaires, — et à quoi bon se plaindre lorsque l'on est charmé, sous prétexte que ce n'est point selon les règles ?

P. Q


 Le Fi Bâlouët, par Jacques Renaud (Bibliothèque Artistique et Littéraire). — Huit nouvelles dont la meilleure n'arrive pas à faire oublier les phrases de vingt-cinq lignes du casseur de pierres Léon Cladel. Quand donc les jeunes gens comprendront-ils que la littérature doit être autre chose qu'une perpétuelle constatation de faits insignifiants. Des études de mœurs paysannes ou des études de mœurs de brasserie sans dessous, c'est toujours le métier du photographe du coin du quai, le plus terne et le plus encrassant qui soit.

 * * *


 Le Pays de la Fortune, par L. Riotor et G. Leofanti. (Ducrocq). — Les éditeurs préparent déjà les livres d'étrennes et de distribution scolaire. MM. Riotor et Léofanti n'ont pas voulu, je pense, écrire un livre d'art, mais une chose récréative et instructive. On y trouve des renseignements sur l'agriculture, les industries possibles au Tonkin, nombre de détails exacts sur l'ethnographie annamite. L'épigraphie et les traditions se recommandent du savant M. Dumoutier — Cependant, appeler le Tonkin Le Pays de la Fortune semble une cruelle ironie. Une bonne compilation, sans doute est recommandable ; M. Jules Verne se fait vieux et le Robinson suisse nous assommait que nous n'avions que dix ans ; mais au moins peut-on dire aux auteurs qu'ils ont regardé avec les lunettes de l'optimisme. Conseiller aux gens de s'établir, de porter leur argent et leurs ambitions sur ces terres de famine, de piraterie, de fièvres et de variole, quand les feuilles locales ne cessent de déplorer l'incurie, l'imprévoyance, la honteuse incapacité de notre administration, et clament à qui veut les lire qu'il faut recommencer la conquête et décréter l'état de siège, c'est pousser un peu loin l'affabulation. L' Annamite est faux, dissimulé, paresseux et voleur ; nous l'armons de nos fusils et il nous tire dessus ; les mandarins nous haïssent et n'attendent qu'un mot de Hué pour commander le soulèvement qui nous mettra dehors. MM. Riotor et Léofanti passent au milieu de ces braves gens, vantent les bienfaits de la civilisation. Ils admirent, s'attendrissent, et, la larme à l'œil, nous crient d'y aller voir. — Grand merci ! Nous en sommes revenus.

C. Mki.


 Hassan le Janissaire, 1516, par Léon Cahun (Armand Colin et Cie) . — « Ces quelques explications, dit l'auteur à la fin de sa préface, suffiront, je l'espère, pour guider le lecteur dans le monde assez nouveau où je me permets de l'introduire » — C'est en effet, dès les premières pages, un étonnement, presque un malaise. Temps passé, pays lointains, mœurs étranges et mots durs aux lèvres, tout conspire à la

déroute de l'esprit. Nous n'aimons pas qu'on nous violente dans nos habitudes intellectuelles, et pour que la paix soit avec nous il faut qu'on nous serve, chaque jour, le léger petit roman d'actualité. Vainement on tenterait d'énumérer en quelques lignes les multiples aventures d'Hassan. D'ailleurs, il importe plus de reconnaître que les personnages ressuscités secouent leurs vêtements de mort et se mettent à vivre, que les déesses se dressent des ruines, que les foules se meuvent tumultueuses, grouillantes, et les armées en ordre magnifique.
 — « Regardez-les : voilà des soldats desquels on dit qu'on peut en conduire quarante par un cheveu ! »
 On aime cette discipline, pour sa beauté, comme une statue. Est-il ample et d'une ligne pure ce geste d'officier : « Le capitaine tira son sabre, à toute longueur de bras : on eût dit qu'il lançait sa lame en l'air ! » La furie du soldat vainqueur, elle est tout entière dans ce mot : « La bataille était gagnée : il n'y avait plus qu'à tuer ! » Quand on a le goût des rapprochements, Hassan le Janissaire fait souvent songer à Salammbô, et de semblables impressions fréquemment s'en dégagent. Et si l'on aime le style de M. Léon Cahun, classique pour le définir d'un terme, la comparaison est reprise, obsède, se justifie. Hassan le Janissaire semble écrit pour ceux qui éprouvent le besoin de s'éloigner du moderne tyrannique. N'était-ce pas la grande préoccupation de Flaubert et la manière de vivre qu'il préférait ? — J. R.

 La Petite Bête, comédie en un acte, en prose, par Paul Port (Vanier). — Deux amoureux fraîchement mariés jouent, dans un salon, à qui aura le plus de sentiments délicats. Horace trouve que sa femme ne l'aime pas encore assez. Jeanne est jalouse de l'affection que sa mère pourrait avoir pour tout autre objet que sa fille. Survient la belle-mère, une jeune mondaine qui affecte un air évaporé, mais, au fond, est désespérée d'être séparée de sa fille. L'ami indispensable et toujours gênant est là, représenté par un baron de Tresmes qui a voyagé dans les pays chauds et en rapporte, lui aussi, une demi-douzaine de sentiments délicats. Ce qui ferait le bonheur de tout le monde, ce serait un nouveau mariage : de Tresmes contre la belle-mère. Jeanne pleure à cette idée... la belle-mère pleure un peu de son coté, mais sans doute en regrettant de Tresmes... Enfin, le modèle des époux et des gendres dénoue la situation tendue sur quatre pointes d'aiguilles, en décidant que belle-maman ne quittera plus sa femme, car il a tout deviné en feignant de dormir à coté des sentimentales plaintes que Jeanne adresse à la trop mondaine Mme de Barnye. De Tresme est peut-être... la grosse bébête de la farce, mais il s'en tire par quelques mots d'esprit. Rideau.
 Il n'y a pas d'observation à faire à M. Paul Fort, d'abord parce qu'il a eu l'idée géniale de fonder un théâtre d'Art en France, et ensuite parce qu'avec deux ou trois touches littéraires de plus il obtenait dans sa Petite Bête une œuvre

très charmante et vraiment nouvelle dans sa naïve donnée, qui est la réhabilitation de la belle-mère, ce pauvre joujou éreinté par des siècles de gauloiseries idiotes. Au point de vue purement scènique, cette piécette est habilement menée, pas de coin vide et pas trop de longueurs, et, deci, delà, une note discrètement tendre qui ferait croire à l'existence de la bonne compagnie. — Une coquille à signaler : Léon Vannier au lieu du traditionnel Vanier, sur le titre de la plaquette.

 * * *


 Les tragédies de Montchrestien, avec notice et commentaire de L. Petit de Julleville (Bibliothèque Elzévirienne, — (Plon et Nourrit). — Après les poésies de Bertaut, l'éditeur Plon donne, dans la nouvelle série de la Bibliothèque Elzévirienne, les tragédies de Montchrestien. L'œuvre valait d'être republiée : il s'y mêle d'étranges survivances du Moyen-âge aux souvenirs de la Renaissance encore tenaces et aux principes nouveaux du futur art classique, comme chez tous les auteurs des trente premières années du dix-septième siècle, époque ambiguë, tumultueuse et d'aventures héroïques et romanesques. Quand donc republiera-t-on aussi les admirables poèmes du sieur Tristan ? Son nom me vient à l'esprit pour deux vers délicieux cueillis dans Montchrestien au caprice de la lecture :


La rose du plaisir délaisse à qui l'arrache
Son épine poignante au plus profond du cœur.

P. Q.


 Le circulaire 94, par J. de Beauregard (Vie et Amat.) — Un volume illustré pouvant servir de guide aux touristes qui voyageront sur la route d'Oberammergau. Longue description du drame de la Passion faite dans le goût catholique, c'est-à-dire pas de sel mais énormément de parti pris. On dirait qu'à Oberammergau la vie se passe dans la Bible... moins les indécences du bon vieux temps. De ci de là des gravures bien laides, cependant si touchantes comme intention! Somme toute, énorme travail de patience parfaitement inutile.

 * * *


 Dodone. La Tour. Deux Rondes. Sur un air flamand, par Paul Blier (Caen. H. Delesques). — Poète qui, tel que Soulary, vécut toujours en Province et, moins encore que le Lyonnais, ne recherche jamais une notoriété qu'il aurait pu acquérir en se remuant un peu, l'auteur de cette petite plaquette de vers est l'un des plus intéressants parmi les Parnassiens ignorés et lointains. Voici, de La Tour, des vers qui peut-être le signalent juste et le caractérisent un peu :
... J'étais encore un écolier
Quand j'osai gravir l'escalier
De la Tour d'ivoire du rêve...
... Me voila vieux; mon temps s'achève ;
Mais je suis fier — vieux et vaincu —
D'être monté, d'avoir vécu
Dans la Tour d'ivoire du rêve.
 Les Deux Rondes, transpositions de deux petits poèmes populaires, sont très charmantes et d'un joli sentiment.

R. G.


 Horas, par Eugenio de Castro (Coïmbra, Alméida Cabral). — C'est le dernier recueil de vers d'un jeune poète portugais, sur lequel son Oaristos avait déjà attiré l'attention et les foudres de la critique officielle de son pays, et qu'on ne saurait trop encourager à continuer de chanter, selon sa foi d'artiste et de chrétien, longe dos Barbaros, en rythmes rares et d'une harmonieuse sonorité suggestive. On saura bientôt, hors du Portugal, le nom d'Eugenio de Castro.

E. D.


 Comment vivre à deux ? par B.-Ch. Gausseron (Librairie illustrée). — Sous le spécieux prétexte de dépopulation, nous sommes inondés, depuis un an, de livres puant la morale à treize sous des docteurs sans clientèle sérieuse. C'est à la fois risible et navrant. Echantillon du style employé : « Les parages où les jeunes mariés ont à diriger le navire conjugal leur sont inconnus : mais ils sont en outre sillonnés de courants perfides et semés d'écueils. » Ces choses-là ne s'inventent pas ! Et tout autour de cette littérature substantielle les coups de ciseaux pleuvent. M. Gausseron prend des citations, vers et prose, sans trop de discernement. Il démarque Jules Simon et risque des sentences de l'Anglaise Mrs. Chapone. Il y a de quoi vous couper le fil de la reproduction pour toujours.

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(1) Aux prochains fascicules: La Création du Diable (Raymond Nyst); Strophes d'Amant (Julien Leclercq); Pétales de nacre (Albert Saint-Paul); L'Heure en Exil (Dauphin Meunier); La Terreur à Paris (François Bournand); Les Fastes (Stuart Merrill); La Comédie des Amours (Edouard Dujardin); Pages (Stéphane Mallarmé); Le Canard Sauvage-Rosmersholm (trad.de M.Prozor); Zézette (Oscar Méténier); Lettre à Sa Majesté l'Empereur de toutes les Russies (Frédéric van Eeden); Ce qui renaît toujours (Jean Carrère); Suggestion (Henri Nizet); Le Salon de Joséphin Péladan; Autour de la lune de miel (Paul Ponsole); Ruades de Pégase (Saint-Thuron); J. Barbey d'Aurevilly (Charles Buet); La Terre Provençale (Paul Mariéton); Le chien de M. Bismarck (F.de Comberousse).

CHOSES D'ART

 Expositions :
 Chez Georges Petit : Exposition d'œuvres de Claude Monet.
 A l'Ecole des Beaux Arts : Exposition de l'Art Lithographique (des Goya, Charlet, Gavarni, Daumier, Manet, Chéret, etc.).
 Exposition des Arts au debut du Siecle (Palais des Beaux Arts — ouverte depuis le 9 Mai).
 Dans le prochain numéro du Mercure de France : une étude sur les deux Salons, par G.-Albert Aurier.
 La maison Tanguy, dépositaire des tableaux des principaux peintres impressionnistes, est transférée 9, rue Clauzel. Elle possède, en ce moment, une merveilleuse collection de toiles de Vincent Van Gogh, un admirable portrait du peintre Empereire par Cesanne, des natures mortes et paysages, du même, des Guillaumin, Gauguin, Emile Bernard, Gausson, etc.
 En vente, douze photographies d'après l'œuvre de Vincent Van Gogh (12 fr.). S'adresser chez Tanguy, 9, rue Clauzel, ou aux bureaux du Mercure de France, G.-A. A.
Échos divers et communications

 A la suite de son article Le Joujou Patriotisme, notre collaborateur Remy de Gourmont, attaché à la Bibliothèque Nationale, a été révoqué de ses fonctions. L'administration de nos archives a fait preuve en la circonstance d'une remarquable sottise, l'article étant dirigé contre le faux patriotisme : rien de plus. Cette pertinace mesure a d'ailleurs été appréciée comme il convenait : M. Remy de Gourmont a reçu, par lettres, de nombreux témoignages de sympathie, et cet extrait de La Bataille résume assez bien l'opinion de la presse :


 « Nous envoyons toutes nos félicitations à notre confrère, avec l'espoir qu'il donnera plus utilement à la défense de ses idées, dans quelque libre journal où l'on ne peut manquer d'accueillir son beau talent, le temps qu'il dépensait en vaines besognes dans le service d'une administration imbécile. »
 Trop tard pour qu'il nous soit possible d'en reproduire un passage, nous lisons dans le Figaro du 18 mai un article de M. Octave Mirbeau : Les Beautés du Patriotisme, qui juge comme il sied la révocation de M. de Gourmont. — Nous adressons à M Octave Mirbeau nos plus chaleureux remerciements, et le prions d'agréer l'assurance de notre gatitude.


A. V.


 Plusieurs de nos abonnés désirant des tirés à part du Portrait de Gustave Flaubert d'après son buste par Clésinger, publié dans notre fascicule de mai, nous avons sollicité et obtenu l'autorisation d'un tirage spécial à petit nombre. Il a été effectué sur peau d'âne in-quarto Jésus (0,36 sur 0,28), à 85 exemplaires numérotés. Prix : 3 francs. (Envoi franco contre bons de poste, mandat ou timbres).

 Le mardi 12 mai, M. Jules Bois a fait à la salle des Capucines une conférence sur ce thème : L'occultisme : Satanisme et Magie. Je ne sais trop quelle impression emportèrent les personnes absolument ignorantes de la question, mais cette causerie était par trop superficielle pour quiconque s'est, même vaguement, occupé des sciences ésotériques. Les jeunes hommes de lettres présents ont applaudi un passage de La Sorcière, de Michelet, et des vers de Baudelaire, mais on a murmuré quand M. Jules Bois a proclamé M. de Strada un grand poète.

 Le 16 Mai, mariage de M. Paul Fort, Directeur du Théâtre d'Art, avec Mlle Marie Theibert. Les témoins de la mariée étaient MM. Theibert père et fils ; ceux de M. Paul Fort, MM. Catulle Mendès et Alfred Vallette. — Parmi les invités réunis à Asnières, Villa Cherubin : Charles Morice, Pierre Quillard, Rachilde, Jules Méry, Mlle Camm, Paul Franck, Henri Quittard, Henri Huot, Paul Roinard, Larochelle, Rivière, Janvier, René de la Villohio, Paul Gabillard, etc.
 Pour paraître prochainement : La Voie Sacrée, poésies, par M. Jules Méry.
 Dans les Entretiens Politiques et Littéraires, un amusant paradoxe de M. Bernard Lazare, Le Justicier, sur la haute moralité du vol ; Commentaire sur l'argent, de M. Henri de Régnier ; de M. F. Vielé-Griffin, Elucidations, parallèle entre certaines affirmations des symbolistes et quelques observations de M. Brunetière (Revue des Deux Mondes, 1er avril 1891), d'où il appert — qui l'eût cru ! — que la nouvelle école et le critique ne sont pas déjà si éloignés de s'entendre.
 Pages, de M. Stéphane Mallarmé, avec un Frontispice a l'eau forte par Renoir, vient de paraître chez l'éditeur Deman, à Bruxelles. Notre prochaine livraison contiendra un article de M. Pierre Quillard sur ce beau livre.
 Nos souhaits de bienvenue à un nouveau confrère au titre singulier : L'Endehors, hebdomadaire (12, rue Bochard de Saron). Directeur : Zo d'Axa.
 Chez Savine : Mœurs Littéraires, par Camille de Sainte-Croix. M. Paul Margueritte écrira de ce livre dans notre numéro de juillet.
 La Conque, Anthologie des plus jeunes poètes, a déjà publié trois des douze livraisons auxquelles elle s'est limitée. Chaque livraison, dit une note, est précédée d'un Frontispice, en vers, inédit, signé d'un des poètes les plus justement admirés de ce temps. Les trois « Frontispices » parus sont de MM. Leconte de Lisle, Léon Dierx et José Maria de Hérédia : les neuf autres seront de Mme Judith Gautier, MM. Maurice Maeterlinck, Stéphane Mallarmé, Jean Moréas, Charles Morice, Henri de Régnier, Algeenon Ch. Swinburne, Paul Verlaine et Francis Vielé-Griffin. Quant aux « plus jeunes poètes », nécessairement point ou peu connus, plusieurs de leurs poèmes sont remarquables : nous y reviendrons bientôt.
 Le dernier numéro de l'Ermitage, qui débute par un article de M. Henry Bérenger sur l’Evolution de M. Barrès, est particulièrement intéressant. Au sommaire, les noms de MM. Charles Morice, Henri de Régnier, Bernard Lazare, Pierre Quillard, Stuart Merrill, Henri Mazel, Pierre Dufay, Georges Fourest, Alphonse Germain, Dauphin Meunier, Adolphe Retté, etc.


 Un nouveau périodique belge, la Revue Libre (Bruxelles, 15, chaussée de Wavre, où nous relevons les noms de MM. Henri de Régnier (quatre fois nommé), José Hennebicq, Raymond Nyst, Henry Classant, Jean Delville, Camille Roussel. — Belle mine, typographie soignée.

Mercvre.

ERRATA
(Tomes I et II)
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Tome I.
P. 19. — Les Elus, vers 16, lire : Les yeux leves vers la Cité splendide et sainte.
P. 23. — Epaves, épigraphe, lire : Pour Louis Denise.
P. 42. — Proses Moroses. Les quatre lignes en épigraphe appartiennent au texte de « La Cloison ».
P. 56. — Marine, vers 14, lire : Dont le faite effrité flambe comme des braises.
P. 108. — Triptyque des Phases, sonnet II, 4me vers du 2me quatrain, lire : Se brise au choc savant de leurs timbres voulus.
P. 109. — In fine : Brinn'gaubast.
P. 128. — L'Auberge, vers 2, lire : Vont s'attabler aux soirs de souffrances charnelles : — vers 16 : Epand une terreur de Royauté brutale.
P. 129. — Le Temple, vers 2, lire : Le bon Ange gardien seul y dit les prières : — vers 9 : Clos est le Tabernacle et le Psautier fermé !
P. 203. — Le Refuge, ligne 25, lire : A l'abri des exploiteurs...
P. 239. — Chanson, 4me strophe, lire : Arrivez, minces — Poètereaux.
P. 284. — Le Forgeron, ligne 21, lire : Taprobane.
P. 323. — Sonnet, vers 14, lire : Essaient d'en apaiser l'inapaisable Rêve.
P. 372. — Titre de l'article, lire : La Théorie alchimique au XIXe siècle.



Tome II.

P. 32. — Nocturne. Au bas de la page, supprimer la phrase Voilà que les choses abandonnent leur ombre comme un manteau qui traîne, ainsi que les virgules avant et après Sale-bougre muet.
P. 48. — La Mer spoliatrice, ligne 17, lire : éteignant la flottante tendresse...
P. 116. — La Gloire du Verbe, ligne 4, lire : Maeterlinck : — ligne 37 : tramer son âme...
P. 117. — Même article, ligne 36, lire : et solidifiées par les époques : — ligne 46 : ... aux facettes sapide-odorante...
P. 129. — Les Quarante Heures, lignes 1 et 2, lire : De tous les jours que l'année, cette joueuse au cerceau... P. 137. — Le Pèlerinage de Sainte-Anne, ligne 33, lire : d'un geste leste.
P. 177. — Le Théâtre des Barbares, ligne 5, lire : la plus vivante production...
P. 178. — Même article, ligne 7, lire : Henri VIII.
P. 180. — Même article, in fine, lire : ça n'est jamais que de la foutaise.
P. 96. — Le Joujou Patriotisme, ligne 28, lire : L'École des Chartes...
P. 283. — La Pluie Purificatrice, vers 13, lire : Réaliser le vœu de ma chasuble en pluie.


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