N° 27. – MARS 1892

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Mercure de France, t. IV, n° 27, mars 1892, p. 193-288.


LA PERVERSITE


I


 « Vivre, a écrit Ibsens, c'est combattre avec les êtres fantastiques qui naissent dans les chambres secrètes de notre coeur et de notre cerveau; être poète, c'est tenir jugement sur soi-même. »
 Ces vers sont terribles. Ils disent toute la perversité qui hante les têtes de notre temps. Je voudrais esquisser ce que j'y vois, et dire quelques mots sur cette perversité.
 Le premier aspect du monde, centralisateur, égoïste et logique, est la continuité. L'expérience de Weber pourrait se formuler ainsi: la notion de continuité croît en raison inverse de la spécialisation tactile. Nous mettons la continuité dans les choses par la centralisation nerveuse, qui nous donne le continu dans la quantité et par la généralisation logique, qui nous donne le continu dans la qualité. Tel est l'aspect simple et extérieur de l'univers, qui résulte de la position de notre unité au milieu d'une multiplicité que nous coordonnons.
 La spécialisation tactile, la science qui en est le prolongement instrumental, nous apprennent que le monde est en réalité discontinu. L'espace interstellaire ne diffère de l'espace intermoléculaire que parce que nous sommes placés entre les deux et que nous mesurons leur rapports. La notion de temps qui est engendrée par celle de l'espace n'est pas non plus exacte sous son premier aspect continu. Il peut y avoir de l'infini entre les moments d'un temps divisé à l'infini. On perçoit très bien que le temps psychologique (et le temps astronomique se mesure par des différence de position dans l'espace) est essentiellement variable. Notre notion du temps se transforme du sauvage à l'homme civilisé, de l'enfant à l'adulte, du rêve à la veille.
 Ainsi l'aspect dernier du monde, après le perfectionnement des sens et de la connaissance, est la discontinuité. (Il serait facile de montrer que qualitativement c'est aussi la notion de ressemblance qui précède la notion de l'extrême différence, et que là encore s'affirme la loi du passage de l'homogène à l'hétérogène.)
 La vision passionnelle et morale de l'univers s'adapte successivement aux mêmes points de vue. L'âme est une d'abord, et qu'elle regarde, raisonne ou désire, elle s'applique toute entière. La notion de la diversité des objets et de la diversité de ses propres parties ne lui vient que plus tard. Elle se conçoit alors sous forme de sensation, de raison, ou de volonté, et accorde une prépondérance à ses espèces. Si elle réalise des créations esthétiques, elle les sépare et leur donne à chacune leur domaine; elle ne produit pas l'homme toue entier, fin et courageux, aventureux et prudent, comme Odysseus; elle jette sur la scène un ambitieux, un jaloux, un irrésolu, Macbecth, Othello, Hamlet. De même que les modernes se distinguent dans la gamme des couleurs des nuances que les anciens n'apercevaient pas, l'âme a aussi fait son éducation des nuances: là où elle était pourpre, elle se voit violette, et mauve, et cerise, et orange, et plus elle se différencie, plus elle donne de valeur à ses molécules.
 Le point de départ moral de l'homme est l'égoïsme. C'est le reflet sentimental de la loi de l'existence, par laquelle l'être tend à persister dans son être. La perversité morale (et j'entends perversité en me plaçant au point de vue de la nature) naît au moment même où l'homme conçoit qu'il y a d'autres êtres semblables à lui et leur sacrifie une part de son moi. La fleur douloureuse de cette perversité est le plaisir du sacrifice. Et si le sacrifice n'est accompli que pour lui-même, cette perversité est absolue: car l'être s'annule dans le but positif du plaisir, au lieu que l'hédoniste ne se tuait que pour éviter la négation de la douleur. Mais si le sacrifice est accompli en vue des autres hommes, au profit de la masse; si l'être tend à persister dans d'autres êtres, de la perversité première est sortie une moralité plus haute, supérieure à la nature même.

II


 « Ces êtres fantastiques qui naissent dans les chambres de notre cœur et de notre cerveau » sont des créations ou des fantômes. Je vois que l'effroyable perversité de Skakespeare a engendré dans sa tête Lear, Richard III, Antoine, Caliban, Falstaff, Miranda, et tant d'autres si divers, qu'il avait voulus tels, et que l'extrême différenciation de ses passions lui a permis de projeter tous, après avoir lutté contre eux. Mais je vois que dans les Revenants le fantôme du père d'Oswald Alving germe dans le cerveau du fils, et l'opprime et le terrifie, et que le fils succombe à la lutte. Je vois tous les pauvres êtres romantiques éclos dans la tête de Madame Bovary ou de Frédéric Moreau les assujettir et les mener à la mort ou au lamentable ennui de la vie.
 Car ceux qui ont pu se différencier et cesser d'être eux-mêmes, savent appliquer leur volonté à la création esthétique, ou l'ignorent, ont engendré les êtres fantastiques ou sont leur proie. Le plus terrible fantôme, sans apparence, sans forme, que rencontre Peer Gynt, le héros d'Ibsen, qui se conçoit sous un nombre infini de formes imaginaires aussitôt réalisées, répond quand Peer Gynt lui demande son nom: « Je m'appelle Moi-Même. »
 On voit très clairement que dans la période que nous traversons, nous sommes soumis aux fantômes de l'hérédité ou de l'extrême littérature. Car notre volonté ne sait plus s'appliquer aux choses extérieures, ni projeter les êtres qui naissent en nous. Les poètes regardent passer l'action, et la regrettent — mais ils n'agissent pas. Le prince Florimond voyait s'enfuir le char où se rouillaient ses glaives ; la Belle au Bois Dormant sommeille sous des berceaux d'épines neuf fois entrelacés ; le plongeur regarde passer le long des parois de sa cloche de verre, tiédie par la vie ambiante, les pendules vivants de la mer. Et Florimond reste prisonnier des fleurs victorieuses ; et les haies de ronces empêchent la Belle d'allonger sa main ; et la vitre des serres chaudes et des cloches de verre arrête en buée l'haleine de ceux qui voudraient galoper par la forêt ou secouer les vagues. Et M. Maurice Maeterlinck nous dit: « j'aurais voulu agir — mais à quoi bon— la mort est là, tout de suite, qui anéantit l'activité. Voyez, elle est parmi les aveugles, dans cette ile de la vie, entourée par la mer inconnue et montante, où ils sont arrivés d'étranges pays; et quand l'action humaine est partie ( — nous ne reviendrons plus —) sur le vaisseau de guerre, l'intruse est venue au milieu des sept princesses. Ayez pitié de nous! car la mort est proche, et nous n'osons étendre la main, de peur de la toucher. »

III


 Imaginons donc un être dont le cerveau soit hanté de fantômes qui ont une tendance à la réalité, comme les images ont une tendance hallucinatoire, et qui, en même temps, ne soit pas encore doué de la volonté nécessaire pour agir, ou pour projeter ses fantômes après avoir lutté contre eux. Je pense que cet être n'est pas rare, et qu'il représente même un moment de l'évolution intellectuelle de beaucoup d'artistes de notre temps. L'intelligence et l'esthétique intérieure se forment bien plus tôt que la volonté. Pour produire une œuvre d'art, il faut que la volonté ait atteint son développement. Auparavant les créations ou les fantômes de l'artiste, puisqu'il ne peut pas encore les réaliser esthétiquement, s'interposeront entre lui et la société, l'isoleront du monde, ou il les introduira dans l'univers, à la manière de Don Quichotte, qui n'a point d'autre folie que celle-là.
 Cet être m'apparait nettement dans l’Écornifleur (1) de Jules Renard. Je ne ferai point de louanges à Renard pour sa forme ni pour son style, ni pour la nouveauté des expressions ni pour de délicieuses eaux-fortes telles que la description de ce prêtre mouillé qui frappe à une cabine:
 « Grelottant, dégouttant, avec sa cuvette de zinc .sous le bras, il ressemble maintenant à une marchande de maléfices qui vient de faire, par une averse, ses provisions pour le prochain sabbat et attend qu'on lui ouvre. »
 Assez d'autres lui parleront demain de l'originalité, de la simplicité, de la force de sa langue. Je voudrais marquer ici brièvement le sens que j'attache à l’Écornifleur et à sa singulière perversité.
 L’Écornifleur est un jeune homme dont le cerveau est peuplé de littérature. Rien pour lui ne se présente comme un objet normal. Il voit le XVIIIe siècle à travers Goncourt, les ouvriers à travers Zola, la société à travers Daudet, les paysans à travers Balzac et Maupassant, la mer à travers Michelet et Richepin. Il a beau regarder la mer, il n'est jamais au niveau de la mer. S'il aime, il se rappelle les amours littéraires. S'il viole, il s'étonne de ne pas violer comme en littérature. Sa tête est pleine de fantômes.
 Il apporte ces fantômes dans un ménage bourgeois. Jamais il ne sera au niveau de ce ménage, ni le ménage au sien. Il veut intéresser des gens qu'il voit déformés, et il les déforme pour les obliger à l'intéresser. Il se doit à sa littérature de traiter le mari en Homais, la femme en madame Bovarv, et de violer la nièce par un beau jour d'été. Entre temps il vit aux crochets de la famille — car l’Écornifleur est pauvre de nature.
 Mais la volonté manque à ses créations. Il est encore trop lui-même. Il rencontre le même être que Peer Gynt. Il a pitié et peur du mari. Le baiser soudain de la femme l'effare, et il se sent dans une action réelle sans soutien littéraire. La jeune fille forcée pousse des cris, souffre, se lamente — et les fantômes de son cerveau n'étaient pas ainsi. L’Écornifleur cède devant lui-même ; il ne sait pas réaliser dans la vie les êtres fantastiques qui ont poussé dans sa tête ; il faut qu'il attende le jour où sa volonté formée les projettera dans l'art.
 Un pouce de plus à son vouloir, et c'est Chambige. Un pouce de moins, et c'est Poil-de-Carotte. Un peu plus d'énergie dans l'action, et il est criminel. Un peu moins d'extériorisation, et le pauvre enfant se plaint de ne pas être compris.
 Et comme ce roman est bien celui des crises! L'être fantastique conçu par l’Écornifleur est arrivé à sa pleine croissance ; il voit la femme qu'il se doit d'aimer ; il va descendre à sa chambre, au milieu de la nuit ; déjà elle a les jambes levées. Mais l'aventure ne se produit pas ; la femme ne l'attend pas — elle dort — les portes seront fermées — l’Écornifleur sera pieds-nus et ridicule. — Il lit des vers en élevant son âme jusqu'au fumivore ; le miracle va se produire ; on écoutera ses poèmes comme il conçoit qu'on les écoute : le mari fait vibrer son couteau dans une rainure de la table et dit : « C'est fini ? »
 Dans un roman fantastique comme Macbeth ou Hamlet, la crise appelle l'aventure ; l'état intérieur du personnage projette le fantôme ou l'événement extérieur. Le pauvre Écornifleur ne trouve jamais les aventures qu'il s'imaginait, quand elles étaient des crises.
 Ainsi la perversité de l’Écornifleur ne va pas jusqu'à pousser ses fantômes dans la vie, ni son esthétique à se contenter de les créer dans l'art. Il est heureusement égoïste. Il se rencontre sur son chemin et recule. Il n'a pas encore pour ses créations assez de pitié pour se soumettre à elles, et souffrir pour qu'elles vivent.
 La littérature a fait naître des êtres terribles dans les chambres secrètes de son cœur et de son cerveau. Mais il est devenu poète ; et dans ce livre il a tenu jugement sur lui-même.

Marcel Schwob.


(1) L'Ecornifleur, par Jules Renard (P. Ollendorff.)

UN MANIFESTE LITTÉRAIRE ANGLAIS


 Le Rhymers' Club, Club des Poètes, ou plus exactement Club des Rimeurs, est l'association de dix jeunes poètes (auxquels s'ajoutent deux ainés, fort connus dans les lettres, Edwin J. Ellis et John Todhunter) qui prirent l'habitude de se rencontrer à la taverne du Cheshire Cheese, dans Fleet Street, pour y réciter des vers, y parler littérature et art, en fumant des cigarettes et en buvant du whisky. Cette taverne, quelque chose comme l'ancien café Procope, a des traditions d'hospitalité spéciale envers les écrivains : on y vit jadis Goldsmith et Samuel Johnson, et cela fut peut-être là, entre deux bouteilles de stout, que le premier lut au second le Vicar of Wakefield, vendu peu après, pour rien, à un libraire qui y trouva la fortune.
 Le volume de vers perpétré là n'a pas, m'écrit–on de Londres, le but unique que se propose d'ordinaire un manifeste ; les poètes qui le signent ne sont pas tous de la même école et, seul, les unit un commun amour de l'art. Néanmoins on y trouve, il me semble, du nouveau, — relativement aux ordinaires imaginations de la poésie anglaise, — et principalement un sens du mysticisme catholique qui ne se rencontre guère ni en Tennyson, ni en Browning, ni en Swinburne, ni guère, sauf erreur, en aucuns autres poètes anglais contemporains, — et surtout anciens.
 D'autre part, la rime riche les attire et les charme ; ils seraient un peu parnassiens, s'il fallait en croire l'un deux, en sa Chanson des Forgerons :

... Gloire à la rime régale.
... Nous martelons la rime d'or,
Nous martelons la rime sonore,
Jusqu'à l'exténuation des échos.

 Et c'est encore, parmi les autres strophes, « la rime divine, le roulement de la rime, le bercement de la rime, la rime royale, la tremblante rime, la rime reine. »
 Pour jeunes que soient ces poètes, ils ne sont pas tous inconnus : W.-B. Yeats, Richard Le Gallienne, Ernest Radford et Arthur Symons (qui en prépare un autre, Silhouettes) ont publié un ou plusieurs volumes de vers ; Lionel Johnson a un nom comme critique littéraire ; T.-W. Rolleston a donné d'excellentes traductions du grec et de l'allemand ; Ernest Rhys a écrit des contes et il dirige la réimpression des classiques anglais, The camelot Series ; Ernest Dowson, Victor Plarr et G.-A. Greene, seuls, n'avaient encore rien donné au public.
 L'annonce du Book of the Rhymers' Club excite une certaine curiosité en Angleterre ; grâce à l'obligeance de l'éditeur, M. Elkin Mathews (At the Sign of the Bodley HeadIn Vigo Street), le Mercure de France peut en donner les extraits qui suivent, au moment même où le volume parait à Londres.

The Pilgrim.


MUSIC AND MEMORY


Across the tides of music, in the night,
Her magical face,
A light upon it as the happy light
Of dreams in some delicious place
Under the moonlight in the night.


Music, soft throbbing music in the night,
Her memory swims
Into the brain, a carol of delight ;
The cup of music overbrims
With wine of memory, in the night.


Her face across the music, in the night,
Her face a refrain,
A light that sings along the waves of light,
A memory that returns again,
Music in music, in the night.

Arthur Symons.

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AN EPITAPH


I dreamed that one had died in a strange place
 Near no accustomed hand,
And they had nailed the boards above her face,
 The peasants of that land,
And wondering, planted by her solitude
 A cypress and a yew.
I came and wrote upon a cross of wood
 — Man had no more to do —
"She was more beautiful than thy first love
 This lady by the trees,"
And gazed upon the mournful stars above
 And heard the mournful breeze.

W.-B. Yeats.


LA MUSIQUE ET LE SOUVENIR


 Parmi les musiques, vagues gonflées, dans la nuit, — Sa figure adorable, — Lumineuse telle que la lumière heureuse — D'un songe en une solitude de joie - Sous le clair de lune, dans la nuit.
 Musique, ô douces, ô palpitantes musiques, dans la nuit, — Son souvenir plane et se berce — Dans ma tête, comme un air de tête ; — La coupe de la musique s'emplit et déborde — Sous le vin que lui verse la mémoire, dans la nuit.
 Sa figure, parmi les musiques, dans la nuit, — Sa figure est un refrain, — Une lumière qui chante avec les vagues de la lumière, — Un souvenir qui revient encore, encore, — Musique dans la musique, dans la nuit.

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UNE ÉPITAPHE


 Je rêvai qu'une était morte en un pays étrange — Loin de toute main accoutumée, — Et ils avaient cloué les planches au-dessus de sa face, — Les paysans de ce pays, — Et, émerveillés, ils avaient planté dans sa solitude — Un cyprès et un if. — Je vins et j'écrivis sur une croix de bois — (Un homme n'avait rien de mieux à faire) : — « Elle était plus belle que ton premier amour, — Cette dame qui dort sous les arbres », — Et je levai les yeux vers les douloureuses étoiles, là-haut — Et j'entendis passer les brises douloureuses.

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CARMELITE NUNS OF THE PERPETUAL
ADORATION


Calm, sad, secure ; behind high convent walls ;
 These watch the sacred lamps,these watch and pray ;
And it is one with them, when evening falls ;
 And one with them, the cold return of day.

These heed not time : their nights and days they make
 Into a long, returning rosary ;
Whereon their lives are threaded for Christ's sake :
 Meekness and vigilance and chastity.

A vowed patrol, in silent companies,
 Life long they keep before the living Christ :
In the dim church, their prayers and penances,
 Are fragrant incense to the Sacrificed.

Outside, the world is wild and passionate ;
 Man's weary laughter and his sick despair
Entreat at their impenetrable gate :
 They heed no voices in their dream of prayer.

They saw the glory of the world displayed,
 They saw the bitter of it, and the sweet :
They knew the roses of the world should fade,
 And be trod under by the hurrying feet.

Therefore they rather put away desire,
 And crossed their hands and came to Sanctuary ;
And veiled their heads and put on coarse attire :
 Because their comeliness was vanity.

And there they rest ; they have serene insight
 Of the illuminating dawn to be :
Mary's sweet Star dispels for them the night,
 The proper darkness of humanity.

Calm, sad, serene ; with faces worn and mild :
 Surely their choice of vigil is the best ?
Yea! for our roses fade, the word is wild ;
 But there, beside the altar, there, is rest.

Ernest Dowson.


LES CARMÉLITES DE L'ADORATION PERPÉTUELLE


 Calmes et tristes en leur certitude; derrière les hautes murailles du couvent; — Elles veillent les lampes sacrées, elles veillent et prient, — Et il y a quelqu'un avec elles quand le soir tombe; — Et quelqu'un avec elles, quand revient le frisson du matin.
 Le temps n'existe pas pour elles : leurs nuits et leurs jours elles les passent — En un long rosaire, toujours recommencé; — Et voici le tissu de leurs vies toutes vouées au Christ : — Douceur, vigilance et chasteté.
 Gardiennes consacrées, compagnes du silence, — Leur existence entière s'écoule aux pieds du Christ vivant: — Dans l'obscure église, leurs prières et leurs pénitences — Montent comme un parfum d'encens vers le Crucifié.
 Dehors, le monde est fou et aveuglé; — Le rire las de l'homme et son désespoir malade — Supplient leur impénétrable porte: — Elles n'entendent aucunes voix en leur rêve de prière.
 Elles virent déployée la gloire du monde, — Elles en virent l'amertume, comme les douceurs:— Elles savaient que les roses du monde doivent se faner, — Et être foulées sous les pieds qui se hâtent.
 Alors elles abandonnèrent tout désir, — Et croisèrent leurs mains et entrèrent dans le sanctuaire ; — Et voilèrent leurs têtes et revêtirent de grossières robes : — Parce que leur beauté n'était que vanité.
 Et elles sont là, dans le repos, avec la sereine vision — De l'aurore illuminante qui viendra: — La douce étoile de Marie dissipe pour elles la nuit, — La native ténèbre de l'humanité.
 Calmes et tristes en leur sérénité; avec des faces usées et douces : — Leur choix de la perpétuelle veille est-il le meilleur ? — Oui, car nos roses se fanent, le monde est fou; — Mais là, près de l'autel, là est le repos.


IN A NORMAN CHURCH


As over incense-laden air
 Stole winter twilight, soft and dim,
The folk arose fom their last prayer —
 When hark! the children's hymn.

Round yon great pillar, circlewise,
 The singers stand up two and two —
Small lint-haired girls from whose young eyes
 The gay sea looks at you.

Now heavenward the pure music wins
 With cadence soft and silvery beat.
In flutes and subtle violins
 Are harmonies less sweet.

It is a chant with plaintive ring,
 And rhymes and refrains old and quaint.
"Oh Monseigneur saint Jacques",they sing,
 And "Oh Assisi's saint."

Through deepening dusk one just can see
 The little white-capped heads that move
In time to lines turned rhythmically
 And starred wite names of love.

Bred in no gentle silken ease,
 Trained to expect no splendid fate,
They are but peasant children these,
 Of very mean estate.

Nay, is that true ? To-night perhaps
 Unworldlier eyes had well discerned
Among those little gleaming caps
 An aureole that burned.

For once 'twas thought the Gates of Pearl
 Best opened to the poor that trod
The path of the meek peasant girl
 Who bore the Son of God.


Victor Plarr.


DANS UNE EGLISE NORMANDE


 Comme parmi l'air chargé d'encens — Filtrait un crépuscule d'hiver, doux et dense, — Le peuple se leva, achevée sa dernière prière, — Mais, écoutez! voici l'hymne des enfants.

 Autour du grand pilier, là-bas, en cercle, — Les chanteurs sont debout deux à deux, — Petites filles aux cheveux de filasse dont les jeunes yeux — Ont des regards couleur de la mer grise.

 Maintenant, vers le ciel, la pure musique monte — En une douce cadence et des résonances argentines. — Les flûtes et les subtils violons — Ont des harmonies moins délicates.

 C'est un chant au timbre plaintif — Et des rimes et des refrains anciens et bizarres : — « O Monseigneur saint Jacques ! » —Voilà ce que l'on chante, et : —« O saint François d'Assise ! >

 Dans la croissante obscurité, on peut voir — Les petites têtes en bonnet blanc qui scandent — En mesure les vers rythmiques — Stellés de noms d'amour.

 Elevés sans nul luxe de soie, — Nourris en nul espoir de splendeurs futures, — Ce ne sont que des enfants de paysans, — De très modeste fortune.

 Pourtant, n'est-il pas vrai? Ce soir-là, peut-être — Que des yeux plus détachés du monde auraient clairement vu, — Parmi ces petits bonnets brillant dans l'ombre, — Le scintillement d'une auréole.

 Ce soir-là, je compris que les Portes de Perles — Sont mieux qu'aux autres ouvertes aux pauvres qui suivirent — Le sentier de la tendre jeune paysanne, — Celle qui porta le Fils de Dieu.


KEATS'S GRAVE

(Written when it was proposed to make a high-road over it)


Dust unto dust ? Ye are the dust of Time,
 Immortals, whose mortality is o'er;
 Names writ in water once — now evermore
Carved on remembering hearts in gold of rhyme.

What though above your heads the pantomime
 Of vulgar traffic clash with daily roar?
 'Tis the same load in life your spirits bore,
The world's indifference to souls sublime.

So all mankind moves on with ceaseless tread,
 Tho' the far goal yon mystic shadow bars,
 Along a road whose dust is heroes' lives.

Sacred no less the soil, than overhead
 That highway to whose end no sight arrives,
 A riven road ablaze with dust of stars.


G.-A. Greene.

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CHATTERTON IN HOLBORN
(Fragment)

Requiem


Perhaps, who knows, the hurrying throng
 Had hopeless signs for him;
I fancy how he wandered long
 Until the light grew dim.

The windows saw him come and pass,
 And come and go again;
And still the throng swept by—alas!
 The barren face of men.

And when the day was gone, the way
 Led down to the lethal deeps:
Sweet Life, what requiem to say?
 'Tis well, 'tis well, he sleeps.


Ernest Rhys.


LA TOMBE DE KEATS


(Ecrit quand il fut question de faire passer une grande route par-dessus.)

 Poussière dans la poussière ? Vous êtes la poussière du Temps,— Immortels, dont la mortalité est abolie; — Noms écrits sur l'eau jadis, et maintenant pour toujours — Gravés sur les cœurs inoublieux en rimes d'or.
 Qu'importe que sur vos têtes la pantomime — Du vulgaire trafic fasse résonner son grondement quotidien ? — Un pareil fardeau, quand vous viviez, vos esprits le portèrent: — L'indifférence du monde pour les sublimes âmes.
 Ainsi toute l'humanité marche sans aucun arrêt,— Malgré le lointain but qui se dresse dans l'ombre, — Le long d'une route dont la poussière est faite avec des vies de héros.
 Il n'est pas plus sacré ce sol que, en haut, — Cette grande route dont nul regard ne voit la fin, — Route fourchue semée d'étoiles en poussière.



CHATTERTON A HOLBORN
(Fragment)

Requiem


 Peut-être, qui sait, la foule qui se hâte — Fut pour lui un signe de désespérance ; — Je l'imagine errant longtemps, — Jusqu'à l'obscurcissement du jour.
 Les fenêtres le virent aller et venir, — Aller et revenir encore ; — Et toujours la foule passait, hélas ! — Oh ! les faces nues des hommes!
 Et quand la journée fut finie, le chemin — Le conduisit aux mortels précipices: — Douce vie, quel requiem proférer? — Tout est bien, très bien, il dort.


TO A PASSIONIST


Clad in a vestment wrought with passion flowers;
Celebrant of one Passion ; called by name
Passionist : is thy world, one world with ours?
Thine, a like heart? Thy very soul, the same?

Thou pleadest an eternal sorrow : we
Praise the still changing beauty of this earth.
Passionate good and evil, thou dost see:
Our eyes behold the dreams of death and birth.

We love the joys of men : we love the dawn,
Red with the sun, and with the pure dew pearled.
Thy stern soul feels, after the sun withdrawn.
How much pain goes to perfecting the world.

Canst thou be right? Is thine the very truth?
Stands then our life in so forlorn a sta'te?
Nay, but thou wrongest us ; thou wrong'st our youth:
Who dost our happiness compassionate.

And yet! and yet ! O royal Calvary!
Whence divine sorrow triumphed through years past!
Could ages bow before mere memory?
Those passion flowers must blossom, to the last.

Purple they bloom, the splendour of a King:
Crimson they bleed, the sacrament of Death:
About our thrones and pleasaunces they cling,
Where guilty eyes read, what each blossom saith.


Lionel Johnson.


A UN PASSIONNISTE


 Vêtu d'un habit tissé avec les fleurs de la passion; — Officiant d'une Passion: appelé de ce nom,— Passionniste: Ton monde est-il le même que notre monde? — Ton cœur, le même cœur? Ton âme, la même âme?

 Tu glorifies une douleur éternelle ; nous — Aimons la toujours changeante beauté de la terre. — Pour le bien, contre le mal, tu sais te passionner: — Nous considérons le songe de mourir et de naître.

 Nous aimons les joies des hommes: nous aimons l'aube — Que rosit le soleil, qu'emperle la rosée pure. — Ta rigide âme sent, après que le soleil est parti, — Combien de souffrances encore il faut pour parfaire le monde.

 As-tu donc raison? ta vérité est-elle la vraie ? — Notre vie est-elle donc un tel désert d'abandon ? — Non, mais tu es injuste pour nous; injuste pour notre jeunesse, — Toi qui prends en pitié notre bonheur.

 Et pourtant ! pourtant! O Calvaire royal ! — D'où la divine Souffrance triompha pendant tant d'années! — Est-il possible que les siècles se soient inclinés devant un simple souvenir? — Ces fleurs de la passion doivent fleurir, enfin.

 Pourpres elles fleurissent, splendeur d'un Roi : — Ecarlates elles saignent, sacrement de Mort: — Autour de nos trônes et de nos plaisances elles montent, — Et nos yeux coupables lisent ce qui est écrit sur chaque fleur.


A RING'S SECRET


Can you forgive me, that I wear,
Dearest, a curl of sunny hair
Not yours, yet for the sake of love
And plighted troth it minds me of?
'Tis in this quaint old signet ring,
A curious, chased engraven thing
I bought because it charm'd my eye
And told of the last century.
Pure gold it was, but dull and blotched,
And brightening it one day I touch'd
A spring that ope'd a little lid,
And there, for generations hid
In its small shrine of pallid gold
— They made such toys in days of old —
A shred of golden hair lay curled;
Worth all the gold of all the world
To some one once, who now — Heigh ho,
That was a hundred years ago!

But dearest, if he loved as I,
He loved unto eternity.


T.-W Rolleston.

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« ONLI DEATHE »

(Inscribed in an Old Ring.)


"Only death us twain shall sever :"
"Nay, that he shall not do", she saith:
"The love I give you is for Ever:
Dark Death for all his dire endeavour
Decrees no parting — only death."


Ernest Radford.


LE SECRET DE LA BAGUE


 Pouvez-vous me le pardonner, que je porte, — Très chère, une boucle de cheveux dorés, — Non des vôtres, et cependant que je les porte en signe de l'amour, — Et de la foi jurée qu'elle me remémore ? — Il y a dans cette étrange vieille bague à cachet — Une curieuse chose gravée et ciselée, — Et je l'achetai parce qu'elle charmait mes yeux — Et me parlait du siècle passé. — Elle était d'or pur, mais noircie et salie,— Et, la nettoyant un jour, je touchai — Un ressort qui ouvrit un petit couvercle,— Et la, caché pendant des générations — En son minuscule sanctuaire d'or pâle — (Ils faisaient de ces sortes de joujous, aux jours de jadis), — Quelques cheveux gisaient bouclés; — Plus chers que tout l'or du monde — A quelqu'un autrefois, qui maintenant... ah! ah! — Cela se passait il y a bien cent ans.

 Mais, très chère, s'il aimait comme j'aime, — II aima pour l'éternité.

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« SEULEMENT A LA MORT »

(Inscrit sur une vieille Bague.)


 « La mort seule divisera notre couple »: — «Non, elle ne fera pas cela, dit-elle, — L'Amour que je vous donnai est pour toujours : — La noire Mort, avec tous ses cruels efforts — Ne peut pas nous condamner à la séparation, mais seulement à la mort. »


BEAUTY ACCURST


I am so fair that wheresoe'er I wend
 Men yearn with strange desire to kiss my face,
Stretch out their hands to touch me as I pass,
 And women follow me from place to place.

A poet writing honey of his dear
 Leaves the wet page, — ah. leaves it long to dry,
The bride forgets it is her marriage morn,
 The bridegroom too forgets as I go by.

Within the street where my strange feet shall stray
 All markets hush and traffickers forget,
In my gold head forget their meaner gold,
 The poor man grows unmindul of his debt.

Two lovers kissing in a secret place,
 Should I draw nigh, will never kiss again;
I come between the king and his desire,
 And where I am all loving else is vain.

Lo! as I walk along the woodland way
 Strange creatures leer at me with uncouth love,
And from the grass reach upward to my breast.
 And to my mouth lean from the boughs above.

The sleepy kine move round me in desire
 And press their oozy lips upon my hair,
Toads kiss my feet and creatures of the mire,
 The snails will leave their shells to watch me there.

But all this worship — what is it to me?
 I smite the ox and crush the toad in death,
I only know I am so very fair
 And that the world was made to give me breath.

I only wait the hour when God shall rise
 Up from the star where he so long hath sat,
And bow before the wonder of my eyes,
 And set me there — I am so fair as that.


Richard Le Gallienne.


BEAUTÉ MAUDITE


 Je suis si belle que partout où je vais — Les hommes ressentent l'étrange désir de baiser mon visage, — Et tendent les mains pour me toucher quand je passe, — Et les femmes me suivent de place en place.

 Un poète qui écrit des douceurs sur sa belle — Laisse la page humide (ah! elle aura le temps de sécher!), — La fiancée oublie que c'est le jour de son mariage — Et le fiancé l'oublie aussi, quand je passe.

 Dans les rues où mes pieds magiques se promènent, — Toutes les affaires se taisent et les trafiquants oublient, — Pour l'or de mes cheveux, oubliant l'autre or médiocre, — Et le pauvre devient insoucieux de ses dettes.

 Deux amoureux s'embrassent à l'écart ; — Si je viens à passer, ils ne s'embrasseront plus; — Je me dresse entre le roi et son désir, — Et partout où je suis, tout autre amour que de moi est vain.

 Oh! quand je vais le long des sentiers dans les bois, — D'étranges créatures m'envoient l'amour effronté de leurs yeux — Et d'entre les herbes grimpent vers ma poitrine — Et d'entre les feuilles des arbres se laissent tomber vers ma bouche.

 Les vaches endormies se meuvent énamourés autour de moi — Et pressent leurs lèvres vaseuses sur mes cheveux, — Les crapauds et les autres bêtes des bourbiers viennent me baiser les pieds, — Les limaçons laissent leurs coquilles pour guetter mon passage.

 Mais tous ces hommages, qu'est-ce que cela me fait? Je chasse le bœuf et J'écrase le crapaud, — Je ne sais qu'une chose, c'est que je suis très belle — Et que le monde fut créé pour me permettre de respirer.

 J'attends l'heure où Dieu se lèvera — De l'étoile qui depuis si longtemps lui sert de trône,— Et s'inclinera devant la merveille de mes yeux, — Et m'installera à sa place : Je suis aussi belle que ça.

HORTORUM DEUS (1)

Traduit de Catulle



Moi! qu'a tiré d'un chêne une fruste cognée,
Mauvais garçons, c'est moi qui garde cet enclos,
Où rit un petit toit de joncs et de roseaux,
Pour qu'il croisse en moissons à l'envi des années!
Car le Maître et son fils, à mon culte assidus,
Observent, tous les deux, les soins qui me sont dus.
L'un surveille mon seuil pour que l'impure ortie
Avec la mauvaise herbe y soit anéantie;
Et l'autre qui sait bien comme on s'attache un dieu,
Soit de fleurs au printemps écloses, soit, en lieu
De fleurs, d'épis naissants me couronne la tête,
Il m'offre des pavots pourprés, des violettes,
Des courges d'un joli vert pâle, et quelques-uns
De ces beaux fruits dorés dont j'aime les parfums.
Il suspend, chaque automne, à ma gaine vermeille
Une grappe élevée à l'ombre de la treille,
Et parfois mon autel — mais je vous en dis trop —
Se réjouit d'un sang d'agnelle ou de chevreau;
En retour de ces soins, je me dois à leur vigne,
Je protège leur clos d'escalades indignes.
Non loin d'ici demeure un vieux cousu d'argent,
On dit que son Priape est assez négligent:
Allez donc marauder dans son clos à mains pleines;
Le sentier qui se trouve à droite vous y mène.

Ernest Raynaud.



(1) Notre collaborateur Ernest Raynaud, qui traduit actuellement Catulle, nous a remis cette poésie le jour même que paraissait notre dernière livraison : il en désire l'insertion immédiate pour — à l'exclusion de toute autre idée — simplement prévenir l'imputation éventuelle, lors de la publication de son livre, d'avoir emprunté telle ou telle épithète aux sonnets de M. José-Maria de Heredia imprimés ici l'autre mois. — N. D. L. R.


PAGES QUIETES

PENDANT LA TONTE



 « Pas la tondeuse, Adolphe, les ciseaux. Les ciseaux seuls enseignent », dit sévèrement Médéric à son apprenti qui commençait un gamin sans importance.
 Puis il continua:
 « C'est une coutume de Villeau-Granteaume, et je l'estime excellente, de cantonner chacun sur le terrain de ses études. Si l'on a besoin d'une notion ou d'une autre, on sait où l'on doit se renseigner. Le docteur Goleau-Toupie joue du violon; j'irai le consulter sur une question musicale. Je m'adresserai pour la sculpture au bonhomme Chalgrin, qui façonne avec tant de goût les pommes de canne. Monsieur Loch, le maître de dessin, me parlera avec exactitude sur la peinture. Le lycée nous est précieux sous ce rapport. Sur Shakespeare, Milton, Anne Radcliffe, c'est le professeur d'anglais, monsieur Smith ; sur Cicéron, Jobair, le professeur de rhétorique; sur Tertullien et saint Jean Chrysostome, le bon aumônier. Je ne vous fais pas mal?...
 « Pour l'hygiène, nous avons Boucaneau, qui m'enseigna jadis les éléments du trapèze et de la corde à nœuds. On ne se fait pas raser chez le pharmacien, sacré nom d'une pipe! Bonjour, monsieur, on est à vous dans cinq secondes...
 « Sur la prophétie, nous ne possédions personne. La prophétie est une science perdue, et nos libres penseurs affirment que prédire est œuvre de fripon. Il y a beaucoup à leur répondre. On n'aurait qu'à exhumer les leçons des hiérophantes d'Egypte enfouies dans les poussières des pyramides, ou à répéter les conférences délivrées à Chicago par divers yoguis hindous. On peut aussi feuilleter nos revues initiatiques... Joseph, prends monsieur qui attend depuis une demi-heure!...
 « Si j'avais eu quelque facilité d'élocution, je me serais distrait à faire délicieusement frémir les jolies femmes, en m'exprimant avec goût sur l'occultisme. Je me contente de lire dans les mains. On gratte les paumes avec l'ongle en distillant des calembredaines ; cela fait rire, et l'amitié s'accroit... Quinine, n'est-ce pas ? Cela vaut mieux...
 « Je crois à l'existence des esprits; nous irons plus tard à travers les mondes planétaires. Je crois à l'avenir ; oui, je crois à l'avenir... Ce n'est rien du tout, c'est un bouton... mais je ne trouvais personne ici pour l'annoncer. Que n'avions nous monsieur Péladan, dont les ouvrages font mes délices ! Quel tact ! quelle finesse! S'il avait voulu, j'aurais fait un pantacle oraculaire avec ses cheveux. Il ne m'a même pas répondu quand je lui ai demandé l'initiation à la Rose-Croix catholique...
 « Car je suis un esprit religieux, non pratiquant, il est vrai, en homme du monde. Défenseur convaincu des prêtre et de leur enseignement, je sais répudier hautement les théories débilitantes du clergé et les puérilités sentimentales. Mes fils, si j'en ai, feront élèves des Pères Jésuites; mais je ne fréquente pas les ecclésiastiques, conservant avec eux, dans nos très rares entrevues, le ton de l'indulgente affabilité et de la parfaite courtoisie. Nous pouvons, je le pense, rester corrects et être d'excellents catholiques.
 « Il fallait un prophète à la-ville, et je résolus d'en parler au conseil municipal. A la rigueur, un mage suffirait qui nous eût tenus au courant des merveilleuses découvertes de l'occultisme contemporain. Non seulement on entretient de nos jours un commerce familier avec les désincarnés, mais, toutes lampes éteintes, les sensitifs ont vu des auréoles orangées nimber les pouces, les nez, les cheveux, toutes les parties pointues des assistants. Là-dessus, aucun doute possible. Le fait est certifié par des bactériologistes, savants que l'on ne peut tromper.
 « On a photographié en Angleterre des jeunes filles, mortes dans l'Inde d'après leurs affirmations; et le cyanure d'argent ne peut être accusé de complicité avec les médiums, pas plus, je le crois, que les médiums de complicité avec le cyanure d'argent.
 « Les instruments les plus mathématiques enregistrent les mouvements d'une feuille de papier à cigarettes juchée sur une pointe d'épingle et impressionnée par une volonté forte. Pas de fantaisie! pas de prestige! des faits! des faits ! La science contrôle l'idéal...
 « Mais personne pour nous renseigner à Villeau-Granteaume.
 « J'ai pensé à faire le voyage de Paris, à devenir moi-même un myste. Le devoir professionnel m'a retenu; mais j'en souffre, monsieur. On raconte que l'élève magicien tue son maître; je ne peux le croire: je l'aurais choyé, le mien; je l'aurais bercé de propos flatteurs; je l'aurais adulé; j'aurais coupé ses cheveux gratis... Joseph, ferme la porte. Tu vois bien que cela donne un courant d'air...
 « Le conseil municipal m'a écouté avec sympathie; il consent à se donner le lustre d'un mage... » J'observai doucement qu'il voulait sans doute dire de « luxe ».
 « Non, non, lustre. » Médéric ne poursuivit pas. Je voyais dans sa pensée les deux mots lustre et luxe se livrer un sérieux combat, et il me finit dans le silence.

Raoul Minhar.


PETITS APHORISMES

SUR L'AMBITION


1


 La folie de l'ambitieux est de monter toujours, fût-ce à reculons, fût-ce à plat ventre.


2


 Il n'y a pas d'ambition qui n'ait coûté mille fois plus de bonheur qu'elle n'en procure.


3


 L'ambition est le ressort du monde, et c'est l'envie qui le tend.


4


 On ambitionne ce qu'on croit mériter; on envie ce qu'on sait ne pas mériter; on jalouse ce qu'on mérite sans pouvoir l'atteindre. Des trois, c'est l'ambition qui a les plus hautes visées.


5


 Celui qui se dit dépourvu d'ambition a, au moins, celle d'être plus sage que les autres.


6


 On ne dissimule son ambition que pour mieux s'en nourrir.


7


 Si l'amour-propre redresse les hommes, l'ambition se charge de les courber.



SUR L'INTÉRÊT


1


 Les trois grandes puissances de l'homme sont: l'ambition, l'amour-propre et l'intérêt.


2


 L'homme atteint son maximum d'énergie par la triple alliance de l'ambition, de l'amour-propre et de l'intérêt.


3


 Il est rare que l'ambition, l'amour-propre et l'intérêt ne se fassent pas échec mutuellement.

4


 Au grand soleil de l'intérêt, toutes les hypocrisies fondent comme des masques de cire.


5


 Nos actions, même nos actions généreuses, ne sont le plus souvent que des spéculations : et, comme à la Bourse, nous en espérons la plus-value.


6


 Nous négligeons volontiers nos intérêts, lorsque nous avons un intérêt supérieur à faire preuve de désintéressement.


7


 Tout se réduit au plaisir. L'intérêt n'est qu'une préparation de plaisir mise en conserve et accumulée.


8


 Nous ne nous occupons jamais des autres qu'en tant qu'ils nous intéressent. Le véritable désintéressement serait de nous occuper de ceux qui ne nous intéressent pas.


9


 Ce sont ceux qui vivent le plus des autres qui se plaignent le plus fort de leur égoïsme.


10


 La philanthropie nuit aux hommes en leur donnant à penser qu'ils peuvent compter sur d'autres que sur eux-mêmes.



SUR L'ARGENT

1


 L'argent n'est pas le bonheur, c'est certain: mais, en dehors des conditions qui échappent par nature à l'effort humain, l'argent est la plus importante des conditions du bonheur.


2


 Médire de l'argent, c'est témoigner qu'au cas échéant on ne saurait pas en faire usage.


3


 L'argent est le dieu du jour. Cela vaut toujours mieux que la noblesse ou que la gloire : c'est palpable.


4


 — J'aime l'argent.
 — Homme vulgaire!
 — J'ai de l'argent.
 — Homme sublime!


5


 La fortune qui vient aux faibles ne leur inspire pas meilleure confiance en eux-mêmes ; mais elle inspire aux autres la précaution d'abuser moins de leur faiblesse.


6


 L'argent hérité est plus noble que l'argent gagné.


7


 Un lingot d'or à la place du cœur vaut encore mieux qu'un caillou.


8


 L'argent et l'opinion étant la constante préoccupation des hommes, les hommes se divisent en deux catégories : ceux qui s'attaquent d'abord à l'argent, pour arriver par lui à l'opinion; ceux qui entreprennent d'abord l'opinion, pour parvenir par elle à l'argent.


9


 La plupart des filous seraient honnêtes, si leurs spéculations avaient réussi. De l'homme probe au filou, il n'y a souvent que la distance d'un coup d'audace.


10


 On s'acharne sur ceux qui se sont laissé prendre, et ceux qui s'acharnent le plus sont ceux qui ne se sont pas laissé prendre.


11


 L'inquiétude, en affaires, est une fâcheuse maladie; c'est la conscience qui bat trop fort.


12


 On a des palpitations de conscience, comme on a des palpitations de cœur. On ne peut pas plus être, dans le premier cas, un homme d'affaires, que, dans le second, un homme d'amour.


SUR LE SUCCÈS

1


 Le succès tient beaucoup aux circonstances, un peu à nous-mêmes et pas du tout à la valeur intrinsèque de nos œuvres. Charlotte Corday tue Marat: et la voilà célèbre à toute éternité, parce que c'est Marat qu'elle a tué. Le même meurtre — et il s'en est certainement commis des milliers de cet ordre — exécuté avec le même courage, sous l'empire des mêmes mobiles, sur quelque tyran domestique, serait resté profondément inconnu. Tel fait d'armes héroïque, ayant des témoins, devient la proie de la renommée; sans témoins, et partant plus héroïque encore, il demeure ignoré. Un pamphlet médiocre, bien lancé et venant à point, soulève un peuple et ruine un empire. Et parfois, dans quelque recoin poudreux de bibliothèque, nous découvrons de merveilleuses pages, dont l'auteur, parfaitement obscur, avait certainement plus de génie que douze de nos romanciers à la mode.


2


 Sans sa querelle avec les Jésuites, Pascal auraitil été célèbre? Et n'étant pas célèbre, aurait-on recueilli ses Pensées? A quoi tient un grand homme ! Il s'est peut-être trouvé dans le monde beaucoup de Pascals qui n'ont jamais eu l'occasion d'écrire.


3


 La renommée est une femme que certains encensent, que d'autres violent, mais qui ne fait jamais les avances.


4


 On est porté, quelquefois très haut, par le succès: mais, qu'il lâche prise, la chute est d'autant plus terrible, si l'on n'a pas d'ailes soi-même.


5


 Le succès précipite l'opinion de ceux qui n'en ont pas.

6


 L'opinion publique est comme un de ces vieux chevaux rétifs, qu'on ne fait lever qu'à grands coups de fouet, mais qui, une fois partis, prennent le mors aux dents.


7


 Le public, qui fait les renommées, n'en acquiert pas une bien bonne à ce jeu-là.


8


 L'opinion publique juge, mais pas en dernier ressort.


9


 Pactiser avec la sottise est le meilleur moyen de s'assurer le succès et de s'interdire la gloire.


10


 La véritable prééminence s'impose d'en haut et ne s'élève pas d'en bas.


11


 Le succès est la raison de ceux qui agissent sans raison.


12


 II ne faut jamais se reposer sur ses lauriers: ce n'est pas un siège bien solide.


13


 Il faut déguster la gloire comme les vins, par petites lampées, qu'on recrache aussitôt de peur de s'enivrer.


14


 La gloire s'abat sur certains comme un coup de massue qui les assomme.


15


 Les sentiers les moins fréquentés sont toujours les plus pénibles et ne sont pas toujours les plus glorieux.


16


 Les succès d'amour ont ce désavantage sur les autres qu'il est défendu de s'en faire gloire.


17


 Un galant homme ne publie jamais ses succès d'amour, mais il pousse rarement la galanterie jusqu'à ne pas les laisser deviner.

18

 Nous recherchons les hommages non pour ce qu'ils valent, mais pour ce qu'ils nous font valoir.

19

 — Le succès a dépassé mes espérances.
 — Vous vous en jugez donc indigne?
 — Monsieur!

20

 Nous préférons triompher nous-mêmes avec les idées des autres, que de voir nos idées triompher avec les autres.

21

 Il y a des hommes assez jaloux pour que leur propre succès leur soit gâté par l'idée de ce qu'ils en doivent à ceux qui y ont travaillé.

22

 Nous voyons dans le succès des autres une injustice à notre égard.

23

 Une injustice dont nous profitons s'appelle de la chance; une injustice dont un autre profite s'appelle un scandale.

24

 On pardonne tout à l'homme qui a de la chance, sauf sa chance.

25

 Nous démêlons mal notre mérite de notre chance, et tout cela s'amalgame pour former notre fortune.

26

 La chance vaut sans le mérite; le mérite ne vaut rien sans la chance.

27

 Il semble que la gloire soit une femme publique, dont chacun voudrait faire sa femme légitime.

28

 La gloire posthume vient à point pour qui sait attendre.

Louis Dumur.

AUTRE TEMPS, AUTRE OPHÉLIE


Ainsi qu'en les larmes du saule
Avec sa gerbe sur l'épaule
Ophélie noya ses douleurs,
Mon Cœur s'est noyé dans mes pleurs.

L'humide ici n'est plus la Vierge,
Hamlet gît dans l'eau comme un cierge
On a troqué les deux esprits
Régnant parmi les vieux écrits.

Désormais la fille est maligne;
Au prince d'aller sous le cygne!
Elle a fleuri sans lendemain
La mémorable de jasmin.

Mais les roseaux sortis de l'onde
Enivreront du moins la blonde
Avec les regards que le vent
Cueillera dans leur œil fervent.

Regards de la funèbre treille,
Allez donc à sa vive oreille
Et puissiez-vous, joyaux discrets,
La rendre folle de regrets!

A LA FLEUR DES FLEURS

Vous semblez un raisin de dame,
Héritière de l'arc-en-ciel,
Sœur bonne de chaque belle âme
A qui sourit ton essentiel.

A vous voir telle un noble exemple
On hait sa propre vérité.
Je crois entrer dans un saint temple
En respirant ta charité.

Cependant ta sage présence
Indispose aujourd'hui mon front,
Ton aube même d'indulgence
Accroît mon vespéral affront.

Aussi quitté-je ta demeure,
En le manteau de mes péchés,
Pour ne pas que ta gloire meure
Entre mes doigts effarouchés.

Je ne veux pas, blessant l'usage,
Etrangler mon juge poli
Ni singer l'homme au laid visage
Ecrasant son miroir joli.

Saint-Pol-Roux.

DE L'ACTION

 Dans l'une de ces brèves histoires, pleines d'une sagesse si savoureuse et si judicieusement opposée au sens commun, Théodore de Banville avait introduit un jeune homme, auteur d'un traité « Sur l'inutilité absolue des arts, des sciences et de la littérature ». Il est regrettable que le maître, poussant à ses dernières conséquences cette idée féconde, ne nous ait pas donné au complet ce médullaire traité. Beaucoup de choses, en effet, seraient apparues d'une inutilité aussi flagrante que les arts et le reste, beaucoup de choses, et, en particulier, tout. Il est difficile de ne pas faire cette réflexion, au moment où des esprits, évidemment légers, prêchent à la jeunesse française une action dont le but, d'ailleurs indéterminé, ne saurait être que chimérique. Pour la minorité intelligente dont chacun fait partie, aucune époque, semble-t-il, ne fut plus propice que la nôtre à se croiser les bras, et attendre.
 Tous les mobiles de volonté ou d'effort que l'on pourrait indiquer deviennent d'une inanité parfaite, en présence des bouleversements sociaux qui vont s'accomplir d'une façon fatale, et tout à fait étrangère au jeu des énergies individuelles. Les questions, aujourd'hui encore intéressantes, de régimes politiques ou de revendications nationales, ne pourront plus se poser à personne quand se transformera la face même de l'univers civilisé. Que ce changement va avoir lieu, et comment, il serait superflu de dépenser de longs raisonnements à l'établir, d'abord parce qu'on le verra bien, puis parce que toute clairvoyance le perçoit déjà.
 Depuis son avènement au pouvoir, la bourgeoisie trésorière a suivi à l'égard des masses pauvres et laborieuses les errements de la noblesse et du clergé, avec moins d'élégance toutefois et plus d hypocrisie. Elle ne leur a laissé, des fruits de leur travail, que la part strictement nécessaire pour le continuer. Seulement, moins avisée que ses devanciers, elle n'a pas entretenu l'ignorance précieuse qui les faisait inconscientes de leur force et partant inoffensives. Elle a miné et détruit ces croyances qui, entre la crédulité des uns et la prévoyance des autres, formaient ce qu'on appelait si justement une religion. Elle n'a pas nourri la bête famélique, mais elle a débouclé sa muselière, et limé sa chaîne, et maintenant que le moment est venu d'être personnellement mangée, elle s'indigne avec un illogisme vraiment frivole. Car elle sera mangée; et, comme il est facile de l'augurer en ces années favorables aux séculaires rapprochements, les neuf cent mille fusils Label de ses trois cents régiments d'infanterie ne sauveront pas la bourgeoisie, pas plus que les sabres du Royal-Allemand ou les mousquets des Suisses n'ont sauvé Louis XVI. Très différents des légendaires chassepots qui devaient partir tout seuls, ces fusils, bien qu'éprouvés, ne partiront pas, au jour suprême où on voudra les tirer, et ce sera pour ceux qui se croient maîtres des détentes un pénible mécompte. Dans cette conjoncture, quelle tâche pourrait s'offrir au jeune homme français? Défendre la bourgeoisie? De toutes les causes perdues, c'est la seule qui ne soit pas intéressante. Il y avait quelque agrément à teindre d'une pourpre dévouée le blanc drapeau fleurdelysé, mais se faire broyer le crâne d'un coup de rivelaine, devant le coffre-fort international qui ne s'ouvrit jamais pour nul des vôtres, serait une duperie sans grandeur. Cette bourgeoisie n'eut oncques pour nos pareils qu'indifférence, haine ou envie; nous ne lui devons rien. Et puis, ce serait tellement vain. Il n'y aura même pas de lutte; ce sera l'accomplissement d'un phénomène physique. Quand vient l'été des mers polaires, nul ne songe à s'opposer au dégel des banquises. Jadis, le tiers-état n'avait affaire qu'à des individus : il les devinait bien vite plus affinés que la masse, accessibles à l'intérêt particulier, à l'ambition, à la vanité, prêts à sacrifier l'hypothétique victoire de caste à la transformation de leur sort personnel: il leur faisait leur part et les résorbait en lui. Mais, aujourd'hui, ce sont tous les meurt de faim qui ont compris qu'ils sont les plus forts, par cela seul qu'ils sont, qu'ils savent, et qu'ils veulent. Que faire? Qu'on aille jusqu'aux épisodes du massacre, du viol et de l'incendie, ou qu'on s'en tienne à une méthodique expropriation, il est bien clair qu'il ne restera rien de la société telle que nous la voyons aujourd'hui. Avant que par la force des choses il ne s'en reconstitue une autre semblable, il y aura une période assez longue sans doute pour que les jeunes hommes d'à présent cessent de voir la douce lumière du jour.
 Mais, se tourner de l'autre côté, combattre dans l'autre camp, ne serait-ce pas un utile emploi des forces inoccupées? Plusieurs d'entre nous, et non des pires, y seraient enclins, volontiers. Ils disent que c'est là qu'est la justice, et regardent avec sympathie les foules longtemps courbées qui se relèvent. D'abord, pourrait-on répondre à ceux-ci, lutter pour une cause qui, d'elle-même et forcément, va triompher, est aussi puéril que de défendre une cause perdue, et c'est bien moins flatteur. Ensuite, des longues misères de ces classes d'hommes, il est illégitime de conclure à leurs mérites: l'antique et pesante oppression qu'elles subirent ne prouve pas que, la roue tournée, elles vaudront mieux que leurs oppresseurs. La vérité est que nous ne savons rien de ces hommes qui viennent. La sympathie qu'on a pour eux n'est que la séduction de l'inconnu sur les esprits curieux. Nous serions parmi ceux-ci comme des étrangers, et nous n'y trouverions que défiance et hostilité. Ils ne verraient en nous que de faux amis avides de se transformer en chefs. Or il n'y a place, là-bas, pour aucune hégémonie. Songez qu'il s'agit d'êtres différant de nous entièrement, par le cerveau, par l'éducation atavique, par les habitudes intellectuelles. Leurs vices mêmes, ce lien commun des hommes, se distinguent peut-être des nôtres. Ils ignorent l'existence de toute littérature, et les noms d'Homère, de Shakespeare et de Mallarmé leur sont aussi indifférents et plus inconnus peut-être qu'aux maîtres de la finance et de l'industrie. Ils n'ont aucun désir de s'assimiler notre forme d'esprit et se trouvent bien comme ils sont, à tel point qu'une autre compréhension de la vie leur restera toujours suspecte. Et leur entrée en scène sera un incoercible déchaînement vers les jouissances ; mais les appétits à même de se satisfaire seront si nombreux qu'ils devront bien vite s'arrêter, les dents longues encore, en face les uns des autres. Pour assurer cette équité distributive si ardemment réclamée et si hautement promise, il faudra un esclavage nouveau, et la période transitoire dont on a parlé verra la tyrannie du nombre se substituer à celle de l'argent. Tyrannie d'autant plus monotone que le tyran étant tout le monde, on n'aura pas la passagère distraction de le renverser pour le remplacer par un autre. D'autant plus lourde que, n'ayant rien à craindre, elle n'aura rien à ménager. D'autant plus exigeante qu'elle ne pourra subsister que par l'assentiment forcé, que par le concours obligatoire de tous, sans exception. Aujourd'hui encore, à condition de ne rien demander à l'organisation sociale et de n'en rien attendre, certains peuvent s'isoler à peu près, et, après lui avoir payé de lourds tributs, se soustraire quelque peu à son inquisition. Il n'ira pas de même dans la société nouvelle, où tout acte, tout vouloir, tout penser, tout désir, devra se soumettre à la norme commune : ce sera la mort de toute exception. S'évertuer vers un tel résultat parait inopportun.
 Enfin, prendre un tel parti exigerait des attitudes qui déplairaient à beaucoup. C'est se retourner vers le soleil levant, évolution fâcheuse. Et puis, que nous l'ayons voulu ou non, et tout en n'ayant pris aucune part à son gouvernement, nous sommes du monde qui s'en va, et il est séant de nous en aller avec lui.
 La seule chose convenable est donc, plus que jamais, de remonter dans les tours d ivoire pendant qu'elles sont encore debout - ce n'est pour longtemps - et d'y rêver, soit aux choses éternelles, soit aux difficultés de la grammaire. Agiter des subtilités linguistiques ou prosodiques semble, en somme, un emploi judicieux et correct des minutes dernières. Et qui donc, sinon les lyres familières, pourrait nous chanter ces chansons suprêmes qui faisaient aux sages anciens des morts sereines, et berçaient leurs rhythmiques agonies? D'ailleurs, à quoi bon discuter : les barbares sont là, et les barbares ont toujours raison.

Marcel Collière.

LES MÉTAMORPHOSES

DE LA DAME DU SOIR


I. - LA FEE AUX MOUSSELINES
.


Surgie en la pénombre odorante du soir,
La bonne Fée aux yeux d'amour, aux mains câlines,
D'un geste ordonne à la Vie âpre de surseoir,
Et l'Heure se revêt de blondes mousselines...

Sur la nef de cristal que mènent les dauphins,
La bonne Fée embarque les Cœurs intrépides,
Et sous l'Astre qui meurt en des tissus d'ors fins
On appareille pour les Vierges Atlantides.

La brise fraîche et folle froisse les roseaux;
Les écharpes du ciel frissonnent sous les eaux
Où la voix de la Fée a suscité des Gloires;

Et le charme infini du soir religieux
Palpite d'un vol fou d'Aiglats prestigieux
Que tente la clarté de soleils illusoires!

II. - L'IMPERATRICE.


Hyacinthe, saphir, émeraude, topaze,
Un ciel artificiel flambe sur la verrière
Où des éperviers d'or qu'aveugle la lumière
Rêvent, écartelés, dans une paix d'extase.

Sous la voûte royale où languissent les fleurs,
Sous la voûte interdite aux cyniques clartés.
Trône, dans la splendeur de perpétuels étés,
L'Impératrice chère aux Ames de douleurs.

Son règne est rude et doux, car c'est la Vierge amère
Dont la main de fer sait museler la Chimère
Et maîtriser les Hippogryphes hasardeux.

Mais les obscurs dévots que nul effroi n'arrête,
Sentent, lorsque son sceptre tombe sur leur tête,
Un peu d'éternité s'appesantir sur eux !

III. - LA MEGERE.


Des pans de ciel ruiné menacent la falaise
Où la mer démontée a jeté l'Armada.
O Soleil mutilé, quel bras te lapida,
Et quel glas pleure ainsi dans la bise mauvaise !

Mains jointes, étendus sur des gerbes de fer,
Les guerriers désarmés vont résigner leurs âmes.
Et, sur leur chair offerte aux baisers verts des lames,
Se lamente le chœur des Femmes de la Mer.

Mais, dominant le fracas sourd des flots livides
Et la clameur plaintive des Océanides
- Tandis que les mourants rêvent de Paradis -

Une sinistre Voix monte en le crépuscule
Qui, déniant l'espoir de leur cœur trop crédule,
Prophétise la nuit sans astres des maudits.

Jean Court.
BATAILLE


Au trot du destrier, que caparaçonna
Le théurgiste Otto de pourpre invulnérable,
En gai campeador, il estramaçonna
Le col, creva le col et pourfendit le rable

Du Lâche, dont le cor, dans le noir val, sonna
L'appel prématuré vers l'Oncle secourable....
Alors, sans qu'un seul poil de son chef frissonnât.
Il piétina le flanc du guerrier misérable.

Et son lourd bouclier d'émail et de métal
Etincelait, tel un soleil occidental,
Tandis que, pour fêter l'écarlate victoire,

Dames sur palefrois venaient de toute part.
Raillant Celui qui n'eut pour arme et pour rempart
Que la triste chanson de sa trompe d'ivoire....

LES CAPTIVES


D'azur, comme des yeux, roses, comme des bouches,
Autour des blancs hennins, des papillons volaient....
Les massifs palefrois, les destriers farouches,
Dans la cour du joyeux manoir caracolaient—

Les pages, bourdonnants et vifs comme des mouches,
Les dames, que les gais chevaliers cajolaient,
Les vieux barons, rêvant d'anciennes escarmouches,
Les nains, les fous, dont les grelots batifolaient,

Et des soudards, meurtris de bosses et d'entailles.
Et les grands levriers et jusqu'aux valetailles,
Spectateurs vils de ces tournois hebdomadaires,

Tous étaient accourus insulter les Captives
Qui, parmi les joyaux des dépouilles votives.
Hurlaient, les poings liés aux dos des dromadaires !...

G.- Albert Aurier.

POIL DE CAROTTE
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LA LUZERNE


 Poil de Carotte et Grand Frère Félix reviennent de classe et se hâtent d'arriver à la maison, car c'est l'heure du goûter de quatre heures.
 Grand Frère Félix aura une tartine de beurre ou de confitures; et Poil de Carotte une tartine de rien, parce qu'il a voulu faire l'homme trop tôt, et déclaré, devant témoins, qu'il n'est pas gourmand. Il aime les choses nature, mange d'ordinaire son pain sec avec affectation et, ce soir encore, marche plus vite que Grand Frère Félix, afin d'être servi le premier.
 Parfois le pain sec semble dur. Alors Poil de Carotte se jette dessus, comme on attaque un ennemi, l'empoigne, lui donne des coups de dents, des coups de tête, le morcelle, fait voler des éclats, et, rangés autour de lui, ses parents le regardent avec curiosité.
 « Son estomac d'autruche digérerait des pierres, un vieux sou taché de vert-de-gris. »
 En résumé, point difficile à nourrir. Il pèse sur le loquet de la porte. Elle est fermée.
 — « Je crois que nos parents n'y sont pas. Frappe voir du pied, toi. »
 Grand Frère Félix, jurant le nom de Dieu, se précipite sur la lourde porte garnie de clous et la fait longtemps retentir. Puis tous deux, unissant leurs efforts, se meurtrissent en vain les épaules.
 — « Décidément, ils n'y sont pas », dit Poil de Carotte.
 — « Mais où sont-ils? »
 — « On ne peut pas tout savoir. Asseyons-nous. »
 Les marches de l'escalier froides sous leurs fesses, ils se sentent une faim inaccoutumée. Elle devient douloureuse. Par des bâillements, des chocs de poing au creux de la poitrine, ils en expriment toute la violence.
 — « S'ils s'imaginent que je les attendrai ! » dit Grand Frère Félix.
 — « C'est pourtant ce que nous avons de mieux à faire », dit Poil de Carotte.
 — « Je ne les attendrai pas, dit Grand Frère Félix rageur. Je ne veux pas mourir de faim, moi. Je veux manger tout de suite, n'importe quoi, de l'herbe. »
 — « De l'herbe! c'est une idée, dit Poil de Carotte, et nos parents seront attrapés. »
 — « Dame! on mange bien de la salade. Entre nous, de la luzerne, par exemple, c'est aussi tendre que de la salade. C'est de la salade sans l'huile et le vinaigre. »
 — « On n'a pas besoin de la retourner », dit Poil de Carotte.
 — « Veux-tu parier que j'en mange, moi, de la luzerne, et que tu n'en manges pas, toi? »
 — « Pourquoi toi et pas moi? »
 — « Blague à part, veux-tu parier? »
 — « Mais si d'abord, dit Poil de Carotte, nous demandions aux voisins chacun une tranche de pain, avec du caillé pour écarter dessus? »
 — « Je préfère la luzerne», dit Grand Frère Félix.
 — « Partons », dit Poil de Carotte.
 Bientôt le champ de luzerne déploie sous leurs yeux sa verdure appétissante. Dès l'entrée, ils se réjouissent de traîner les souliers, d'écraser les tiges molles, de marquer d'étroits chemins qui inquièteront longtemps et feront dire : « Quelle bête a passé par ici? »
 A travers leurs culottes, une fraîcheur pénètre jusqu'aux mollets peu à peu engourdis.
 Ils s'arrêtent au milieu du champ et se laissent tomber à plat ventre.  — « On est bien », dit Grand Frère Félix.
 Le visage chatouillé, ils rient comme autrefois, quand ils couchaient ensemble dans le même lit et que Monsieur Lepic leur criait de la chambre voisine: « Dormirez-vous, sales gars ?»
 Ils oublient leur faim et se mettent à nager en marin, en chien, en grenouille. Les deux têtes seules émergent. Ils coupent de la main, refoulent du pied les petites vagues vertes aisément brisées. Mortes, elles ne se reforment plus.
 — « J'en ai jusqu'au menton », dit Grand Frère Félix.
 — « Regarde comme j'avance », dit Poil de Carotte.
 Ils doivent se reposer, savourer avec plus de calme leur bonheur. Accoudés, ils suivent du regard les galeries soufflées que creusent les taupes et qui zigzaguent à fleur de sol, comme à fleur de peau les veines des vieillards. Tantôt ils les perdent de vue, tantôt elles débouchent dans une clairière, où la cuscute rongeuse, parasite méchante des bonnes luzernes, étend sa barbe de filaments roux. Les taupinières y forment un minuscule village de huttes dressées à la mode indienne.
 — « Ce n'est pas tout ça, dit Grand Frère Félix, mangeons. Je commence. Prends garde de toucher à ma portion. »
 Avec son bras comme rayon, il décrit un arc de cercle.
 — « J'ai assez du reste », dit Poil de Carotte.
 Les deux têtes disparaissent. Qui les devinerait ?
 Le vent souffle de douces haleines, retourne les minces feuilles de luzerne, en montre les dessous pâles, et le champ tout entier est parcouru de frissons.
 Grand Frère Félix arrache des brassées de fourrage, s'en enveloppe la tête, feint de se bourrer, imite le bruit de mâchoires d'un veau inexpérimenté qui se gonfle. Et tandis qu'il fait semblant  de dévorer tout, les racines mêmes, Poil de Carotte, délicat, plus ne choisit que les plus belles feuilles. Du bout de son nez il les courbe, les amène à sa bouche et les mâche posément.
 Pourquoi se presser? La table n'est pas louée. La foire n'est pas sur le pont.
 Et les dents crissantes, la langue amère, le cœur soulevé, il avale, se régale.


Jules Renard.

GENOVEFA
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« Seigneur, je suis une bergère
Éprise de votre ciel bleu,
Où j'ai vu souvent, comme en rêve,
Briller votre face, ô mon Dieu.

Seigneur, vous êtes un bon maître,
Votre joug est doux à porter.
Est-il des clartés et des fêtes
Pour ceux-là que vous rejetez?

O Vous qui parsemez les plaines
De fleurs et d'arbres vénérés,
Je vous aime, Seigneur, et j'aime
Tous les êtres que vous créez.

Je voudrais souffrir pour les faibles
Et je voudrais, par les beaux chants
Qui s'échapperaient de mes lèvres,
Ramener au bien les méchants.

Et les Anges aux blanches ailes
Diraient sur les harpes de jour
Ma victoire surnaturelle
Et le triomphe de l'Amour. »

A.-Ferdinand Herold.

CONTES D'AU-DELA
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L'ANGE NOIR


 Un vol de flamants roses traversait de fantasques nuages d'argent, brodés sur la soie bleu turquoise. Près de la tenture exotique, girait lentement un petit squelette japonais, très blanc, mat, accroché au candélabre par un fil mince, que Pierre n'apercevait pas, du divan où il s'était étendu. Veloutée, tremblante, la clarté douce de la bougie, allumée lorsqu'il rentra, se reflétait dans les deux brillants du plastron empesé, et coulait de chatoyants glacis d'or fluide sur le frac, au revers duquel une minuscule branchette de bruyère achevait de se faner. Les palpitations de la flamme mouraient au bord de la pénombre où se trouvait le visage du jeune homme. Assise devant la cheminée, sur un coussin écarlate, en une pose grave, presque hiératique, sa chatte fixait la pourpre pâle des braises agonisantes de ses yeux phosphorescents — croissants d'émeraude striés de jade. Dans l'obscurité flottante, traversée de lueurs diffuses, l'abat-jour chiffonné d'une haute lampe plaquait une large touche lilas, rehaussée de soufre clair. Le vent, au dehors, jouait une vibrante et lugubre symphonie nocturne, s'échevelait en longues gammes chromatiques, inspirait, de son souffle furieux, l'orgue des cheminées graves, et, répondant à l'appel de la plaintive harmonie, des pensers tristes, faibles, douloureux, s'évoquèrent, les souffrances aussi.
 Pierre sentit, soudain, revenir l'étreinte oppressante, qui tout à l'heure fouilla son cœur avec la persistance d'une pince effrayante dont les mâchoires se resserreraient toujours, sans se rejoindre: c'est maintenant, en sa poitrine, à la fois, une brûlure intense, atroce, et comme un lent déchirement fibre à fibre de tous ses muscles. Il n'ose hasarder un mouvement, sans que ne s'exaspère l'horrible torture. En même temps, sa tête devient d'une lourdeur extrême, à laquelle s'ajoute la fulguration continue de pointes ténues, multiples, vacillantes, s'enfonçant tout à coup, l'assaillant, infatigables, de leurs fines morsures. Le masque contracté, il souffre, silencieux, immobile; seulement ses dents s'impriment en l'exsangue lividité des lèvres, et ses ongles éraillent la paume de ses mains crispées. Par instants, en ondes torrides, des flots de sang courent sous sa peau moite, frissonnante, inondent la face, envahissent le front, puis le crâne, montent à l'assaut, furieusement, tandis qu'aux tempes le balancier insupportable des artères frappe régulièrement ses coups de gong, sonnant la charge; et il lui semble que sa tête est emplie de bêtes grouillantes, dont les gueules innombrables et tranchantes, les museaux affolés fouillent son cerveau. Va-t-elle pas se rompre? Il dut mettre entre lui et l'à-côté le voile opaque et sanglant des paupières abaissées, tant les moindres vibrations lumineuses retentissaient douloureusement sur son être meurtri, décuplées par la fatigante tension de ses nerfs exacerbés, irritables à l'excès, en ce moment de suprême, d'infinie angoisse.
 Puis succède au paroxysme de transes un bien-être relatif, avec toutefois de rapides lancinements, commémoratifs de la terrible passe traversée, derniers éclairs d'un orage, s'apaisant, et qui sillonnent le ciel plus pur, encore que zébré de sombres lambeaux de nuages. La fugitive ressouvenance de la soirée, passée sans aucun présage menaçant chez Madame de Prézilles, s'esquisse dans la cervelle enténébrée, où planent des relents de stupeur; soirée insignifiante, qui s'enguirlanda des habituelles jeunes femmes, du cortège accoutumé d'habits noirs, sans que s'y plaçât le moindre incident à retenir. La trame des sensations pénibles s'amincit, se déchire, disparaît enfin. Pierre respire largement, s'étire, comme délivré d'un mauvais cauchemar, heureux de ne plus rien percevoir d'inquiétant. Enhardi par la tranquillité des nerfs détendus, du corps rasséréné, il se lève, se dirige vers un meuble aux incrustations curieuses de malachite et de jaspe, en ouvre un tiroir: des lettres. Il le repousse doucement, et trouve au-dessus le tabac cherché; minutieusement il en roule une cigarette entre ses doigts demeurés tremblants. De capricieuses arabesques se forment et se défont; des spirales moirées, de bleu laiteux, montent, se perdent en un dessin changeant, escaliers de rêves candides, sertis d'azur. Pierre écoute les rafales, dont continue la course vibrante. Le fracas s'en atténue au travers des persiennes abattues, des vitraux, autour desquels le plomb figé serpente irrégulièrement, des rideaux bruns, rigides, voilant à demi la fenêtre de leur cuirasse, aux bosses cuivrées, et dont les cassures prennent un soyeux, un chaud éclat d'airain luisant, neuf: le bruit de la bourrasque devient ainsi un chant, psalmodiant les mélancolies lointaines, combien douces, semblant répéter la plainte des flots, aux soirs de jusant; et la faible, la si triste mélodie, brode ses arpèges grondants sur le ronronnement monotone du félin assoupi, dont la boule touffue, grise, tache de couleur apâlie le satin cramoisi où il ébauche une éclipse imprécise. Des craquements de boiseries sèches lézardent de brèches sonores le demi-silence.
 Abattu, non par la lassitude bienfaisante qui appelle le sommeil, mais par la survenance des découragements, de la peur éprouvée au sortir du danger, accablé de l'instable et morne fouillis d'idées qui le troublent, le jeune homme ne se résout pas à se coucher, car il connaît trop les insommies cruelles où les membres agités se refusent au repos, où les yeux vaguent dans les ténèbres, où l'esprit rode dans la nuit fantômatique. Cependant, insidieuse, perfide, une somnolente torpeur l'engourdit, à laquelle il essaie de se soustraire, redoutant les affres des visions imaginaires et terrifiantes, qui apportent les craintes, les suffocations, le recul, l'anéantissement vis-à-vis du péril, dérisoire et vain, dangereux pourtant à l'égal d'un réel, sinon davantage.
 La rêverie s'en va, molle, incertaine, fuit par les espaces libres du vaste champ des souvenirs, dévie aux crochets brusques des associations qui l'aiguillent en de multiples sentes. D'abord se rencontrent des insignifiances, vite négligées ; le paysage de fiction s'anime ensuite, se peuple de personnages, qui prennent une vie faite de posthume; des ombres, égarées au tréfonds de la mémoire, reviennent en lumière. Une figure enfin se détache des groupes confus, des coexistences divergentes; une tresse noire, des épaules nacrées, d'une courbe idéale, un torse fuyant de femme la complètent. Quelle fut celle-là? Ah, les lettres entrevues tout à l'heure! Pierre remue involontairement les lèvres, d'où sort un nom; puis, sans le remarquer, il prononce très bas des mots incohérents, n'entendant pas les paroles qui traduisent, inconscientes, ses pensées intimes.
 « Elle doit être morte... Je sens qu'elle est morte... Quand?... Cette nuit, peut-être! Ha, l'étrange pressentiment : mes os se sont glacés...
 « Comment cette idée absurde m'arrive-t-elle, et en ce moment où, par une singulière coïncidence — très singulière, certes — son image me hante, aussi nette de formes qu'au premier jour de son apparition, lorsqu'aux heures d'ivresse elle pénétrait sans bruit dans cette chambre?
 « Pourquoi ne serait-elle pas morte? Je la vois, en ce moment, si pâle; trop pâle pour une vivante. Surtout je n'aime pas cette chevelure terne, incolore, qui masque sa nuque: elle avait de si beaux cheveux.
 « Hein?... Quelqu'un vient de parler, ici, et quelque chose est entré, de froid, de fluide... oui, quelque chose...... la chatte se réveille et miaule, et renifle, son poil se hérisse. Vraiment il se passe de l'anormal : quoi?
 « Je n'observe rien... rien...
 « Aucun bruit. Et je n'ai pas bu d'éther!
 « La force surnaturelle de cette conviction funèbre m'épouvante. Je ne voudrais pas croire à cette glaciale révélation, surgie soudain, immotivée; et il m'est impossible de me soustraire à l'évidence étrange dont elle m'accable.
 « En hiver, le jour tarde à poindre : les heures ne prennent leur vol que pesamment, et je suis seul, seul, toujours seul, sans autre compagnie que celle des méchantes pensées! Aussi, ne fus-je pas cruel, lâche, impitoyable, lorsque la voix stupide de l'orgueil parla en moi. Je l'ai laissée partir, voilà tantôt dix mois... oh, après une scène futile, que j'eusse terminée d'un mot. Ce mot brûlait mes lèvres; par vanité imbécile, par sot amour-propre, je ne l'ai pas prononcé. D'un baiser, d'un geste, je pouvais la retenir : elle était si bonne, si charitable à mon âme facilement blessée. Mes bras, que je devais tendre, sont restés inertes, ma bouche close, mes yeux durs. Pendant la seconde fatale, où elle s'arrêta au seuil de cette porte, se retournant à demi, incertaine encore, la notion exacte du demain vide d'elle, de la bassesse de ma conduite, m'effraya. Je la laissai partir... Voici tantôt dix mois; n'est-ce pas plutôt hier,que je cherchais sa forme svelte à mes côtés, que je croyais entendre le bruissement accoutumé de sa jupe, le piétinement menu de ses pas?... Jamais je ne la revis ailleurs qu'aux chimériques contrées de songe... Morte! »
 Pierre, désireux d'échapper à l'emprise des regrets stériles, se résolut à l'éther.
 Bientôt, il sourit aux prodigieuses, aux démesurées merveilles, dressées dans la brume onduleuse de l'Imaginaire. Un tourbillon passe, balançant sa vapeur grise, terne, au-dessus des gouffres immenses d'Infini, qui vont jusqu'aux mauves horizons, devinés si lointains que de l'Espace énorme émane un délirant vertige, un superstitieux effroi, mêlé d'attrait. Le sol est jonché de floconneuses plumes d'oiseaux; il s'agite de convulsions lentes, se couvre de pustules qui gonflent, s'enflent jusqu'à éclater, puis se réduisent à de mignonnes bulles: elles s'évanouissent. Des masses se meuvent, rampent, se déplacent, avec de sinueuses déformations courbes ; une incandescence de brasier plane sur ce chaos, qui se précise.
 « Vois-tu : là-haut vont scintiller les lampes de cristal, aux lustres miroitants, d'où tombe la cascade étincelante des pendeloques vertes et rouges. Les bayadères peintes, comme de frêles idoles dont les membres aigus seraient vêtus de mousseline, courent en fresques de mosaïque autour de la voûte rutilante. Sur les piliers, carrés robustes, puissants, que constellent des clous bronzés, s'en dressent d'autres, colonnes de cinabre, où s'érige l'image sacrée de la Bonne-Déesse!
 « Vois-tu, amie, comme s'élance l'essaim tourbillonnant des ballerines souples, provocantes guêpes au corselet niellé de damasquinures d'ombre, légères, si légères ! Les tambourins grondent, et les flûtes profèrent des modulations harmonieuses. A ce spectacle, mes membres se délient des attaches terrestres, et j'éprouve une jouissance inexprimable à ne plus percevoir le fardeau de la vie, à planer au-dessus des laideurs humaines oubliées!
 « Reste ainsi près de moi, amie... Ah j'ai senti naguère que tu entrais silencieuse, j'interrogeai... tu ne me répondis pas. Tu avais froid, car le frôlement de ta vêture fluide m'a touché... tu ne t'es pas assise près du foyer... Près de moi reste encore ; dis-moi que tu as oublié le funeste moment où je fus si mauvais ?... Si tu savais, m'amie, comme j'ai souffert, comme j'ai pleuré, comme j'ai maudit mon absurde et néfaste colère. Maintenant, je me ferai si humble, si soumis, si tendre, que tu m'aimeras; nous étions si heureux autrefois! Pardonne, de grâce, pardonne-moi. Belle ! Tu es toujours belle! Tes cheveux très longs — comme tes cheveux sont longs ! — brillent encore d'une teinte incertaine d'améthyste ou de saphir que je me plaisais à y regarder luire. Et tes yeux, tes yeux noirs — en vérité ne sont-ils pas plus noirs! — apportent à mon âme le repos qu'elle y trouvait jadis. Tu gardes ce teint virginal, alliciant, que possédaient tes chairs éburnéennes... Mais où vais-je chercher des chairs?... Il fait sombre; oui, il fait très sombre; et je n'aperçois, par les ténèbres, que de vagues îlots blanchâtres.
 « Pourquoi ne me parles-tu pas? J'adore ta voix, j'adore entendre son timbre mélodieux et frais. Tu restes muette... et ce voile qui t'enveloppe?...
 « Vas-tu le rejeter, pour m'apparaître radieuse, éblouissante, parée comme à une fête... Et quelle fête serait plus joyeuse que celle-ci! Car tu me reviens, n'est-ce pas, tu as oublié, tu pardonnes? Dis-moi un mot; donne-moi un baiser...
 « Ah, voici de la lumière, et ce rayon de lune, filtrant discrètement, vaut pour moi l'irradiance de tous les soleils, puisqu'il me permet de mieux te voir...
 « Tu ris, je crois, tu ris, et tes petites dents nacrées réverbèrent la clarté qui les illumine... Ciel! c'est horrible! est-ce que je rêve ! Non, non, elle me fait mal... Ces ongles, ces ongles en pointe, ces ongles de morte, qui s'enfoncent en mon cou... et cette tête décharnée, osseuse, qui me regarde de ses orbites vides... Ah ! »
 A un trophée d'armures, il arrache un couteau ouvert, et, hagard, frappe le fantôme...
 Dans le même temps il ressent une commotion vive à sa poitrine; sa chemise s'empoisse d'une liqueur tiède. Pierre titube, hébété, tombe défaillant, et, après avoir mal repris conscience du réel, meurt sans comprendre qu'il s'est tué lui-même, victime d'une hallucination mensongère, au cours de laquelle, attribuant ses sensations à une personnalité étrangère, il a cru à la présence réelle de l'amante délaissée, à sa transformation macabre, ignoré qu'en lui portant ce coup il n'atteignait que soi.

 La chatte geint doucement, en flairant le cadavre, tandis que, près de la tenture exotique où un vol de flamants roses traverse de fantasques nuages d'argent, le petit squelette japonais continue de girer lentement, accroché au candélabre par un fil mince, que Pierre n'aperçoit plus.

Gaston Danville.



II a duré moins qu'une fleur dans votre main,
Ce voyage entrepris à l'aventure, ensemble,
Vers un ciel d'éternel printemps qui vous ressemble
Me voilà seul et j'ai perdu votre chemin.


Mais je vous chante au fond des forêts où m'écoute,
Seul, le chœur étonné des Faunes; et, tandis
Que je leur dis et leur redis nos paradis,
Le regret obscurcit mes regards, goutte à goutte.


Alors, donnant l'empire à mes yeux immortels
Par delà l'horizon de cette humaine vie,
Un bon Ange apparaît soudain, qui me convie
A voir mes songes incarnés en doux pastels.


Et je vous ai sans nos poussières de la terre,
Sans les tentations dont le régne est puni:
Pure évocation d'un silence infini,
Irradiant tous les mirages du mystère.


FÊTE

Pour Stuart Merrill.

L'or rosé de l'aurore incendie
Les vitraux du palais où se danse
Une lente pavane affadie
Aux parfums languissants de l'air dense.


L'éclat falot de la bougie agonise
A l'infini dans les glaces de Venise.
Les rideaux mal rejoints sont aux franges
Allumés des splendeurs de l'aurore;
La musique a des sons bien étranges:
On dirait un remords qui pérore.


Mourants ou morts déjà les sourires mièvres,
Les madrigaux sont morts sur toutes les lèvres.

On s'en va, deux à deux, sans étreinte,
Sans cueillir un lambeau de dentelle,
Tressaillant tout rêveur, mais sans crainte,
Au bruit sourd de son cœur qui pantèle.


Pour défaillir, ne faut-il pas qu'on oublie
Le triste éveil d'une ancienne folie?

Dans la salle de bal nue et vide
Reste seul un bouquet qui se fane,
Pour mourir du même jour livide
Que le cœur des danseurs de pavane.


L'éclat falot de la bougie agonise
A l'infini dans les glaces de Venise.

Edouard Dubus.

BERNARD LAZARE
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En quel pays? Mystérieux ou précis, lointain ou proche, voilé de moelleuses brumes, illuminé de chaudes clartés? Partout peut-être: nulle part aussi. En un pays.
B. L.


 Il y a toujours une sorte d'appréhension à voir réunir sous un même titre des œuvres jadis éparses et dont on avait goûté le charme individuel : elles pourront se nuire réciproquement, et, dans la nouvelle atmosphère que crée autour d'elles cette vie désormais commune, se décolorer par l'ambiance et prendre un aspect inattendu. Avec cette crainte, j'ai ouvert le Miroir des Légendes (I) comme un livre neuf, inconnu, qui ne fût pas défloré déjà par la violation préalable d'un souvenir trop exact; à peine du plaisir d'autrefois avais-je consenti à garder la curiosité inquiète de savoir si entre les feuillets encore intacts sommeillait l'avorton chétif et rudimentaire d'un monstre voué à la mort immédiate ou la gloire future d'une pensée organique et harmonieuse. Quand j'ai refermé le livre lu en tremblant, l'impression m'est restée non d'une hydre, mais d'une belle amazone, pensive et farouche, qui levait sans effort vers le ciel ; glaive triomphal, et portait bravement son riche harnais de guerre, encore qu'à mon gré le poids de l'armure surchargée de joyaux donnât à son geste et à sa démarche une roideur un peu hiératique et d'apparat. Telle, à mesure que je tournais les pages, lentement, l'image émergeait de l'ombre, prenait corps et s'enfermait dans l'étincelante gaine de métal, telle je la vois maintenant. Mais de quelles analogies es-tu née et pourquoi te penches-tu ainsi vers moi, mystérieuse figure, toi et non une autre? Pourquoi ? Je le sais et tu es bien l'effigie de l'œuvre qui t'a évoquée.
 A cette heure où nos oreilles sont assiégées par les clameurs adverses des hordes naturalistes à l'agonie et du troupeau bêlant et brayant des gens qui se proclament vertueux, la joie n'est que plus vive d'entendre la voix rhythmique de la légende, étrangère à la bassesse et à l'ineptie. Ailleurs, dans la contrée des Formes pures et des idées éternelles, M. Bernard Lazare s'en est allé, et il répète maintenant les paroles qu'il a entendues dans son rêve d'art. C'est là, semble-t-il, le devoir strict de quiconque s'arroge d'écrire ; mais puisque les niais affirment que l'art ne vient que par surcroit, comme un luxe inutile et presque blâmable, s'adjoindre à la pensée, il faut bien indiquer que cette condition essentielle du désintéressement esthétique est observée, de la première à la dernière ligne, dans le Miroir des Légendes. Non que toutes les parties soient d'égale valeur: mais toutes attestent le souci de la beauté.
 C'est là une qualité commune à tous les artistes consciencieux, qualité presque négative et qui n'acquiert son importance que par un heureux succès de l'effort: je dois donc dire comment M. Bernard Lazare a exprimé ce qu'il concevait et quelles sont ses affinités intellectuelles. On pourrait peut-être diviser les esprits en deux grandes catégories : les uns sont surtout frappés par les relations abstraites des choses; dans le spectacle du monde et de l'homme, ils ne distinguent guère que le monotone déroulement des lois ; les autres s'attachent plutôt au décor et se laissent distraire par la richesse des couleurs, la grâce des attitudes, le chatoiement des costumes. Certains écrivains appartiennent d'une manière exclusive à l'une de ces deux catégories, et ne peuvent être compris que par les intelligences de leur ordre: Kant et Victor Hugo par exemple. Par une méprise assez fréquente, il adviendra qu'on reproche à Hugo de ne point penser parce qu'il ne se représente l'univers que par des images: mais c'est, en bonne foi, une forme de pensée aussi légitime qu'une autre. Le poète absolu serait celui qui réunirait harmonieusement ces aptitudes diverses et presque hostiles et qui pourrait satisfaire en même temps aux exigences des esprits les plus opposés. M, Bernard Lazare à tenté cette aventure dangereuse, et l'entreprise seule n'est point d'une âme vulgaire : il est vrai que par un assez rare événement le monde extérieur existe pour lui sans qu'il dédaigne la métaphysique. Il a donc voulu, dans une série d'amples poèmes en prose, rendre sensibles et vivantes des conceptions philosophiques.
 Telle est du moins l'évidente intention de ce livre; mais elle est si audacieuse qu'on ne saurait sans injustice reprocher à l'auteur d'avoir quelquefois failli, étant un homme: il importe cependant de signaler deux légendes moins parfaites, parce qu'elles montrent bien que M. Bernard Lazare serait, par nature, plutôt parent des écrivains plastiques. L'Offrande à la Déesse est un récit de la préhistoire, conforme aux découvertes les plus récentes ; Les Descendants d'Iskender, un conte oriental très somptueux; mais ici et là il serait vain de requérir rien que des tableaux exécutés avec beaucoup de science, d'imagination, de force et de charme. Ailleurs ce manque d'équilibre est moins apparent et ne se reconnaît qu'à de légères dissonances de langage : dans La Gloire de Judas, l'une des idées fondamentales du christianisme, la nécessité de l'amour même envers les coupables (plus que l'amour, car ne point pécher n'est que de l'orgueil) est symbolisée; pendant une cérémonie tumultueuse et hagarde d'hérétiques Caïnites, la prophétesse Quintilla lit aux zélateurs de Judas l'évangile attribué à Saint-Paul, évangile perdu où il est dit : « Les docteurs reconnaîtront qu'un criminel comme une pécheresse travaillèrent plus qu'eux au salut. » Il faudrait que l'évangile fût restitué en une langue simple, presque indigente, sans gloses et sans explications ; au lieu d'un texte nu, c'est un commentaire magnifique qui se déploie, glorifiant l'abjection suprême, le fils incestueux, le disciple qui trahit son maître et qui, malgré la Loi, se pendit dans le champ du potier : et une irritation un peu jalouse nous emporte, parce que les psaumes sont imposés directement qui n'auraient dû chanter qu'en nous-mêmes. L'erreur ici n'est plus dans le choix même du sujet, mais dans quelques mots trop éclatants. Et un peu partout, une fois averti, on retrouverait cette obsession de la grandeur et de l'effet, par exemple dans la complaisance à user de termes d'origine savante, de préférence à ceux qui se sont formés progressivement par l'obscur travail de la foule. Ainsi les adjectifs en teur sont multipliés peut-être à l'excès; il est vrai que cette particularité grammaticale révélerait aussi un caractère psychologique, la propension à agir, que les polémiques véhémentes de M. Bernard Lazare confirment rigoureusement.
 Mais ce sont là des traces infinitésimales, des résidus d'analyse qu'il faudrait peut-être négliger : on risquerait, a leur donner une portée qu'elles n'ont pas, de confondre un goût un peu vif, la crainte de paraître trivial, avec la passion puérile des archaïstes romans ; et une telle opinion serait souverainement grossière. On donnerait ainsi raison par avance aux pauvres critiques qui confondent encore la splendeur verbale et la vaine pacotille des syllabes insolites : et on ne saurait nier que l'injustice fût stupide et cruelle. Phrases vides et sonores, non pas ; et si peu qu'outre les pensées d'hier et de demain elles en affirment quelques-unes qui se prêteraient au besoin à l'attention même de personnages aussi falots et transitoires que M. de Vogué. En l'une de ces légendes, La Venue, le peuple assemblé, riches et pauvres, pour accueillir le suprême Messie annoncé, fait mettre à. mort le Sauveur parce qu'il enlèverait à ceux-là le stimulant de l'effroi au milieu des fêtes, à ceux-ci l'espoir de la vengeance en apportant à tous le bonheur sans hasard : hautaine et indirecte renonciation des idées bassement humanitaires où la Justice est absente. Mais où la préoccupation de manières d'être contemporaines se mêle le plus intimement aux hontes immortelles des hommes, c'est dans les Incarnations : deux fois déjà Iahveh s'est incarné inutilement, le fils d'abord dans Jésus-Christ, puis l'Esprit Saint dans le corps d'une femme; Israël ne l'a pas reconnu; pour libérer de ses crimes la race élue — le Fils et l'Esprit refusant de revenir sur la terre, comme le Christos des gnostiques de redescendre vers Achamoth — le Père s'incarne à son tour ; « petit Juif hideux, aux yeux chassieux, à la bouche tordue, à la barbe hirsute, il sort des maisons louches et chuchote des mots aux impubères qui passent »; un soir, près d'un théâtre, il s'approche de l'Homme à l'Ecu rouge, « chef des puissants », et lui offre obséquieusement « la fleur qu'il faut pour ranimer ses chairs ». — « C'est vous, Seigneur ! crie l'Homme à l'Ecu rouge ». Ce qu'il y aurait de satire trop actuelle est compensé par la phrase finale : « Quelle que soit la forme en laquelle Dieu s'avilira pour séduire les hommes, il saura les conduire au salut. » 
 Nulle part, sauf là, n'apparaissent de personnages ridicules et vils, et encore sont-ils transformés et grandis jusqu'à devenir terribles ou quasi dignes de pitié. C'est au contraire une théorie de formes merveilleuses qui passent en ma mémoire: Œdipe, vainqueur de la Sphynx, de qui le secret est qu'elle n'a pas de secret, le Crucifié de l'Ineffable Mensonge qui donna aux hommes l'illusion consolante d'adorer un dieu, ceux-là et tous leurs frères, douloureux ou triomphateurs. Mais la plus belle de toutes les légendes — je ne serais pas surpris que ce fût un chef d'œuvre — La Lyre, en rappelant la mort de Néanthès et de Marsyas, présage le sort de quiconque, religieux ou profane, toucha les cordes sacrées, et la nénie qui pleure l'antique rhapsode résonne souverainement: « Marsyas est mort au crépuscule... Marsyas, aïeul de ceux qui chantent, aïeul de ceux qui souffrent, et de ceux-la qui pardonnent, chèvrepied heureux qui renonça l'amour. »
 Marsyas! je veux écarter l'image mélancolique. Ne se peut-il aussi que mon espoir — l'espoir de quelqu'un qui admire fraternellement une belle œuvre — ne se soit point trompé et que, pour une fois, la guerrière apparue, l'amazone pensive et farouche, dompte glorieusement les monstres ameutés?

Pierre Quillard.

(I) Le Miroir des Légendes, I Vol. Chez Lemerre.

LE FANTOME
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X. — LE RIRE


 Cette messe, nous l'entendîmes dans un monastère de Bénédictines, sous un vitrail tel que des feuilles givrées, tombées en une eau d'aube, parmi la gloire d'un chant blanc crucifié d'or. La grâce coula de l'hostie blessée, quand l'ostensoir fut levé au-dessus des guimpes adoratrices, et nous étions aveuglés par les intarissables flots du sang sacré de la Rédemption.
 Nous l'entendîmes dans l'escurial sépulcre des Carmélites, parmi la ténèbre d'un chant de mort assombri encore de tout le deuil de la grille et du voile, — car il n'y a nulle joie pour qui est enserré par la chair, — et nous tombâmes à genoux, écrasés de stupeur et d'affliction, prêts à crier: pardon ! aux expiatrices de nos plaisirs, à ces mourantes de la perpétuelle agonie, et il nous sembla que de baiser un de ces pieds nus serait un acte, en soi, indulgentiel et absolutoire.
 — « L'obligatoire exultation de la Bénédictine, me dit Hyacinthe, est peut-être plus effroyable encore. Il leur faut une somptuosité de cœur vraiment déconcertante...
 — « Oui, répondis-je, mais l'idéal d'être glorieux contrarie moins les instincts humains. Il n'est que le développement paradisiaque de la tendance universelle de l'être à s'épanouir et à jouir. Mais vous dites presque vrai : la joie d'une contemplatrice de la Résurrection dépasse la médiocrité de la femme autant que la tristesse sacrée de celle qui œuvre dans la nuit perpétuelle son propre suaire et le suaire du Christ... Aussi, songe comme elles sont loin, ces choses; au milieu de nous et étrangères à la marche de nos vies. Si nous étions plus de notre temps, Hyacinthe, toi cueillie comme une fleur de jadis dans la flore d'une tapisserie des Flandres, et moi qui ai aboli tout contact d'âme avec une humanité que j'estime à l'égal d'une vieille catin enrichie, — si nous étions vraiment de notre temps, la seule existence de quelques centaines de ces dédaigneuses vierges serait une insulte à notre incontestable modernité. Et pour ne pas nous fâcher contre ces inoffensives sottes qui n'ont pas su extraire de la vie une seule goutte de l'alcoolique rigolade qu'elle contient, — pour bien leur faire entendre que nous les apprécions telles que des enfants sans expérience, inaptes à la triple jouissance connue qui est la vanité, le sexe et la gueule, — pour qu'aucun doute enfin ne contrecarre nos avantages de citoyens civilisés, nous nous bornerions à rire. »
 Là, je sortis d'un carton une large feuille de papier de Hollande où la main d'un instituteur primaire avait consenti à calligraphier pour moi ces lignes précieuses où palpite (j'ose le dire) l'âme de la France régénérée :


Chambre des Députés. — Débats parlementaires
Séance du 9 décembre 1890
Compte-rendu officiel
M. B... — « Les Carmélites, congrégation
contemplative (Rires à gauche)... »


 Hyacinthe fut très effarée de vivre sous le règne d'une telle stupidité. Nous crûmes un instant que les temps prédits par Flaubert s'accomplissaient.
 — « Que vous importe? dis-je en remettant dans son carton l'exemple d'écriture. Nous ne sommes pas solidaires de ces revendications d'imbécillité, puisque nous les jugeons, et puisque nous en souffrons. Que la tourbière les enlise et les dévore, eux, nos frères : regardons-les descendre, et quand le sommet de leur crâne vide dépassera seul la ligne de boue, nous mettrons une lourde pierre dessus, de crainte que la terre intérieure ne les revomisse, par dégoût. Ah ! je voudrais avoir le courage de travailler à l'avilissement de mes contemporains. Ils comprennent si bien, ils sont si dociles lorsqu'on leur parle de lécher la poussière d'or collée aux semelles des ruffians riches...
 — « Mais tu les méprises trop, n'est-ce pas, Damase.
 — « En effet... Pourtant, corrompre leurs filles, quelle bonne œuvre! Insinuer l'obscène dans les enfantines mains qui caressent la barbe paternelle de ces mufles ! Les empoisonner au risque de périr nous-mêmes! Faire comme ces moines espagnols qui buvaient la mort en la faisant boire à la canaille française violatrice de leur monastère ! »
 Hyacinthe me calma par des secrets qu'elle partageait avec toutes les créatures d'amour, — et nous dormîmes.
 Je rêvai que pour lui épargner le méphitisme de l'heure présente je l'avais vouée à la clôture du Carmel. Le soir, à l'heure de l'office, j'allais dans la chapelle de nuit écouter les voix de ténèbre, et parmi toutes les voix voilées de deuil je distinguais la voix de ma chère amante, morte et toujours Hyacinthe.
 Jamais je ne fis un plus beau rêve.

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XI. — LA FLAGELLATION.


 En notre étude de la théorie mystique, si parfois des mots scandalisaient mon amie, je les interprétais à son intelligence avec toute la déférence due aux textes des grands saints. Elle apprit que les caresses de la main gauche, ce sont les premières souffrances, preuve du sacrifice accepté ; et les caresses de la main droite, tout le manuel sanglant de l'amour : le baiser des épines l'attouchement des lanières plombées, la morsure adorable des clous, la pénétration charnelle de la lance, les spasmes de la mort, les joies de la putridité.
 Nous méditâmes sur cette nomenclature. Hyacinthe se surexcitait, méprisant son apparence corporelle et décidée à prouver ce mépris par des actes.
 Un soir, comme je lisais la vie de sainte Gertrude, la vierge aux ingénieuses dilections qui eut le divin caprice de remplacer par des clous de girofle les clous de fer de son crucifix, — et j'en étais à la page où Jésus lui-même, pour charmer sa bien-année, descendit vers elle, et, la tenant embrassée, chanta:

Amor meus continnus,
Tibi languor assiduus,
Amor tuuis suavissimus
Mihi sapor gratissimus...

 Je cherchais la signification seconde de ces quatres vers, — lorsque Hyacinthe m'apparut toute nue, me priant de la flageller. Elle tenait à la main une discipline de chanoinese, sept cordelettes de soie en détestation des sept péchés capitaux, et sept nœuds à chaque cordelette pour remémorer les sept manières de faillir mortellement dans le même mode sensationnel.
 — « Les sept cordes de la viole! dit-elle en souriant étrangement. Les roses, ce seront les gouttes de sang qui fleuriront ma chair. »
 Pas plus qu'aucune autre femme de race Hyacinthe n'avait de pudeur, mais son ardeur pénitentielle seule expliquait la hardiesse de s'illuminer devant moi en plein nu, sans nul geste de voiler les secrets de sa forme sexuelle à peine pubescente. Elle était si jeune encore, toute frêle, d'une pureté athénienne et si pleine de la grâce des inconscientes Eves,que le cœur me faillit d'ensanglanter cette innocence.
 Pourtant j'obéissais: des lignes rouges et des points rouges stygmatisèrent les épaules de mon amie, ses hanches, ses reins, et des piqûres s'égaraient vers le ventre et vers la candeur des seins peureux.
 Elle s'agenouillait les mains jointes, se relevait les bras étendus, courbait le dos, dressait dans un frisson sa tête pâle, criant, quand le fléau tardait à descendre:
 « Encore ! Encore! »
 Je suis sûr qu'elle eut l'illusion d'un grave martyre, d'une fustigation digne d'Henri Suso ou de Passidée, que l'on trouvait dans leurs cellules évanouis parmi un ruisseau de sang et des lambeaux de chair attachés à la ferraille et aux molettes du solide martinet tombé de leurs doigts las, malgré leur volonté de souffrir jamais lasse, — mais j'avais été clément, voulant bien contenter un caprice, mais non souiller de cicatrices une peau dont l'intégrité m'était chère.
 « Encore! Encore ! »
 Elle me regarda avec des yeux en route vers l'extase, des yeux où le blanc, comme en une éclipse, mangeait déjà le rayonnement des prunelles. Sous la partielle occultation de l'iris des lueurs folles passaient, où la cruauté, qui n'était pas dans le bourreau, pointait en éclairs et en flammes aiguës.
 A ce moment, elle était debout. Ses bras s'abattirent autour de mon cou et elle tomba, m'entraînant avec elle dans le plus mémorable abîme de divagations voluptueuses, — et nous demeurâmes tout au fond pour jamais.

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XII. — LES BAGUES.


 Ensuite de cette crise de débauches amères nous perçûmes en nos faces exténuées les regards ironiques de ceux qui n'ont plus rien à désirer l'un de l'autre. Nous ne parlions plus guère et Hyacinthe chantonnait avec insistance, terrassée d'avoir vidé, jusqu'à la dernière goutte, le calice d'or de Babylone. Ce fut pour moi, durant ces jours désenchantés, l'occasion de quelques réflexions définitives. Je vis tous les dangers du mysticisme à deux, et je me repentis d'avoir associé une femme à des imaginations aussi déconcertantes pour la raison et l'équilibre corporel. Je sentais que plus j'avais voulu élever mon amie en intelligence et en amour, et plus elle s'était complue à des chutes et à des culbutes; elle avait l'art et l'audace de clore tous les élans vers en-haut par un élan dernier vers en-bas, suivant la logique de sa nature, évidemment plus lourde que l'air spirituel.
 Comme elle était toujours de mon avis, guettant mon geste ou mon opinion pour s'y conformer avec ingénuité, je n'avais finalement acquis sur son essence que des notions négatives. Telle que ce Fakir qui vidait les courges par le magnétisme de son regard, elle buvait ma pensée à travers mes yeux, contredisant d'avance ce que j'allais proférer, pour se donner ensuite le mérite d'avoir été persuadée. Hors de moi, vivait-elle? Comment le savoir ? Très peu, d'après son aveu, et je crois que c'était vrai, car elle ne manifestait jamais aucun désir original et tous les mouvements de son âme semblaient déterminés inclusivement par la sensation immédiate qu'elle tirait d'un contact intellectuel ou sensuel avec ma personnalité. Si le choc avait été trop violent, ses fibres se congestionnaient assourdies, les vibrations étaient muettes et je ne sentais plus près de moi qu'un animal obtus et stérilement moqueur.
 C'est ce qui arriva après la nuit de la flagellation ; elle retomba dans la sécheresse : plus de désir physique, plus d'amour spirituel ; plus de chair, indifférence totale. Je me trouvais sévèrement étreint dans ce cercle et forcé de renoncer à mes projets d'ascension mystique, la corporéité devenant à la fois, d'après mes expériences et mes observations, le moyen et l'obstacle, le moteur et le frein des élévations surhumaines.
 Puisque je m'étais trompé, il s'agissait maintenant de rendre cette femme à son état normal et de reprendre moi-même le cours ordinaire d'une vie sans inspirations indiscrètes. Mais notre rôle était différent, sans doute: nous ne pûmes réussir à nous organiser une bonne petite existence bien médiocre, bien honnête, — destinés de toute éternité au tout-ou-rien, — et le détachement définitif s'accomplit.
 Un soir, je m'étais agenouillé près du divan, — où elle rêvait, les yeux vagues, éternellement couchée, — et discrètement, avec l'intention de ne formuler que des plis esthétiques, j'avais dégrafé sa robe des soirs, tout au long, et, bouillonnée autour de son corps nu, l'étoffe simulait l'écume du flot qui, ayant apporté là Hyacinthe, allait peut-être la remporter. En une curiosité d'enfant, je la regardais respirer, essayant par jeu d'exciter à la révolte les ondulations comprimées, écrasant de la paume de la main la rebellion du ventre ; les seins fuyaient, disparus, fleurs de magnolia sous la neige. Je m'amusais, je suivais de l'œil et du doigt le cours des veines, qui allaient se perdre, comme des ruisselets de sève, parmi la floraison d'or des jonquilles et des soucies.
 — « Aimez-vous cette améthyste? me demanda-t-elle, en cueillant à son doigt une bague ancienne. Elle est orientale, n'est-ce pas? Je l'ai retrouvée dans mon coffret, sous un collier de perles. »
 Elle se leva, rajustant machinalement sa robe par quelques agrafes de place en place, et, vidant sur un morceau de velours, noir le coffret aux bagues, elle les alignait, les tournait vers lumière, les essayait à ses doigts.
 — « Vous plaisez-vous toujours à la campagne, Damase? Oh! moi, je voudrais revoir ce grand salon où nous nous connûmes, et mes sœurs, les pâles filles décolorées par les siècles, et retourner un peu en ce chœur de grâces, et je vous sourirai, Damase, quand vous passerez le long de la vieille tapisserie... »
 La chambre me parut pleine d'ombres funéraires. J'ouvris la fenêtre : les yeux dans la nuit, je vis plus loin que la nuit, et, les oreilles dans le silence, j'entendis plus que du silence :
 « Les préventives clartés et le son des matinales cloches qui m'avaient guidé vers Hyacinthe ; la connaissance de nos âmes antérieure à l'union de nos sens ; les premières paroles de mon amie, d'ironique et si haute raison, dès l'instant qu'elle eut surgi devant moi, et son insistance à se dire, quoique vivante, aussi morte que les apparences tissées avec des laines et colorées avec des rêves. Vivante ! Je le crus, puisque je la vouai à la Douleur quand elle-même se vouait à la joie d'utiliser pour des sensations la nouveauté de son sexe,— et puisque je cédai à ce double désir, qui n'est pas contradictoire, — et puisque je voulus magnifier son âme. Je la déflorai ; il le fallait, afin de la faire fleurir: fut-ce donc une illusion ? Et quand elle me confiait : « Ce n'est pas bien supérieur à manger une pêche »,— et quand elle déclarait pourtant vouloir jouir encore de mon contact, — et quand elle était froissée de certaines manières d'aimer trop ingénieuses, — et quand elle priait, — et quand elle voulait comprendre, — et quand le sacrilège l'exalta, — et quand elle me railla, en me défiant de dénouer le nœud de sa complexité, — et quand je la fis monter sur la table de torture, — et quand elle pleura, — et quand nous gravîmes, mouillés de la sueur du péché, la montée obscure du Calvaire, — et quand je fustigeai, sur la nudité de son dos, l'impertinence de l'éternel féminin, — n'avait-elle pas tous les dons les plus « essentiels de la vie ? »
 La voix du silence me répondit:
 « Tous les dons essentiels du rêve. »
 Je quittai la fenêtre. Hyacinthe jouait toujours avec ses bagues. Elle était toute pâle: il me sembla que des rais de lumière passaient au travers de son corps, — de ce corps qui venait pourtant de témoignera mes mains son évidence charnelle et sa véracité.
 Je me sentis froid, j'avais peur, — car je la voyais,sans pouvoir m'opposer à cette transformation douloureuse,— je la voyais s'en aller rejoindre le groupe des femmes indécises d'où mon amour l'avait tirée,— je la voyais redevenir le fantôme qu'elles sont toutes.

 Samedi 21 novembre 1891.


Remy de Gourmont.


FIN


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LE LIVRET DE L'IMAGIER
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II


 La Mort Saint-Innocent (1). — Jusqu'à la Renaissance,jusqu'à cette monstrueuse jobarderie du classicisme, sorte de terreur intellectuelle qui courbe encore l'humanité sous le couperet métaphysique des grammairiens (le Truquage ou la Mort!), jusqu'à la fin du XVe siècle, les poètes, tant latins que de toutes vulgaires langues, s'ingénièrent à diversivier le diadème de la très laide et inéluctable Reine.
 C'est saint Bernard:

O miranda vanitas ! O divitiarum
Amor lamentabilis ! O virus amarum!
Cur tot viros inficis, faciendo charum
Quod pertransit citius quam flamma stuparum?
Homo miser, cogita : mors omnes compescit ;
Quis est ab initio, qui morti non cessit?
Quando moriturus est, omnis homo nescit :
Hic vivit hodie, cras forte putrescit.


 C'est Martial d'Auvergne, en sa Dance des femmes:

La Mort
Après, nouvelle mariée,
qui avez mis vostre désir
à dancer et estre parée
pour festes et nopces choisir,
en dançant je vous viens saisir,
au jour dhuy serés mise en terre!
Mort ne vient jamais à plaisir.
Joye sen va comme feu de ferre.


La Nouvelle Mariée
Las ! demy an entier na pas
que commençay tenir mesnaige,
par quoy si tost passer le pas
ne mest pas douleur ains grant raige,
car javois bon petit couraige
de marchier et faire marveilles.
Mais la mort de trop près me charge.
Petit de vent abat grant feuilles.


 La Mort qui, en les vignettes de ce poème, se diversifie selon mille attitudes, est fort reconnaissable ; ce n'est pas un squelette, c'est la hideuse Mort Saint-Innocent, au sexe liquéfié, à la peau du ventre vide retombant sur des cuisses pareilles à des os que ronge un chien et autour desquels se voient des restes de chair. Cette putréfaction qui tient debout se couronne encore de quelques foufes de cheveux (on dirait blonds!) et elle en profite pour faire la belle, tendre le jarret, se camper, une main appuyée sur un bouclier à ailes, dresser l'autre en l'air, comme une menace.
 Statue d'albâtre, elle trônait jadis, comme en une guérite, dans une sorte de cercueil sans couvercle attaché à la tour Des Bois, au cimetière des Innocents, — et de là veillait les morts et surveillait les vivants.
 Le bouclier porte cette inscription :

II n'est vivant tant soit plein d'art
Ne de force pour résistance
Que je ne frappe de mon dart
Pour bailler aux vers leur pitance


Priez Dieu pour les tspass.

 La main qui tenait le menaçant dart est inerme, à cette heure, — mais le doigt levé suffit à se faire comprendre.

L'Imagier.

(1) Au Louvre. Œuvre, dit-on, de François Gentil Troyen, qui mourut vers 1540. Je la crois plus ancienne.

THÉÂTRES
LETTRES OUVERTES

I

 A Monsieur François de Curel, au Théâtre Libre.
 Vous avez, Monsieur, quelque bonheur. Les trente-six jurés de la critique dramatique ont compris ou feint de comprendre l'Envers d'une Sainte, représenté en janvier au Théâtre Libre, et j'en suis réduit à ranger parmi les plus hostiles à votre pièce, ceux qui louèrent le Tout-Paris des premières d'y avoir bâillé à bouche que veux-tu ( Ah! oui, que veux-tu?..). Précieux éloge, au demeurant, en ce temps ou le Rire est monopolisé par une douzaine de Bobèches dont la rate laborieuse s'épuise à communiquer au public sa sénile frénésie.
 Seule ou à peu près, une Eminence qui a cessé d'être grise, habituée à déchiffrer des jambages d'écolier, flattant bassement une myopie avérée, cette Eminence n'a pu lire votre fine écriture où manquent les points, accroupis, comme de gros derrières, sur les I, et les T barrés, ainsi qu'on ferme un porte charretière.
 Ce n'est point tout. Le coup de la « scène à faire » étant, aujourd'hui, un moyen d'agression aussi connu, aussi usé, que le coup du père François, on a essayé, pour vous étrangler, de vous prendre au traquenard des  « Tranches de la vie », une nouvelle invention ramassée dans les poussiéreux accessoires du naturalisme en faillite.
 La gaieté qu'a dû répandre en vous ce grief, je la partage, Monsieur, car nul n'afficha jamais un plus parfait mépris du petit document péché dans les dix-huit marmites du reportage. Votre œuvre reste en dehors et au-dessus de l'anecdote, à telles enseignes que le personnage le plus émouvant du drame, dans la première partie tout au moins, est celui qui s'asseoit, invisible et fluide, entre les vivantes femmes dont l'entretien n'est qu'une saisissante évocation. L'ombre de Henri passe et repasse, s'abîme dans le dialogue et reparaît alternativement, tel un voilier par une mer obscure et démontée. Tempête sous deux crânes autour d'une mémoire.
 « Il m'environne, il m'affole! Au point que moi, une chaste fille, une religieuse dont la pensée fuyait jusqu'au soupçon même de certaines choses, quand Jeanne m'a menée dans la chambre où il a rendu l’âme, j'entendais des baisers d'époux passer dans l'air où flottait encore son dernier souffle! »
 Ce cri de Julie est le cri même que nous étouffons. Le mort nous environne, l'absent nous obsède. Jeanne qui fut sa femme, et Julie en qui la fiancée vit éternellement, ces deux veuves ne se rencontrent pas sans qu'il surgisse, ne marchent pas sans qu'il les suive, n'ouvrent pas la bouche sans que son nom monte à la nôtre. Il est vraiment l'âme de votre pièce, et l'on comprendrait, Monsieur, que vous eussiez, sur la brochure, ajouté à la liste des rôles: Henry, personnage occulte.
 A côté de ce fantôme, Julie n'est-elle pas toute dans ces aveux qui la définissent : « Quoi que vous puissiez penser de mon caractère, ouvrez les yeux et constatez qu'il manque de souplesse. Il y a une aridité d'âme qui ne se guérit pas. » Et encore: « Pendant dix-huit ans, j'ai été un instrument aveugle entre les mains des supérieures; ma vertu était leur chef d'œuvre. Je respirais, je parlais, je pensais avec la communauté. Je ne sais plus faire usage de ma volonté... La responsabilité m'affole. »
 Deux choses étonnent, cependant, de prime abord, dans le ferme dessin de cette haute figure : la facilité avec laquelle se raniment les anciennes braises, sous la cendre accumulée par dix-huit années de Sacré-Cœur, à Vannes; puis, aussi, que ce long séjour au couvent n'ait pas déterminé, chez celle qui en sort, une propension à dissimuler davantage, à, moins volontiers divulguer ses projets, ses sentiments.
 Ce sont là courtes surprises pour quiconque a retenu la déclaration de Julie : « On m'appelait « ma mère » et j'étais bien réellement mère, toujours en deuil de quelque fille. Voyez-vous, je n'ai jamais pu renoncer a être femme, douloureusement et humainement femme. » Sans doute, on peut lui reprocher quand même de ne point conserver, ne fût-ce qu'au premier acte, l'odeur du cloître, l'empois de la règle, le repliement contracté sous les durs jougs. D'autant que ces remugles ne risquent point de s'évaporer ni de s'altérer dans l'immuable et parlant milieu que l'exilée volontaire réintègre. Elle n'a que changé de cellule. J'eusse désiré, toutefois, que le metteur en scène se conformât strictement aux indications précises, quoiques brèves, de la brochure. Pourquoi des housses aux meubles de cet intérieur de petite ville où tout respire la sacristie et la vieillesse austère, quand vous notez, Monsieur, ce mince et joli détail de la guipure sur les dossiers et des tapis de pied sous les fauteuils? Pareillement, le sujet de pendule : Muse accordant sa lyre, eût suppléé avec avantage le portrait du pape qui souligne trop et sans besoin. Mais dans ce décor, qu'elle est alerte et saillante, en dix répliques, la veuve Renaudin, présidente des Enfants de Marie, toute confite en bonnes œuvres et pieuses comptabilités!
 Est-ce à dire, Monsieur, que je trouve, à l'expertise, tout de la même eau, dans la parure de scènes qu'a exposée Antoine? Certaines m'ont semblé givreuses. Le nom du collier est malheureux. Y tenez-vous beaucoup? ]e ne crois pas. L’Envers d'une Sainte fut d'abord l’Enfer d'une Sainte, un peu comme la rue Denfert était autrefois d'Enfer. Passons.
 J'aime peu l'épisode du médaillon que Jeanne a jeté dans le bassin et qu'en retire sa fille. L'histoire de la chute dans le ravin m'est suspecte, et j'estime puéril le symbole de l'oiseau moins à plaindre écrasé que vivant mais captif. Enfin le seul rôle masculin de la pièce, Georges Pierrard, m'a fort déplu. A celui-là, j'en veux. C'est le moraliste dont nous n'avions cure en cette affaire, la soupape qu'il a suffi d'entr'ouvrir pour que votre œuvre descendit, un moment,des hauteurs où vous l'aviez su maintenir. Il fallait, au contraire, jeter ce lest : vous montiez. Mais le drôle, d'inutile qu'il était, a failli devenir compromettant. Le public égayeur du Théâtre Libre, qui n attendait que ce truchement pour s'évader de l'atmosphère avec tant de soin créée, ce gentil public a salué de joviales exclamations l'entrée de M. Grand. Ces femmes, point jeunes, causant sans arrêt, à la fin assommaient. La vue du « prétendu de la demoiselle » fait toujours du bien. Maintenant, Monsieur, quand on veut s'affranchir d'une recette d'art dramatique et décréter que, par exception, les personnages ne seront pas appariés comme les bœufs, on écrit, au lieu de l’Envers d'une Sainte, les Grandes Demoiselles, modèle du genre. On vous l'a témoigné en transformant en péripéties les gestes rares, les pas comptés, que comportent les rôles de MMmes Nancy Vernet, Barny, Meuris et Perrot. Or, miracle! cette péripétie existait réellement à quelques-uns des endroits où crurent la susciter des spectateurs hilares, et, interprétés par des comédiennes supérieures, il est probable que les mouvements d'âmes dont votre pièce est pleine auraient, plus nombreux, jailli des répliques et brûlé autre chose que les planches.
 Voilà donc, au résumé, Monsieur, la pièce qu'a daubée son Eminence, comme un spécimen du théâtre qu'elle abomine entre tous. Mais pourquoi s'échappe-t-il alors une réminiscence des réalistes conspués, dans cette apostrophe : « C'est crevant! » jetée à un ouvrage qui s'interdit précisément tout emprunt à ces vocabulaires spéciaux?
 A quoi bon insister? Votre procès et celui de vos juges ne sont-ils pas instruits dans ces mémorables lignes: « Le logicien, le scolastique, n'a que faire d'analyser l'âme et de se rendre compte des nuances par où elle passe, de sa complexité, de ses oppositions intérieures et de ses combats. Il n'a pas besoin, comme nous, de s'expliquer comment cette âme, de degré en degré, peut devenir vicieuse. Ces finesses, ces tâtonnements, s'il pouvait les comprendre, oh! il en rirait, hocherait la tête. Et qu'avec grâce alors oscilleraient les superbes oreilles dont son crâne vide est orné! »
 Et qui donc a dit cela?
 Michelet, Monsieur.

II

 A Monsieur Eugène Brieux, au Théâtre Libre.
 Quand je vous aurai répété, Monsieur, moi trente-sixième, que votre pièce boîte, en serez-vous beaucoup plus renseigné? Non,puisque vous reconnaissiez de fort bonne grâce, à l'issue de la répétition générale, le peu de solidité du 3e acte de Blanchette. Il était trop tard pour l'étayer. Mais j'imagine que ce sera chose aisée et que, resserrée en deux actes ou modifiée dans sa dernière partie, nous reverrons cette comédie ailleurs que chez Antoine.
 Elle est faite de ces tranches de la vie que le critique du Temps écrase maintenant entre les tartines de ses feuilletons hebdomadaires, beurrées du bon sens qu'il détient par mottes. Avec Blanchette, il a donc des sandwichs sur le marbre.
 Pour moi, Monsieur, je veux surtout retenir une chose: le chemin qu'ont parcouru votre observation et vos moyens de la fixer, depuis ces Ménages d'artistes que représentait naguère le Théâtre Libre. Il y a entre vos deux ouvrages une sensible « différence ascensionnelle », diraient les astronomes.
 Vous avez été brillamment conduit à la rampe par Antoine, Melle Dulac et un jeune homme, M. Gémier, excellent en cantonnier. C'est le rôle dans lequel, d'ailleurs, M. Sarcey a trouvé... Grand admirable! Ces méprises, quand elles frustrent un inconnu qui perce, ne sont-elles pas plus pénibles que plaisantes?

Lucien Descaves.


THEATRE D'ART.

 La Tragique Histoire du Docteur Faust, drame de Christophe Marlowe, traduction (prose et vers) de François De Nion et Casimir Stryienski.— Vers 1587, parut en Allemagne une légende intitulée : Histoire du Docteur Faust, le fameux magicien et maître en l'art ténébreux; comment il se vendit au diable pour un temps marqué; quelles furent pendant ce temps-là les étranges aventures dont il fut témoin ou qu'il réalisa et pratiqua lui-même, jusqu'à ce qu'enfin il reçût sa récompense bien méritée. Recueillie surtout de ses propres écrits qu'il a laissées comme un terrible exemple et une utile leçon à tous les hommes arrogants,insolents et athées. — « Soumettez vous à Dieu, résistez au Diable et il fuira loin de vous. » Saint-Jacques,IV,7.» Cette légende (I), œuvre, en son essence, de l'imagination populaire, était rédigée selon l'esprit d'un pamphlétaire luthérien; c'était une manière de tract, du genre de ceux dont sont encore affligés, maintenant, les pays protestants: — mais, si le rédacteur n'y vit qu'un sujet d'édification, un poète pouvait bien y voir un formidable drame: c'est ce qui arriva, lorsque, traduit en anglais, le pamphlet tomba entre les mains de Marlowe. En ce temps-là, la scène anglaise était libre et fréquentée par un public (au rebours de celui d'aujourd'hui) assoiffé de nouveau. Après les pastorales euphuistes de Peele et de Greene, après le Tamerlan et l'Edward II de Marlowe, pièces déjà innovatrices, il accueillit fort bien le Faust (1589) : « De toutes les pièces de Marlowe, le Docteur Faust, dit Phillips, est celle qui a fait le plus grand tapage avec ses diables et tout son tragique appareil. » Le côté féerie est très utile dans un drame, en corrigeant ce que l'action a fatalement de trop logique et de trop prévu: il n'est donc pas étonnant que la diablerie ait contribué au succès du Faust, qui se maintint de longues années à la scène; nous nous y serions intéressés encore, s'il nous avait été permis de mieux l'apprécier. Cela est d'autant plus regrettable que le Faust de Marlowe, tout nu, est d'un assez médiocre intérêt dramatique.
 Ce docteur (un peu de Cambridge, comme Kit, lui-même) est travaillé par un louable désir de savoir; il avoue, et ce trait se retrouvera dans Gœthe, un amour de la science poussé jusqu'a la démence, jusqu'au consentement à l'abandon, pour une connaissance actuelle et bornée, de la future possibilité de la connaissance absolue; mais cette science qu'il lui faut, c'est moins celle des Normes que celle du plaisir; son idéal ne va pas très haut : s'amuser pendant vingt-quatre ans, même a des gamineries, — après, on verra ! C'est un Faust tout jeune et, on dirait, encore étudiant; il a des désirs d'enfant gâté ou de femme malade. Que fera-t-il des démons commis à ses ordres? Il les enverra à la recherche de l'or, des perles d'Orient, des fruits du Nouveau-Monde, les plus suaves et princièrement délicats:

I'll have them fly to India for gold
Ransack the ocean for Orient pearl,
And search ail corners of the new-found world
For pleasant fruits and princely delicates.

 Comme tous les hommes profondément sensuels, il est mélancolique et s'imagine que des plaisirs nouveaux et rares le guériront. Jadis (et maintenant encore, on en citerait des exemples), ces sortes d'inquiets se tournaient volontiers vers la magie, comme l'a noté Wierus, lequel est d'ailleurs assez sceptique sur la valeur même des conjurations démoniaques. Au neuvième chapitre de son traité De Lamiis, il caractérise le naturel de ceux qui ont des tendances diaboliques: « Ejusmodi sunt mélancholici et ob jacturam vel qualemcumque aliam causam tristes; item Deo difiidentes impii, illicite curiosi,... malitiosi, vix mentis compotes... ». Ces traits conviennent assez bien au docteur Faust : il a vraiment l'esprit un peu aliéné, vix mentis compas; il conclut un réel marché de dupe; en ses rodomontades avec Mephistophilis, c'est le démon (il nous apparut sous la forme d'un troublant moinillon) qui est le sage ; et quand, après une longue succession de parades, Faust tombe dans les enfers (II), on éprouve plus de pitié que de peur et on plaint le pauvre fol qui n'en eut pas pour son argent.
 Le « formidable drame » que Marlowe a certainement entrevu, nous n'en retrouvons pas l'impression. A la dernière scène, c'est un conte qui finit. Comme l'écrivit l'auteur en épilogue:

Terminat hora diem, terminat author opus.

 Et c'est tout.
 C'est que, hormis en littérature anglaise, texte classique, date et point de départ ou de comparaison, le Faust de Marlowe n'existe plus : Gœthe, de la première à la dernière lettre, l'effaça, de même que, antérieurs ou postérieurs au sien, tous les autres « Fausts » anglais ou allemands, de Soane, de Klingeman ou de Lenau; — il les effaça par un « Faust » qui est Le Faust, l'œuvre qui rénova l'art idéaliste, restaura la foi en l'idee, remit à leurs places logiques le Monde, qui est l'apparence, et l'Idée, qui est l'être.

..... Quella fede
Ch'è principio alla via di salvazione (III)

 C'est Goethe qui libéra les sept esprits que Pierre d'Apone (croyance italienne du XIVe siècle) tenait enfermés dans une fiole de cristal; — et d'un sujet que Marlowe laissa à l'état de légende dialoguée, il façonna le symbole même de cette Eglise militante dont nous sommes tous, et qui est l'humanité.
 C'est la quatrième fois que l'on traduit le Faust de Marlowe. Le plus ancien traducteur fut J. -P. A. Bazy (IV); puis vinrent F.-V. Hugo (V) et M. F. Rabbe (VI). Etait-il nécessaire de recommencer un tel travail?
 L'interprétation fut pleine de bonne volonté.

Hermès.


(I) On la trouvera entièrement traduite et très savamment commentée dans l'ouvrage de M. Faligan, Histoire de la Légende de Faust (1887).
(II) Cet épisode serait bien illustré par le dessin de Martin Schongauer que l'on voit au Louvre, des diables à ailes de chauves-souris, à mamelles inguinales, à œil au nombril, enlevant un Faust grotesque et récalcitrant.
(III) Dante, Inf. II.
(IV) Etudes historiques, littéraires et philosophiques sur C. Marlowe et Gœthe et sur les seizième et dix-neuvièmf siècles, suivies de la Vie et de la Mort du Docteur Faust, drame de Christophe Marlowe, traduit pour la première fois avec des notes explicatives (18so).
(V) Le Faust de Christophe Marlowe (1858).
(VI) Christophe Marlowe. Théâtre . Traduction de Félix Rabbe, avec une préface de Jean Richepin (Savine, 1889. 2 vol. in-18). — L'excellente introduction historique du traducteur a été souvent mise à contribution pour ces notes. 


 Les Flaireurs. — Les Flaireurs sont une œuvre sobre et puissante. On les a souvent comparés à l’Intruse, et, en effet, il y a d'évidents rapports entre les deux drames, mais l'art de Van Lerberghe est plus simple encore et plus primitif que celui de Maeterlinck, plus encore il rappelle la chanson populaire; ses moyens de suggestion sont plus directs; aussi Van Lerberghe n'est-il pas tenu d'accumuler les répétitions de détails comme le fait Maeterlinck, et son drame, avec une étrange rapidité, vous émeut d'une émotion violente — on pourrait presque dire brutale.
 D'ailleurs, l'œuvre est des mieux composées : une gradation croissante y est strictement observée, et, à chaque épisode, l'idée suggérée devient plus nette. Chacun des trois symboles — l'eau avec l'éponge, le linge, le cercueil — nous montre la mort de plus en plus proche, de plus en plus implacable. Le même progrès se marque dans les illusions et les visions de la Mère, suggestives elles aussi — d'une manière moins directe — de l'idée de mort, mais transformée, et de terrible devenue souriante. Et c'est un beau contraste qu'il y a entre les peurs de la vivante et la sérénité de l'agonisante. Tout cela n'est pas d'un art aussi facile que l'a dit un nommé Fouquier, qui n'a consacré que deux lignes aux Flaireurs,sans d'ailleurs les avoir vu représenter, et.presque certainement, sans les avoir lus.
 Les Flaireurs ont été parfaitement joués par Mme Suzanne Gay et Mlle Georgette Camée. Mme Gay a composé le rôle de la Mère avec beaucoup de science: elle a mis un charme infini à dire les douces visions où passent la belle Dame du château et les Anges du Paradis, et, au moment de la suprême agonie, elle a été simple et tragique. Mlle Camée a rendu avec son talent coutumier les effarements et les angoisses de la Fille.
 Pour les Flaireurs, il faut de la musique de scène, suivant les indications mêmes de M. Van Lerberghe. La partition qu'a écrite M. Duteil d'Ozanne est distinguée, et elle a été fort bien exécutée par l'excellent quatuor Geloso-Tracol-Fernandez-Schnecklud.
 La mise en scène a été suffisante, à peu près ; cependant, les rideaux de serge noire manquaient au lit, la porte ne s'est pas brisée au dénouement, et les coups frappés n'ont pas été gradués comme il aurait convenu: ils ont, dès le début, été trop violents et trop précipités.
 Bateau ivre.— Il n'y a pas lieu de disserter sur un poème aussi connu que Bateau ivre, et aussi parfaitement clair, quoi qu'en pense le nommé Fouquier, qui, sans doute, ne l'a pas compris par la simple raison qu'il ne l'a pas lu; et il vaut mieux ne point parler de la médiocre interprétation qu'en a donnée M. Prad. Pour ce poème, M. Paul Ranson avait peint un décor d'une brillante fantaisie, mais que malheureusement, dans la hâte et le désarroi de cette fin de représentation, on ne planta pas avec le soin qu'il aurait fallu.

A.-Ferdinand Herold

LES LIVRES(1)


 L'Écornifleur, par Jules Renard (P. Ollendorff). — Voir page 193.
 Beauté, par Eugène Hollande (Perrin), — Dans l'épître dédicatoire qui précède ce livre de vers, M. Eugène Hollande parle de son culte pour la beauté, et dit que dans « sa privation longtemps douloureuse de tout autre Symbole elle lui demeura révélatrice et lui rendit une religion » . On ne saurait avouer de sentiments plus louables, ni qui méritent mieux la sympathie des poètes. Mais je crains que la ferveur de M. Hollande n'ait pas été suffisamment exclusive ou qu'il se doit trompé de chapelle et n'ait adressé à la simple poésie didactique la latrie réservé à la grande Déesse. Sans doute certains vers de décor indiquent chez lui un poète latent qui se dégagera peut-être un jour, ceux-ci par exemple, célébrant la magie du soleil.

Sous les feuillages translucides, sur les eaux
Où tremblent les corps blancs et frileux des bouleaux,
Dans les champs où les blés. or roux, or vert, or pale,
Bordent à l'horizon la tunique d'opale
Que va traînant le Jour en marche vers la Nuit.

 Mais au prix de combien de pages peuplées d'entités incolores, d'abstractions vagues, de pensées banales, n'ai-je point acheté ce court plaisir. Une strophe empruntée à Prière moderne indiquera le ton général du volume et me dispensera de critiques facilement cruelles:

Puisse à tous et toujours ton éclatant symbole,
Ô soir, se révéler dans la double beauté
Du ciel, où la Pensée à l'Idéal s'envole,
Et du sol, où le cœur est du réel tenté!
Que l'attrait soit égal, car l'objet est le même.
Sur la montagne ou sur la croix splendide ou blême,
Fils de l'humble Marie ou du Juge Suprême,
La même majesté dans le Christ apparaît:
Tel dans les yeux souffrants, de la foule qui passe
Et dans la fête radieuse de l'espace,
Là, Douleur et Labeur, ici. Repos et Grâce,
Aux cœurs épris de lui. Dieu se décèlerait.

P. Q.

 L'Ame Moderne, par Henry Bérenger (Perrin). — II y on aura toujours à croire « qu'il y a des temps modernes » et à tirer de cette créance quelque vanité. La gloire de Vivre précisément en 1892, concurremment avec un milliard et demi d'autres malheureux, m'excite peu : d'autre part, quand un de mes contemporains publie un livre, il me suffît que ce livre porte un millésime: cela me renseigne à peu près et me rassure pour plus tard, si je viens à perdre la mémoire chronologique, — mais à quoi bon ajouter cette autre indication, de pure tautologie: moderne ? Eschyle fut, il me semble, moderne en son temps; et saint Anselme; et Leibniz et Goethe; — et si ce mot « moderne » signifiait par hasard actuel ou nouveau, j'avouerais que ces écrivains et plusieurs autres me paraissent à cette heure aussi modernes que M. Henry Bérenger lui-même. Que ce poète, en effet, chante la tour Eiffel en cent quarante-quatre vers de cette force:

 La cathédrale était pour les peuples enfants
 L'asile redoutable et fait pour la prière.
 Mais notre âme. sereine et virile ouvrière.
 Veut pour se reposer des temples triomphants:

 II lui faut le plein air lumineux du vitrage,
 Comme il lui faut l'essor vertigineux du fer,
 Et moins le soutenir de ce qu'elle a souffert
 Que l'affirmation de son hautain courage...

cela me donne immédiatement la sensation d'un art vieillot et rococo, serviteur d'une pensée puérile ou cacochyme. Loin de moi l'idée de contester que cette tour ait trois cents (300) mètres de haut, — mais une telle hauteur n'a rien de vertigineux pour moi: le sommet de ma pensée dépasse cet étiage. Je recommande encore la lecture de la pièce intitulée : Crépuscule d'un soir moderne, — où vraiment j'ai compati à l'inquiétude du poète, qui. ébahi devant le défilé des Toitures, retour du Bois de Boulogne, aux Champs-Élysées, avoue « un besoin grandissant de comprendre » :

 Le besoin de savoir où vont tous ces chevaux,
 Et pour quelle parade au vaste enchantement
 Ces coupes couronnés courent effrontément,
 De luxe et de vitesse éblouissants rivaux !

 Ce recueil, enfin, s'orne de ce vers dès longtemps célèbre

 Le soleil est tombé derrière l'Institut.

 Je crois que M. Bérenger fut surtout destiné par les Décrets à présider l'Association des Étudiants, fonction où il s'est acquis d'incontestables et précieuses sympathies.

R. G.


 Poésies de Hippolyte Lucas (Marpon et Flammarion). — « Votre poésie, écrivait Victor Hugo à l'auteur, ne relève, elle, que de l'éternelle nature. Elle est délicate et forte; elle pense et elle aime. »
 M. Jules Simon, qui présente le volume au public, dit à son tour : « Toutes les pièces seraient à citer dans ce livre, où l'âme se replie sur elle-même comme un cygne blessé, et qui est rempli de soupirs à moitié étouffés, de demi-teintes ménagées avec art et d'une psychologie raffinée. »

 On ne saurait mieux exprimer que notre grand poète national et l'éminent philosophe les qualités de l'œuvre écrite par Hippolyte Lucas.

E. D.



 Premiers Poèmes, par George Suzanne (Genonceaux). — M. Paul Verlaine, qui a préfacé ce mince recueil, en dit beaucoup de bien. Cette appréciation n'a rien de surprenant: les vers de M. Suzanne, au génie près, ressemblent à des vers de jeunesse de M. Paul Verlaine.

E. D.


(1) Aux prochaines livraisons: Sur le Banc (Maurice Talmeyr); Philippe Destal (Gustave Guiches); Tro-Breize (A. Clouard et G. Brault); Pauvre Nina (Jules de Cuverville); Poèmes et Poésies (Nicolas Lenau, trad. de V. Descreux); Ames fidèles au Mystère (Adolphe Frères); Selon mon Rêve (Elzeard Rougier); Légendes puériles (Pierre-M. Olin); Les Lois fondamentales de l'Univers (Prince Grigori Stourdza); Les Cygnes (F. Vielé Griffin); La Sacrifiée (Edouard Rod); L'Automa (E.-A. Butti); Vamireh (J.-H. Rosny); Le Mouvement Néo-Chrétien dans la Littérature contemporaine (Abbé Félix Klein); Le Culte du Moi (Maurice Barrès); Les Odeurs (Charles Henry); Essence d'Ames (Emile Hinzelin); et les livres annoncés déjà.


JOURNAUX ET REVUES


L'Art et l'Idée, Revue contemporaine du Dilettantisme littéraire et de la Curiosité (Périodique mensuel illustré, de 64 à 80 pages grand in-8. Un an : sur vergé de fil à la forme, ex. num. 1 à 600: 40 fr. ; sur japon, ex. num. I à XXX: 80fr.; sur chine, ex. num. XXXI à XLV : 80 fr.; sur Chine, ex. num. XLVI à LX : 70 fr.) vient d'être créée par notre confrère M. Octave Uzanne pour remplacer le Livre Moderne, qui avait lui-même remplacé le Livre : non pas, d'ailleurs, parce que les deux premières revues, dont l'une vécut dix et l'autre deux ans, avaient « cessé de plaire »; mais M. Octave Uzanne — directeur, éditeur et rédacteur de ses publications — a sur les périodiques des idées spéciales, et, dès la première livraison du Livre Moderne, il annonçait que la collection en serait arrêtée au bout de deux ou trois ans, inaugurant ainsi les périodiques à durée limitée, ou, selon son mot, à combustion rapide. L'invention, à coup sûr, ne laisse point que d'être audacieuse, et, à considérer les mœurs routinières de l'abonné, l'entreprise aurait quelque chance d'échouer si M. Uzanne s'adressait au public ordinaire. Mais il a su se composer un public de lettrés, de dilettanti et d'amateurs d'art, bien décidé à le suivre partout et quand même, et lui seul pouvait se risquer à cesser en pleine prospérité la publication d'un Recueil pour lui en substituer un autre — cet autre dût-il lui être supérieur, ce qui est le cas. Le programme de l'Art et l'Idée est infiniment plus vaste que celui du Livre Moderne, un peu trop restreint aux choses de la bibliophilie pure. Exposer ce programme serait ici trop long ; aussi bien est-il aisé de l'inférer du sous-titre : Revue contemporaine du Dilettantisme littéraire et de la Curiosité. Je préfère citer cet intéressant passage de l'article initial de M. Octave Uzanne, qui, en idéaliste fervent qu'il fut toujours, détourne ses regards du passé naturaliste pour scruter avec joie l'aube spirituelle qui poind :
 « ... Ce sont les hommes mûrs, remarquons-le, qui s'obstinent encore à cette médiocre école de la vérité, tant dans les livres que sur les planches et ailleurs; les jeunes, les vraiment jeunes, ceux qui travaillent pour eux-mêmes et qui se pressent en ce moment pour apparaître bientôt dans l'arène publique, sont et seront délicieusement hostiles aux fades et salissantes crudités sans art.
 « Déjà nous les voyons — dans leurs petites revues militantes, qu'on ne remarque pas assez — développer, non sans crânerie, le drapeau des nobles représailles; poètes, essayistes, romanciers, tous vont à l'idéal, à la mysticité, à la religion d'un beau cloîtré dans la pénombre des dévotions d'art. Peintres et statuaires suivent un mouvement analogue, comme si l'âme des débutants avait senti le gouffre de désillusion et de pessimisme où la poussée de leurs devanciers allait les précipiter.
 « Autant je puis les suivre, — et certes ils m'intéressent, ces jeunes hommes, qui seront peut-être les gloires de demain, — autant je puis constater que le néant de certaines perfections modernes les frappe aussi bien dans l'expression des écritures romancières que dans le rendu extra-habile des maîtres contemporains de la peinture et de l'illustration.
 « D'instinct, ils sentent qu'ils n'iront pas au-delà de ces exécutions achevées, et aussi ne cherchent-ils pas à éterniser un genre qui a donné tout ce qu'il pouvait rendre en des mains artificieuses ; ce qui les attire, ce qui les captive, ce sont heureusement les formes naïves, les joliesses d'un art primitif, les synthèses d'idées intellectuelles ou surnaturelles, dignes d'émouvoir l'âme et de donner à la pensée des vibrations inconnues. — Ah ! comme en cela ils ont sagesse et noblesse; aussi, de quelles espérances ne fleurissent-ils pas nos horizons !
 « Ces nouveaux venus souvent fourniront à l'Art et l'Idée l'occasion d'études successives sur ce transformisme qui s'accuse chaque jour davantage. »
 La première livraison de l'Art et l'Idée contient un exquis frontispice symbolique composé par M. Carlos Schwabe, différents portraits de M. Maurice Boucher par M. Van Muyden, et de curieuses réductions, dont quelques-unes en couleur, des couvertures ou premières pages des magazines illustrés d'Europe et d'Amérique.

 La deuxième livraison parait comme nous mettons sous presse. — Lettres inédites d’Émile Zola sur le roman la Débâcle ; étude d'Octave Uzanne sur les grès céramiques et les flammés d'Auguste Delaherche ; articles de M. Pierre Valin sur les Revues, et de M. Gausseron sur les Livres; dessin d'Alexandre Séon, etc.

A. V.

 Un poète bouquinant à l'étalage d'un libraire, à Londres, est abordé par une vieille femme qui tient absolument à entrer en conversation. On cause: c'est une bohémienne, qui fut actrice qui connut, en ses jours de gloire,Thackeray et Dickens. On entre au bar, et en buvant un verre de whisky Gypsy Jane s'émeut d'entendre — elle les connaissait de longtemps — les cloches de St-Mary-le-Strand. Finalement elle invite le poète à venir la voir dans la forêt d'Epping, où elle demeure, et par dessus son verre de whisky le sacre de cette bénédiction : « Dieu bénisse le sol où posent tes pieds et le soleil qui demain matin luira sur ta tête! » Cette curieuse petite scène est spirituellement contée dans St Jame's Gazette (4 février); le poète et l'auteur est, croyons-nous, car l'article est anonyme, Arthur Symons.

 Mélusine (janvier-février): Une étude de A. Barth sur le célèbre folk-loriste hollandais George-Alexandre Wilken; une version inédite de la chanson populaire La Blanche Biche, recueillie dans le département de la Manche et publiée par J. Couraye du Parc. Maléficiée, sans doute, Argentine est fille, le jour, et biche, la nuit. Son frère la tue à la chasse et personne ne manque au festin; où est Argentine?

 Argentine répond: « Je suis la première mise:
 Mon corps est sur vos plats, mon cœur sur vos assiettes,

 Et sur vos plats d'en haut ma blanche poitrine y est mise
 Et sur nos noirs charbons mes pauvres os y grillent. »

 Regnault et sa mère tombèrent le visage contre terre
 De se voir an dîner, au diner d'Argentine.

 La même.revue donne en supplément un très curieux placard populaire illustré (tiré sur le bois original, qui semble remonter au XVIIe siècle), relatif au pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle et au miracle du « coq rosty » qui chante pour sauver un innocent.

 Littérature sacrée en l'an 1892. D'un article du Monde (5 février) sur un défunt évêque: « La plume qui rayonne dans ses livres fut prise à l'aile d'un grand orateur, »

R. G.



 Le Chasseur de Chevelures, Moniteur du Possible (n° 2), vaut le premier. C'est toujours la même exquise ironie. Cela manquait vraiment, un journal où la raillerie la plus perverse ou la plus formidable fût bien chez elle,où la vérité pût se dire et non se « proférer », où le vrai ton de conversation fût admis. Si le n° 2 ne contient pas un morceau de la valeur de Théâtre-Humain, c'est que les contes dignes d'être signés E.-A. P. sont rares.

 Revue Philosophique, dirigée par M, Ribot. De M, G. Belot, une intéressante revue générale, Justice et Socialisme, basée principalement sur les travaux les plus récents de V. Cathrein, W. Graham, B. Malon, H. Spencer. — C'est, en somme, en vue de mieux réaliser la formule même de la justice : à chacun suivant ses œuvres, que les socialistes conçoivent leur plan de réorganisation. Ils visent, en enlevant à l'individu tout ce qui est dû à la société, à ne lui laisser que les fruits de son seul travail. Ils espèrent ainsi obtenir que les différences de condition entre les individus soient uniquement la résultante des différences de leurs facultés ; et Ils veulent que l'usage de ces facultés leur soit assuré pour que cette justice soit une réalité et non un mot.

 Voprosy filosofii i psichologii, dirigée par N. Grote (Moscou). — A noter les Lettres de A. Kozloff, à propos du livre du comte Tolstoï « De la vie » où l'auteur réfuta sans peine la philosophie enfantine et malgré cela si à la mode du célébre romancier.

G. D.


La Jeune Belgique inaugure la douzième année de son existence par un numéro triple, augmenté d'un supplément où se continue la courageuse polémique entreprise par M. Albert Giraud contre les Sarceys de son pays, Charles Tardieu et Gustave Frédérix ; le bon poète des Dernières Fêtes applique judicieusement à ces bêtes serviles et arrogantes le système nègre de la matraque. Souhaitons qu'il continue jusqu'à ce que mort s'ensuive. A lire tout particulièrement un exquis poème de M. Fernand Séverin, et aussi des vers ou proses de M.H. de Régnier, F. Vielé Griffin, A. Fontainas, A. F. Herold, Ivan Gilkin, Gustave Kahn, Georges Eekhoud, T. Demolder, A. Giraud, et d'A. Giraud encore d'excellentes bibliographies.

 Vient de paraître à Liège le premier numéro d'une nouvelle revue, Floréal, qui ne sera point indigne de ses aînées de là-bas et fait surtout appel aux « jeunes et aux inédits. » De beaux vers d’Émile Verhaeren et deux pages de proses signées Gaston Vyttall et P.-M. Olin.

P. Q.

 L'Art Moderne continue sa campagne contre M. Gustave Frédérix, dit le « Sarcey belge ». Cet éminent personnage étant, parait-il, persuadé de l'impartialité de sa critique, le numéro du 14 février reproduit deux de ses articles, parus à huit jours d'intervalle dans l’Indépendance, l'un sur Coquelin, « qui, entre deux tournées théâtrales, se risque à jouer à l'écrivain , l'autre sur Émile Verhaeren. Et l’Art moderne ajoute: « Voilà assurément un édifiant parallèle. Cela sue d'un coté la courtisanerie, de l'autre l'irrémissible rancune. M. Gustave Frédérix ne peut pardonner à la jeune école d'avoir bafoué sa dignité de grand chambellan de la critique, et d'avoir inspiré au petit cénacle on il pontifie des doutes sur sa divinité littéraire. » D'où il appert que le Sarcey de nos voisins est pire que le nôtre, point rancunier au fond, plutôt bonhomme, et qui se contente de ne jamais comprendre.
 Dans le même numéro, un article signé F., sur l’Exposition Camille Pissarro, dont voici le début: « Pour la sincérité de leur observation, leur intelligence des valeurs, la décision de leurs effets, les premières œuvres de M. Camille Pissarro furent séduisantes. Puis il rompt ses colorations, et, plus tard, c'est en éléments prismatiques qu'il les décompose : les ombres sont teintées et limpides, l'air auréole les objets en ses paysages poudroyants d'ambre et de lupuline ou frais de clartés lustrales. La mémoire riche de tous les phénomènes d'une réalité si fervemment épiée, heures, saisons et panoramas, il cesse de peindre en plein air, traite la Nature en répertoire de motifs décoratifs, la libère de l'accidentel, pacifie l'antagonisme de ces deux caractères: énergie et douceur, — et atteint à de hautes symbolisations inconscientes. »

 L'Ermitage — sous une nouvelle couverture brique — commence l'année par un intéressant numéro. M. Charles Maurras ouvre la livraison avec le Le Repentir de Pythéas, lettre à Adolphe Retté, où il essaie de prouver à l'auteur de Thulé des Brumes qu'il est Roman sans le savoir... Suit immédiatement un excellent article : La Romanité théorie et école, où le mystérieux Saint Antoine dit fort clairement ce qu'il semble bien qu'il fallait dire sur le sujet. Après avoir conclu que « la Romanité est donc peu de chose dans le développement moderne », Saint Antoine reprend: « ... il est difficile de voir comment la Romanité-théorie servira de base à la Romanité-école... Que nous ayons,ces derniers ans, abusé de l'obscurité germanique ou anglo-celte et qu'un régime de clarté et de méthode nous doive être tonique, il n'y a pas la matière à fondation d'école ». Amen ! — Au sommaire du même numéro, les noms de MM. Adolphe Retté, Pierre Dufay, Henri Degron, Yvanhoé Rambosson, Pierre Louys, Henri Mazel, Pol Macon, Pierre Valin, Hugues Rebell, Georges Fourest, Antoine Sabatier, René Tardivaux.

 Dans Art et Critique (13 février), sous le titre générique Études Wagnériennes, un intéressant article de M. Alfred Ernst sur la valeur du silence dans une œuvre lyrique: « Mais faire taire à propos les protagonistes de l'action n'est pas moins difficile que de les faire parler comme il convient, et il n'est donné qu'aux vrais maîtres de résoudre avec un pareil succès ces deux problèmes. Si l'on étudie les drames de Wagner, on y remarque vite l'importance des scènes muettes, leur pleine beauté artistique, leur haute et complète signification. Le poète-musicien a tiré du silence, et spécialement de prolongations inusitées du silence, des effets véritablement souverains. »

 La Plume du Ier février publie le portrait, gravé par Maurice Baud, de notre collaborateur Édouard Dubus. — Sommaire très chargé, comme toujours. — D'un article de M. Alphonse Germain sur la Décoration an Théâtre : « Le prétentieux trompe-l'œil des machines à grand spectacle, espoir des carcassiers, délice du vulgaire, abaisse la scène au niveau du cirque ou de l'exhibition panoramique; quant à la fameuse plantation exacte — chère aux photographes de la dramaturgie — faillant toujours par quelque détail, elle reconstitue la vérité à peu près comme reconstitue l'histoire une figuration chienlisée. Le théâtre ne donne et ne peut donner que l'apparence des choses, — ce qui l'élève à l'Art; c'est l'inférioriser que le transformer en kaléidoscope, en agrandissement d'instantanés.
 « D'autre part, le décor de demain doit-il, « pure fiction ornementale », compléter l'illusion, ainsi que le préconise M. Pierre Quillard, par « des analogies de couleurs et de lignes avec le drame » ? Ceci mérite discussion...
 « L'innovation consiste donc surtout, conclut M. Alphonse Germain, à nuancer le décor expressivement, afin qu'il tienne un rôle dans la pièce et contribue à son unité, afin que, le rideau levé, aucune dissonance ne choque l'œil du spectateur. »

 M. Henri de Peyerimhoff signe dans le Réveil Catholique (13 février) un article intitulé Des Poètes, où il est dit des poètes nouveaux: « Ils ont, d'ailleurs, beaucoup d'audace, un doux mépris des autres et aucune crainte d'exagérer: en quoi ils font voir l'heureuse qualité d'être jeunes et un louable désir du mieux. Quant au reste, ils sont très dignes, point bruyants et d'une parfaite éducation; des béotiens, tous les jours, les insultent, auxquels ils dédaignent absolument de répondre, ce qui est plus que de l'esprit. »

A. V.


 Dans Psyché (janvier), une curieuse nouvelle d'Adrien Remacle : La Figurine. — Numéro exceptionnel illustré de la Libre Critique (n° 6): étrange dessin de M. Eugène Laermans, illustrant un poème en prose de M. Eugène Georges: Lucide. — M. Paul Redonnel commence dans Chimère une étude sur le Socialisme Intégral, de Benoit Malon. — Le Magasin Littéraire (Gand, janvier) publie La Reine du Mai, de Tennyson, de M. O. G. Destrée. — Au sommaire de la Revue Flamande de Littérature et d'Art : Louis Tiercelin, Gabriel Vicaire, Paul Dulac, Gabriel Marc, Emile Hinzelin; une comédie en un acte, en vers, de M. Franz Foulon : Les Sabotiers. — La Revue du Siècle (Lyon, janvier) s'ouvre par une étude sur Puvis de Chavannes, de Paul Guigou, et donne en photogravure hors texte le portrait du peintre. — Les Échos de l'Anjou reproduisent Le Sonnet, de Jules Renard, paru dans notre dernière livraison: seraient bien aimables, à l'avenir, d'indiquer « les sources ».

 Nouveaux confrères, la plupart très intéressants, mais que, vu leur nombre, nous ne pouvons aujourd'hui que mentionner : La Croisade (Le Havre. In-8° rais. Un an : 6 fr. Dir. Emile Foubert; Red. en chef: Daniel De Venancourt). — Essais d'Art Libre (Paris. In-16 Jésus. Un an: 10 fr. Dir. Edmond Coutance; Réd. en chef: Abel Pelletier; Secret.: Camille Mauclair). — La Syrinx (Aix-en-Provence. In-i6 Jésus, hors commerce, tirage à 100 ex. Écrire à M. Joachim Gasquet, rue Lacépède, 25, Aix). — Le Saint Graal (Paris. In-8° carré. Un an : 5 fr. Réd. en chef : Emmanuel Signoret ; Secrétaire : Gustave Robert (Jean Lanugère) et Louis le Cardonnel. - Le Mouvement Littéraire (Bruxelles. In-4° rais. Un an : 7 fr. 50. Fondateurs : Fernand Roussel, Raymond Nyst, Léon Donnay). - La Joute (Paris. In-4° Jésus. Un an : 12 fr. Dir. Masson Darboy ; Réd. en chef : Louis Duquesne ; Secrét. Gaston Darbour).
 Ouf !

CHOSES D'ART

 Musée du Louvre. — Le Musée du Louvre vient d'acquérir le modèle original en plâtre du monument élevé à la mémoire de Napoléon Ier, à Fixin, par Francois Rude. Cette œuvre sera prochainement exposée dans les Galeries de la sculpture moderne.
 Musée de Cluny. — Un vol important vient d'être commis au Musée de Cluny. Des pièces de monnaies gauloises en or, des bijoux d'une haute valeur artistique, des objets extrêmement rares, sinon introuvables, ont été enlevés d'une vitrine pendant la nuit; ces trésors d'art ancien sont sans doute actuellement à la fonte.
 C'est dans la « salle des Couronnes », au premier étage, dans une vitrine placée près d'une fenêtre, que le vol a éte commis. La vitrine a été très habilement fracturée.
 Voici la nomenclature des objets enlevés: torques gaulois (sorte de bracelet), longueur 1 m. 49: bracelets à trois torons; bracelets en tresse ; bracelets à filets; bracelets à filets guillochés; bague à filets guillochés; bracelet à double révolution, uni ; bracelet a quadruple révolution, uni ; bracelet avec seul tour, uni ; anneau à triple torsion, uni; bracelet torsade a quatre brins; bracelet tressé à trois brins; torques en spirale: garniture de ceinture; bouterolle d'un fourreau; deux écuelles d'argent avec émail, quatorzième siècle ; fermail à quatre lobes, émaillé et doré; denier d'or du roi Jean ; royal d'or du Prince Noir: médaille d'or du doge Francisco Malino; ducat d'or du Battyany ; un collier en chaîne gourmette, en or.
 Ecoles des Beaux-Arts. — M. Gustave Moreau, membre de l'Institut, vient d'être nommé professeur chef d'atelier de peinture à l'Ecole des Beaux-Arts, en remplacement de M. Delaunay, décédé.
 Le jury d'architecture de l'Ecole vient de rendre son jugement dans le concours ouvert sur le'sujet suivant: Un hôtel général de l'Association des étudiants.
 M. Lajoir, élève de M. Laloux, a obtenu la première médaille; la seconde a été décernée à MM. Gerdhart et Redon.
 Académie des Beaux-Arts -L'Académiedes Beaux-Arts a désigne MM. Daumet et Gruyer pour faire partie de la commission chargée de juger le concours ouvert par la ville de Nantes en vue de construire dans cette ville un musée de peinture. Lecture a ensuite été donnée, par le secrétaire perpétuel, du rapport sur les envois de Rome en 1891 (rapport publié dans le Journal officiel}.
 Expositions. — Voici que s'ouvrent, de toutes parts, les portes des petits salons qui, chaque année, précèdent, annoncent le ou les grands. C'est l'exposition du Volney, des Mirlitons, des Aquarellistes, des Pastellistes, de Blanc et Noir etc. etc Il serait naïf d'attendre qu'on parlât ici plus longuement de ces par trop insignifiantes exhibitions.— L'exposition de la Société Nationale des Beaux-Arts aura lieu du 7 mai au 30 juin prochain, au palais des Beaux- Arts du Champ-de-Mars.
 Chez Le Barc de Boutteville, 47, rue Le Peletier, exposition permanente de peintures impressionnistes et symbolistes.
 Cher Durand-Ruel, une importante exposition des œuvres de Camille Pissarro, permettant de saisir,dans leur ensemble, les évolutions multiples et pourtant logiques de cet artiste sincère et consciencieux jusque dans ses plus paradoxales recherches. A citer particulièrement parmi les œuvres exposées: Vue d'Osny, près Pontoise, le chef-d'œuvre de la série, peut-être, bien que dans la première manière du maître ; chaque ton intense, violent et l'ensemble fondu en une admirable symphonie ; La côte des bœufs, à l'Hermitage, presque égal en beauté au précédent ; Pruniers en fleurs, adorable moment du printemps rendu avec hardiesse et avec ivresse ; Paysanne assise, vrai et fort, mais un peu rude ; The Serpentine, Hyde Park. Londres, merveille de luminosités douces ; Soleil couchant avec brouillard, autre merveille, et quelle justesse d'observation ; Paysage à Saint-Charles, près Gisors, soleil couchant, un enchantement : la lumière donne aux arbres du loin comme des floraisons ; Gelée blanche avec brume et Effet de neige avec soleil, deux visions définitives ; tons clairs : là, délicieusement opalisés; ici, plus vifs; ici et là se dissolvant dans la plus heureuse harmonie ; Paysanne assise, soleil couchant, symbolique, en sa simplicité, de cette lassitude qui suit le travail, plus encore que l'amour : c'est un morceau d'une grande beauté ; Vue de Pontoise, La Moisson, Effet de brouillard, Bordsde l'Oise, quatre éventails exquis, purement et finement lumineux.
 Même galerie : plusieurs nouveaux Renoir, un Courbet. « Femme nue tenant une branche fleurie » ; La Comptabilité, de Ribot, un extraordinaire Degas, deux assiettes de Cros.
 Décoration de l'Hôtel-de-Ville. - M. Puvis de Chavannes. qui, jusqu'à présent, avait toujours refusé de peindre des plafonds, vient de céder aux instances du conseil municipal, et a bien voulu se charger de la décoration du plafond de l'escalier, à l'Hotel-de-Ville.
 à voir :
 Chez Boussod et Valadon (Boulevard Montmartre] : des Claude Monet (des peupliers par différents effets de lumière), des Guillaumin. des Degas, des Whistler, des Forain. des Pissarro, des Gauguin, etc.
 Chez Tanguy (rue Clauzel) : des Vincent Van Gogh, des Filiger, des Bernard.
 Sur les murs, les affiches de la « Saxoléine », par Chéret.

G.-A. A.



ENQUÊTES ET CURIOSITÉS.


 Sous cette rubrique, les lecteurs du Mercure de France pourront demander certains renseignements touchant l'histoire, la biographie, la littérature, l'art, l'anecdote, la bibliographie, etc., — et y répondre en toute liberté. Néanmoins, la rédaction du recueil se réserve d'abréger ou même d'écarter les questions ou réponses qui lui paraîtraient démesurées, peu sérieuses ou banales. — A ces petites enquêtes on joindra des notes ou de courtes discussions, — réponses sans questions — sur tels sujets de nature à intéresser les érudits ou les curieux. — II s'agit, pour nous, non d'amuser le public par du nouveau, comme le Figaro, mais uniquement de mettre à la portée de nos lecteurs un moyen d'information monopolisé jusqu'ici par des revues spéciales.

questions

 — On demande quelques renseignements sur cet abbé, auteur présumé de l'ouvrage intitulé: Ordres monastiques, histoire extraite de tous les auteurs qui ont conservé a la postérité ce qu'il y a de plus curieux dans chaque ordre, etc. — A Berlin, 1751, 6 vol. in-12.

R. G.


 Voltaire. — On croit que ce vers est de Voltaire:

Vous êtes mon foyer, mon autel et mes dieux.
Si oui, dans quelle œuvre se trouve-t-il?

B. C.


 Théophile Gautier. — L'édition des Émaux et Camées qui porte : Deuxième édition, revue et augmentée (P., E. Didier, 1853) est-elle bien la 2me éd. réelle ? N'y en a-t-il pas eu une autre entre celle-ci et la première?

H.


 Les Hommes. — Quel est l'auteur de l'ouvrage anonyme intitulé Les Hommes ? La nouvelle édition revue, etc., que nous avons sous les yeux, est de 1728, chez les frères Barbou.

H.



notes

 Shakespeare. — Voici, croyons-nous, le plus ancien document en français, sur Shakespeare. En 1693, parut à Utrecht, chez Antoine Schouten, un petit volume intitulé : Les Œuvres mêlées de monsieur le chevalier Temple. Il contient trois essais traduits de l'anglais et dont le texte avait été publié de 1680 à 1690, à Londres, sous le titre de Miscellanea. On lit dans le troisième de ces essais, Essai de la Poésie, à propos de la poésie dramatique (pages 364 et 365):
 « ...Mais je serais fort trompé si nos Anglais n'ont pas à certains égards surpassé les Modernes et les Anciens ; ce qu'il faut attribuer à la force de leur Veine, qui est peut-être particulière à nôtre païs, et qui est ce que nous appelions Humeur, d'un terme propre à nôtre langue, qu'on auroit de la peine à exprimer dans une autre. Je ne sache pas qu'il y ait eu parmi tous les Poëtes des autres Nations un homme en qui cette Humeur ou cette Veine Poëtique se soit trouvée comme dans Molière, encore a-t'elle été un peu trop tournée au Comique, ou à la Farce, pour être tout à fait la même chose avec celle de nôtre Nation. Shakespear a été le premier qui a introduit sur nôtre Théâtre cette sorte de Poësie, à laquelle on a toujours pris depuis tant de plaisir, que je me suis souvent étonné de voir qu'il y ait eu si peu de gens qui s'y soient fortement appliquez : d'autant plus qu'il n'y a point de sujet qui soit plus propre pour les Poëtes, puisque ce que nous appellons Humeur n'est qu'une peinture ou une représentation de la conduite et de la manière de vivre des Particuliers, au lieu que la Comédie l'est du général. Cependant, quoi qu'on ne voye dépeintes et représentées dans ces sortes de Pièces que des actions et des choses qui sont particulières à de certaines personnes, tout y est pourtant aussi naturel que si c'étoient des choses qui fussent communes à tout le monde... »


 Cette mention est bien antérieure à celle que l'on doit à Clément, rédacteur, dans les premières années du xviiie siècle, du catalogue manuscrit de la Bibliothèque Nationale.

R. G.


ÉCHOS DIVERS ET COMMUNICATIONS
A M. Alfred Vallette,
Rédacteur en chef du Mercure de France.


     Mon cher ami,
 Au retour d'un voyage à l'étranger, j'ouvre le Mercure de France et j'y contemple ce délicieux tableau à la mode antique: Marsyas-Carrère écorché par Apollon-Quillard.
 Je n'ai pas l'honneur de connaître mon farouche exécuteur, et sa rage inattendue a lieu de me surprendre.
 M. Pierre Quillard, avant le petit incident de l'égorgement final, consacre six longues pages à démontrer que je n'existe pas. Il a vraiment du temps à perdre!
 Je ne m'arrêterais pas à relever d'aussi graves accusations, si l'article de M Pierre Quillard ne contenait çà et là quelques inexactitudes, que je tiens à rectifier aux yeux des lecteurs du Mercure.
 M. Pierre Quillard semble me reprocher d'appartenir à cette religion vague, sans Dieu ni dogme, de croyants sans foi et de pèlerins sans but, dont Tolstoï est le prophète, M. de Vogüé l'apôtre et M. Paul Desjardins le suisse. C'est une erreur. Je suis chrétien, simplement et absolument chrétien, et s'il m'advient d'entrer en lice, ce ne sera jamais que pour concourir, dans ma faible mesure, au triomphe de l'œuvre sociale du Christianisme.
 C'est une opinion qui a, tout au moins, le mérite d'être parfaitement claire. Ce n'est pas, je crois, celle de M. Pierre Quillard. Si j'ai bien compris la fin de son article, il est plutôt « Corybante » et sa doctrine consiste à « s'enivrer avec les mystérieux murmures ». C'est peut-être une opinion très nette aussi, et Dieu me garde de la discuter.
 Mais voilà bien du bavardage pour une misérable querelle d'écoliers. Nous sommes, M Quillard et moi, si peu de chose, qu'il serait même enfantin d'amuser plus longtemps la galerie de nos vains débats.
 Un mot toutefois. Quand on a l'âge de M. Pierre Quillard et le mien, quand on entre dans la vie et qu'on a tant de peine à marcher dans sa voie, j'estime qu'on a mieux a faire qu'à se déchirer entre jeunes ; et pour ceux qui ont le goût de la lutte, il me semble qu'il y a plus de hardiesse et d'utilité à combattre des adversaires déjà puissants. Quand nous seront forts, les uns et les autres, nous saurons bien nous retrouver.
 Je vous prie, mon cher ami, de transmettre à M. Pierre Quillard ces conseils charitables, pour lui prouver que je lui pardonne sa tentative de méchanceté.
  Bien cordialement à vous,

Jean Carrère.


 P. S. — « Geigner » est un vocable local qui signifie, dans le langage de la plupart des ouvriers du bois, « travailler péniblement et sans succès ». Ce terme populaire m'a semblé suffisamment pittoresque, et je l'ai adopté, comme j'adopterai à l'avenir toutes les expressions du même genre qui me plairont.

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 Un comité composé d'amis d’Ephraïm Mikhael, mort le 5 mai 1890, se propose d'élever à sa mémoire un monument de pieuse admiration. Il fait appel à tous ceux qui aimèrent l'homme et le poète, à ceux qui estiment qu'il a réuni en lui plusieurs des plus nobles dons particuliers à la jeune génération. Il sied qu'une image de marbre, sur sa tombe, rappelle ce que fut le pur poète qui repose là. L'exécution du monument a été confiée à M. Michel Malherbe. Les souscriptions sont recueillie par M. Gaston Danville, trésorier, 191, faubourg St-Honoré, et par chacun des Membres du Comité.

Le Comité,

 Jean Ajalbert, Camille Bloch, Marcel Collière, Gaston Danville, Rodolphe Darzens, Ferdinand Herold, Henry Lapauze, Bernard Lazare,Grégoire Le Roy, Charles Van Lerberghe, Mooris Maeterlinck, Stuart Merril, Emile Michelet, Albert Mockel, Pierre Quillard, Henri de Régnier, Saint-Pol-Roux, Alexandre Tausserat.

 M. George Bonnamour est poursuivi pour outrages aux bonnes mœurs: il s'agit de la reproduction, par un journal illustré, d'un fragment de Représailles, roman paru il y a six mois. M. Bonnamour, qui comparait mercredi 24, sera défendu par Me F. Desjardins. Il compte d'ailleurs développer lui-même une thèse sur l'incompétence des tribunaux en matière de littérature. — Nous apprenons que notre collaborateur G.-Albert Aurier est également poursuivi pour une nouvelle publiée dans l'Echo de France du 10 février. — C'est avec plaisir que nous notons ce nouveau triomphe de. M Jules-Simon Suisse :encore quelques victoires de ce genre, et il n'est pas douteux que le parfait ridicule de la Ligue des Quarante Sous n'aparaisse aux ligueurs eux-mêmes, qui regretteront alors l'important capital — coïncidence bizarre: c'était autrefois, avant l'augmentation des prix de toute chose, le tarif des filles de la rue — qu'ils ont généreusement sacrifié à la vertu de la France. M. Suisse s'est trompé de pays : notre tempérament même nous défend d'atteindre à l'admirable hypocrisie anglaise. Sous ce rapport, nous sommes irrémédiablement ratés.
 En même temps que L'Ecornifleur, de Jules Renard, la librairie P. Ollendorff met en vente une nouvelle édition de Sourires Pincés.
 C'est en mars que le livre annoncé de notre collaborateur Edouard Dubus : Quand les violons sont partis, paraît dans la précieuse collection de la « Bibliothèque Artistique et Littéraire ».
 L'Echo de France, quotidien nouveau, ou plutôt transformé, a publié, depuis le 27 janvier, des chroniques ou nouvelles signées: P.-N. Roinard, Saint-Pol-Roux, Remy de Gourmont, Rachilde, G. - Albert Aurier, Adolphe Retté, A. de Armas (Jules Rock) etc.
 C'est définitivement le Saint-Graal (42, rue du Cherche Midi) qui édite, par souscription, les Liturgies intimes de Verlaine. Exemplaires de luxe : 20 fr.; ordinaires : 3 fr.
 Le professeur H. Durville rouvre aujourd'hui, 25 février, son cours pratique de magnétisme appliqué au traitement des maladies (Institut Magnétique, 23, rue Saint-Merri).
 D'une nouvelle de Henri Le Verdier : (Gazette Mondaine, 13 février):
 « Il l'enlaça de l'effluve électrique d'un regard qui répondait : — « Quand vous voudrez» »
 Chanson patriotique (échantillon n°3):
  Ils vont aussi mourir pour la patrie:
  Dans notre temps nous avons fait comme eux.

PETITE TRIBUNE DES COLLECTIONNEURS (1)


 ON ACHETERAIT :


Jules Laforgue : Les Moralités Légendaires.
Emile Bernard : Bretonneries ( planch. lith.)
La Vogue : tome IV, num. 2 et 3.
 - à partir du num. 5, tome II.
Revue Indépendantes (Sér. Dujardin) : n°5 (mars 1887).
Mercvre de France : 2 ex. n° 1.
L'Etoile : Année 1889, nos 1, 2, 6, 7; 1890, nos 3, 6, 7.
Entretiens Politiques et Littéraires : des exemplaires de la première année en bon état.


 
(Voir Petite Tribune du mois dernier.)


  ON VENDRAIT :

Stéphane Mallarmé :Le « Ten O'clock » de M. Whistler (Londres et Parins, 1888, in-8 carré holl.) 3 fr. 50
Arthur Rimbaud : Reliquaire (éd. or.avec préf.) 6 fr.
Alexandre Dumas père : autographes inédits :
 1° Un feuillet in-folio, 24 lignes, fragment d'un roman 12 fr
 2° Un feuillet in-4°, 32 lignes, fragments d'une pièce de théâtre 6 fr.
Jean Dolent : Le Livre d'Art des Femmes ( Eau-f. de Th. Ribot. 1877) 2 fr.
Villier de l'Isle-Adam : Chez les Passants (Eau-f. de F.Rops. (éd. or. br.) 5 fr.
Maurice Barrès : Le Quartier Latin (Dalou 1888, illustré. Très rare) 2 fr.
 - Les Taches d'encre, n° 1 1 fr.
Catulle Mendès : La Légende du Parasse Contemporain (Brancart, 1884.) 2 fr.
Paul Verlaine : Amour (Vanier 1886) 3 fr.
Jean Richepin : La Chanson des Gueux (Dreyfous. Ed. défin.) 2 fr.
Charles Vignier : Centon (Vannier 1886) 3 fr.
Jules Tellier : Nos Poètes (Dupret. 1888.) 2 fr.
Le Symboliste : Les 4 numéros 2 fr.
Trois lettres autographes (Daudet, Pailleron, Maupassant) 3 fr.


 (1) Au Mercvre de France, le mardi, de 3 à 6 heures, ou par correspondance. - En sus des prix marqués, frais d'expédition et, s'il y a lieu, de recouvrement.


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