N° 3. – MARS 1890

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Mercure de France, t. I, n° 3, mars 1890, p. 65-96.


DE L'INSTINCT SEXUEL
et du mariage



 Tu as quinze ans, mon cher enfant : il est temps d'initier ton esprit à de certaines préoccupations, qui le tracasseraient et le tourmenteraient inutilement s'il était laissé seul à ses inquiétantes expériences (1).......................................
 Posséder de ci, de là, à l'aventure, souvent pour une nuit, pour une heure, parfois pour de plus sérieux laps, avec des accès de volupté, des dégoûts, des surprises, des lassitudes, des points d'honneur, des gourmandises, des souffrances ; rencontrer des chairs diverses, où tu t'attarderas plus ou moins, et d'où résulteront diverses sensations, voire - mais n'y compte pas - l'amour : tel est ton avenir passionnel. Et tu n'y failliras pas, en homme sain et en bon citoyen.
 Or, une naïveté lamentable noie sans doute l'univers enfantin de tes idées. Les rapports des deux sexes, tels qu'ils sont organisés par la société, t'apparaissent diamétralement contraires à ceux que semble indiquer la nature. Le mariage - terme obscur du plus éclatant des instincts - reste à tes regards inquisiteurs enveloppé d'un nimbe mystérieux d'institution louche et incompréhensible.
 Pourquoi — raisonnes-tu en ta logique — l'homme éprouve-t-il le besoin de s'adjoindre une femelle solitaire, à laquelle il se lie solennellement et publiquement, lui jurant fidélité et protection, lorsqu'il a tellement de femmes à son service, belles - tandis que celle qu'il épouse est le plus souvent une compote - et qui n'exigent de lui ni fidélité obsédante, ni protection lourde de responsabilité ? D'où vient qu'après avoir goûté durant dix ans, vingt ans, des plus charmantes maîtresses, qu'il pouvait à son gré cultiver, varier ou conduire de front, il s'emprisonne consciemment dans le carcer du duo par force, et déclare cette répression de sa liberté nécessaire à son bonheur et convenable à sa personne ? Qu'est-ce encore que ce mariage réclamé par l'humanité comme son lot ? L'humanité est bien sotte, si elle décrète que l'homme ne doit et ne peut aimer qu'une seule femme : il n'y a qu'à ouvrir les yeux pour voir que tout conspire à la pluralité des amours, et que l'instinct sexuel, puissant dans toutes les dimensions, ne demande qu'à s'épandre, à s'étaler, à absorber l'entière féminilité dans un grand nombre de types et de modalités.
 Et tu t'énumères dans ton passé, encore si restreint et puéril, les petites filles qui ont obsédé ta sensiblerie, éduqué ta sensualité : ces joliettes blondes ou brunes, aux façons déjà perverses, dont les contacts te faisaient tressaillir, et dont les sourires naïvement provocateurs te poursuivaient en tes somnolences. Tu les épiais, tu convoitais leurs légères caresses, leurs mots te remuaient le cœur. Combien y en eut-il ? Cinq, six, dix, vingt peut-être, dont tu te promis successivement, avec une égale bonne foi et dans de purs enthousiasmes, de devenir un jour le mari. Rougissant, tu les embrassais dans les coins — lorsque tu l'osais. Maintenant tu sens bien que toutes — à un moment donné — te furent chères, et que si vous aviez eu vingt ans, et que le monde eût été normal — tu les eusses toutes possédées avec un délirant bonheur.
 Puisque la polygynie est humaine — te demandes-tu perplexe — par quelle inconséquence l'homme a-t-il instauré le mariage ?
 Tu es bien jeune, mon enfant, mais tu dois déjà apprendre que tout ce qui existe au monde est bien. Si — ton peu de savoir l'explique — ci ou là des anomalies te paraissent, des étrangetés t'offusquent, des mystères te narguent, n'en accuse que ta propre impéritie. Ce qui règne depuis tant de siècles, comment pourrait-ce être sot et condamnable ? Comment — si l'idée t'en est venue — aurais-tu le front de protester, lorsqu'une pareille longévité et une pareille universalité l'ont consacré inébranlablement ? Tu devrais plutôt croire — au lieu de permettre à ta logique de se fâcher — que tu ne connais pas le fond des choses, et que les rapports que tu t'entêtes à établir partent de principes faux ou reposent sur d'insuffisantes notions.
 Et — pour le point qui t'occupe — c'est, en effet, ce qui a lieu.
 Tu t'imagines qu'il y a une relation quelconque entre l'instinct sexuel et le mariage : or, sache-le, il n'y en a aucune.
 Sans doute, à l'aurore des âges, l'anthropoïde qui avait conquis sa femelle la conservait et la défendait comme sa propriété tout le temps que durait son rut : mais peu à peu, sortant de cette idée de propriété beaucoup plus que du besoin d'engendrer, la notion de mariage, parallèlement à celle de contrat, se créait, et, à mesure que la société s'organisait, se dégageait davantage de sa signification charnelle. Ce n'était plus la femelle : c'était la femme, c'est-à-dire, des terres, des troupeaux, de l'or, ou tout au moins deux bras pour travailler ; c'était l'alliance, en vue de la lutte pour la vie, de deux familles, de deux clans, de deux, tribus ; c'était, sous, prétexte d'hyménée, la constitution d'un patrimoine et la confection d'héritiers pour en perpétuer la possession. Et, depuis lors, ce ne fut plus le coït, mais le « devoir conjugal. »
 Le mariage, mon cher enfant, est une association de deux personnes — en général de sexe différent — intéressées à mettre en commun leurs biens, leurs noms, leurs parentés, leurs efforts, leurs préoccupations, leurs goûts, leurs caractères, leurs aptitudes, leurs expériences, leurs infortunes, tantôt par ambition, tantôt par convenance, tantôt pour tenir état de maison, tantôt par raison d'économie, parfois par ennui d'être seul, souvent pour cause d'extension de commerce. Lorsqu'un homme épouse, il consulte d'abord son livre de caisse, puis la valeur de ses relations, puis la commodité de son intérieur, puis la solennité de sa personne, en dernier lieu la santé de son corps : ordinairement même il néglige ce point-là. Il établit le balancé des divers avantages que son union lui procurera, au prix, de quelles concessions, de quels inconvénients, de quels sacrifices : et le total répond oui ou non, comme sous une addition de doit et avoir. Tel est le mariage : un contrat. Ainsi que dans tout contrat, les deux parties s'engagent à respecter des conventions préalablement débattues : conventions sur la fortune, sur la propriété, sur l'héritage, sur le train de vie, bref sur tout ce qui peut être matière de contrat. Parmi ces conventions, deux sont maintenues obligatoires par l'État, qui, s'est, comme toujours, mêlé de ce qui ne le regardait pas, et s'est arrogé lé droit de seul valider un mariage : ce sont la fidélité réciproque des époux, et la protection de l'épouse par l'époux, corrélative à l'obéissance de l'épouse à l'époux. Mais ces deux conventions sont justement celles qui n'engagent personne, qu'on signe pour la forme et dont tout le monde fait des gorges chaudes.
 Si l'instinct sexuel jouait quelque rôle dans cette savante institution du mariage — savante encore plus par ce que les mœurs l'ont faite que par les dispositions du code civil, — comment l'homme attendrait-il pour se marier l'époque où cet instinct sexuel décline ? — époque qui lui est au contraire conseillère de mariage à tous les autres points de vue : il s'est créé une position sociale bien assise, il doit se poser, prendre du poids, de l'autorité, arrondir ses revenus, il a une société à se ménager, un salon à garnir, il est las de la vie usante du célibataire, ou, plus égoïstement encore, il a des infirmités qui exigent une garde-malade. C'est de vingt à trente ans que l'instinct sexuel est le plus violent, qu'il se satisfait avec le plus de passion. À quoi l'homme passe-t-il cette part de son existence ? Le mariage est loin de sa pensée : il poursuit les aventures, de droite et de gauche, folies passagères ou dominatrices, poésies éthérées ou proses vénales.
 Parfois, il est vrai — mais de plus en plus rarement, le siècle se déniaisant — de jeunes gens épousent par amour. Par amour, entends que l'unique désir de posséder les incite, indépendant de toute autre considération, et même malgré les sains avis d'une logique respectueuse de la sagesse. N'épouse jamais par amour. Je ne veux pas dire que l'amour doive être absolument exclu du mariage : quoique étant une cause de faiblesse pour l'époux, il peut s'y trouver comme surcroît, toutes conditions dont il faille tenir compte étant d'ailleurs observées. Si une femme exige de toi le mariage, passe outre : neuf fois sur dix, elle te cédera quand même, et finalement te restera reconnaissante de ce que tu ne l'aies distinguée que pour l'aimer. Si tu aimes une jeune fille de bonne famille, et que tu ne puisses la posséder que par le mariage, attends : tu la posséderas sûrement lorsqu'elle sera mariée. Elle ne sera peut-être plus vierge ; mais que cela te soit égal : il n'est pas amusant du tout d'enseigner une fille.
 Le mariage est plus sérieux. Évidemment, l'homme n'épouse pas un corps qui le dégoûterait : il sait qu'il a ce corps à féconder. À moins qu'il n'entre pas dans ses desseins de se constituer des héritiers, des coopérants à l'œuvre patrimonial, des soutiens légaux à sa décrépitude. En ce cas, il ne regarde au physique que juste ce qu'il faut pour ne pas effrayer ses semblables.
 Que devient alors l'instinct sexuel ? Que devient-il en général dans le mariage, où la société de l'épouse, même aimée, ne peut subvenir à ses capricieuses exigences ? Il subsiste pur et entier — maintes fois, il est vrai, atténué par l'âge — parallèle au mariage, dont il profite à l'occasion, mais duquel il est foncièrement indépendant. L'homme marié a ses maîtresses, ses fugues, ses passions, comme le célibataire. Tenu à plus de précautions, il n'en est que plus féroce à se dissiper. Toutes les femmes sont en outre pour lui la distraction de la sienne. Monogame par la loi, il est polygame par le fait. Et la loi a raison, aussi bien que la nature. La loi légitime le contrat de l'époux et de l'épouse, et avec justice entend qu'il soit unique : car quel désordre serait-ce dans l'administration, quel enchevêtrement inextricable de droits et d'obligations impossibles à contrôler, quelle cause de querelles intestines, quelle désorganisation de l'édifice social, si la loi souffrait la liberté complète du contrat matrimonial ! À l'instinct sexuel, au contraire, elle donne entière licence de se satisfaire de quelque façon qu'il lui convienne, le semblant de répression qu'elle exerce contre l'adultère ne trouvant à s'employer que d'une manière malcommode et ridicule.
 Tu vois donc que le mariage n'est point l'emprisonnement des sens dans une unique et sempiternelle contemplation : mais un établissement raisonné au sein de la société, combiné de sorte à ce que de grands intérêts matériels, mondains, économiques soient favorisés : et cela sans entraver en rien la liberté sexuelle.
 N'admires-tu pas avec moi la sagesse de ces dispositions, et comment, comme contre-pied à l'instinct sexuel si brutal, si entaché de fatalité, si funeste dans ses égarements et si sujet aux plus brusques variations, s'est fondé le mariage, si majestueusement calme, si pondéré, si calculé et si éminemment créateur et conservateur de la richesse d'une nation ?  
Et là-dessus, mon cher enfant, médite, jouis et calcule.

Louis Dumur


1. Passage supprimé par la Rédaction.

EXTRÊME-ORIENT


I


Le fleuve au vent du soir fait chanter ses roseaux...
Seul je m'en suis allé : j'ai dénoué l'amarre,
Puis je me suis couché dans ma jonque bizarre,
Sans bruit de peur de faire envoler les oiseaux.

Et nous sommes partis tous deux — au fil de l'eau —
Très lentement — sans savoir où. — Le charme est rare
Que donne un inconnu fluide où l'on s'égare...
Par instants, j'atteignais quelque frêle rameau,

Et je restais bercé sur un flot d'indolence,
À respirer ton âme, ô beau soir de silence !
Car j'ai l'amour subtil du crépuscule fin :

L'eau musicale et triste est la sœur de mon rêve :
Ma tasse est diaphane, et je porte sans fin
Un cœur mélancolique, où la lune se lève,


II

La Vie est une fleur que je respire à peine,
Car tout parfum terrestre est douloureux au fond.
J'ignore l'heure vaine et les hommes qui vont,
Et dans l'île d'Email ma Fantaisie est reine.


Mes bonheurs délicats sont faits de porcelaine,
Je n'y touche jamais qu'avec un soin profond ;
Et l'azur fin, qu'exhale en fumant mon thé blond,
Dans sa fuite subtile emporte toute peine.

J'habite un palais rose au cœur du merveilleux.
J'y passe tout le jour à voir de ma fenêtre
Les fleuves d'or parmi les paysages bleus ;

Et, poète royal en robe vermillon,
Autour de l'éventail fleuri qui l'a fait naître
Je regarde voler mon rêve — papillon.


III


Je n'ai plus le grand cœur des époques nubiles
Où mon sang eût jailli, superbe, en maints combats.
Le sang coule si rare en l'Empire si las,
Et le fer truculent meurtrit nos yeux débiles.

Riche du trésor vain des papyrus falots,
Notre âme sous son poids de sagesse succombe.
Nos dieux sont décrépits et la misère en tombe
L'Éspérance est avare, et nous naissons vieillots.

Tournant sur ses genoux ses pouces symboliques
Notre esprit séculaire, encombré de reliques,
Tisse l'or compliqué des rêves précieux.

Craintive et repliée au centre de sa vie,
Notre âme est sans amour, sans haine, sans envie,
Et l'Ennui dans nos cœurs neige, silencieux.

Albert Samain

LES GRENOUILLES DANS L'ÂME



Sanglots d'or que rhythma l'Arpège essentiel,
Vous qui choyez l'oubli des banales rancunes,
Sonores Fleurs, aux fins cheveux couleur de lunes,
Vierges douces qui vous exhalâtes du ciel,

O mes Rimes, je vous ai dit : Un Avril rose
Éparpille en mon Cœur un sourire vainqueur...
Venez donc vous baigner au golfe de mon Cœur!...
— Des rires bondissaient par la forêt morose ;

Des pans d'azur flottaient aux branches des cyprès ;
Une odeur de baiser s'envolait des corolles
Vers l'onde chuchotant des odes bénévoles
Et les Édens fuyeurs nous paraissaient plus près !...

— Dans la sainte impudeur des filles ingénues
Méprisant, Faune roux, tes yeux et tes brocards,
Vous quittâtes alors vos robes de brocarts
Et les langues d'azur léchèrent vos chairs nues...

Mais la mer hypocrite aux clins d'œil captieux,
La mer d'opale aux Flots menteurs comme des lèvres,
Celait sous ses splendeurs les vases et les fièvres
D'un Marais affamé de l'idylle des cieux !...

Et vos corps purs, vos corps pétris de neiges roses,
Sombrèrent doucement en ces bourbiers puants
Où les poulpes grouillaient et les baisers gluants
Des larves implorant l'éveil des Couperoses !

— Et voilà maintenant, chastes filles du ciel,
Sonores Fleurs, aux fins, cheveux couleur de lunes ;
Qui distillez l'oubli des banales rancunes,
Sanglots d'or que rhythma l'Arpège essentiel,

O mes Rimes, voilà que vos gorges issues
S'enflent au chaud contact des limons onctueux
Et que vos corps, pris de tressauts voluptueux,
Se pâment aux suçons voraces des Sangsues !...


G. Albert Aurier


 Septembre 1887.

LES JOUES ROUGES

À Ernest Raynaud



I


 Son inspection habituelle terminée, Monsieur le Directeur de l'Institution Saint-Marc quitta le dortoir. Chaque élève s'était glissé dans ses draps, comme dans un étui, en se faisant tout petit, afin de ne pas se déborder. Le maître d'étude Violone, d'un tour de tête, s'assura que tout le monde était couché, et, se haussant sur la pointe du pied, doucement baissa le gaz. Aussitôt, entre voisins, le caquetage commença. De chevet à chevet, les chuchotements se croisèrent, et des lèvres en mouvement monta, par tout le dortoir, un bruissement confus, où, de temps en temps, se distinguait le sifflement bref d'une consonne. C'était sourd, continu, agaçant à la fin, et il semblait vraiment que tous ces babils, invisibles et remuants comme des souris, étaient occupés à grignoter du silence.
 Violone mit des savates, se promena quelque temps entre les lits, chatouillant ça le pied d'un élève, là tirant le pompon du bonnet d'un autre, et s'arrêta près de Marseau, avec lequel il donnait, tous les soirs, l'exemple des longues causeries prolongées bien avant dans la nuit. Le plus souvent, les élèves avaient cessé leur conversation, par degrés étouffée comme s'ils eussent peu à peu tiré leur drap sur leur bouche, que le maître d'étude était encore penché sur le lit de Marseau, les coudes durement appuyés sur le fer, insensible à la paralysie de ses avant-bras et au remue-ménage des fourmis courant à fleur de peau jusqu'au bout de ses doigts. Il s'amusait de ses récits enfantins, et le tenait éveillé par d'intimes confidences et des histoires de cœur. Tout de suite, il l'avait chéri pour la tendre et transparente enluminure de son visage, qui paraissait éclairé en dedans. Ce n'était plus une peau, mais une pulpe, derrière laquelle, à la moindre variation atmosphérique par exemple, s'enchevêtraient visiblement les veinules, comme les lignes d'une carte d'atlas sous une feuille de papier à décalquer. Marseau avait d'ailleurs une manière séduisante de rougir sans savoir pourquoi et à l'improviste qui le faisait aimer comme une jeune fille. Souvent, un camarade pesait du bout du doigt sur l'une de ses joues et se retirait avec brusquerie, laissant une tâche blanche, bientôt recouverte d'une coloration rouge, qui s’étendait avec rapidité comme du vin dans de l’eau pure, se variait richement et se nuançait depuis le bout du nez rose jusqu'aux oreilles lilas. Chacun pouvait opérer lui-même, et Marseau se prêtait complaisamment aux expériences. On l'avait surnommé Veilleuse, Lanterne, Bec de gaz et même Quatorze-Juillet. C'était un peu long, mais si symbolique ! Cette faculté de s'embraser à volonté lui avait fait bien des envieux.
 Véringue, son voisin de lit, le jalousait entre tous, sorte de petit pierrot lymphatique et grêle, au visage farineux, qui se pinçait vainement, à se faire mal, son épiderme exsangue, pour y amener quoi ! et encore pas toujours, quelque point d'un roux douteux. Il eût volontiers, zébré haineusement à coups d'ongle et écorcé comme des oranges les joues vermillonnées de Marseau.
 Depuis longtemps très intrigué, il se tint aux écoutes, ce soir-là, dès la venue de Violone, soupçonneux à raison peut-être et désireux de savoir la vérité sur les allures cachottières du maitre d'étude. Il mit en jeu toute son habileté de petit espion, simula un ronflement pour rire, changea avec affectation de côté, en ayant soin de faire le tour complet, poussa un cri perçant, car chacun, n'est-ce pas, a le droit d'avoir son cauchemar, ce qui réveilla en peur le dortoir et imprima un fort mouvement de houle à tous les draps ; puis, dès que Violone se fut éloigné, il dit à Marseau, le torse hors du lit, le souffle ardent :
 — Pistolet ! Pistolet !
 Il ne lui fut rien répondu. Véringue se mit sur les genoux, saisit le drap de Marseau, et, le secouant avec force :
 — Entends-tu ? Pistolet !
 Pistolet ne semblant pas entendre, Véringue exaspéré reprit :
 — C'est du propre !... Tu crois que je ne vous ai pas vus. Dis voir un peu qu'il ne t'a pas embrassé ! dis-le voir un peu que tu n'es pas son pistolet ?
 Il se dressait, le col tendu, pareil à lin jars blanc qu'on agace, les poings fermés au bord du lit.
 Mais, cette fois, on lui répondit :  — Eh bien ! après ?
 D'un seul coup de reins, Véringue rentra dans ses draps : c'était le maître d'étude qui revenait en scène, apparu soudainement !


II


 — Oui, dit Violone, je t'ai embrassé, Marseau ; tu peux l'avouer, car tu n'as fait aucun mal. Je t'ai embrassé sur le front, mais Véringue ne peut pas comprendre, déjà trop dépravé pour son age, que c'est là un baiser pur et chaste, un baiser de père à enfant, et que je t'aime comme un fils, ou si tu veux comme un petit frère, et demain il ira répéter partout je ne sais quoi, le petit imbécile !
 À ces mots, tandis que la voix de Violone vibrait sourdement, Véringue feignit de dormir. Toutefois, il soulevait sa tête afin d'entendre encore. Marseau avait écouté le maître d'étude, le souffle ténu, ténu, car tout en trouvant ses paroles très naturelles et bien compréhensibles, il tremblait comme s'il eût redouté la révélation de quelque mystère. Violone continua, le plus bas qu'il put. C'étaient des mots inarticulés, lointains, des sons à peine localisés. Véringue, qui, sans oser se retourner, se rapprochait insensiblement, au moyen de légères oscillations de hanches, n'entendait plus rien. Son attention était à ce point surexcitée que ses oreilles lui semblaient matériellement se creuser et s'évaser en entonnoir ; mais aucun son n'y tombait. Il se rappelait avoir éprouvé parfois une sensation d'effort semblable, en écoutant aux portes, en collant son œil à la serrure, avec le désir d'en agrandir le trou, et d'attirer à lui, comme avec un crampon, ce qu'il voulait voir. Cependant, il l'aurait parié, Violone répétait encore :
 — Oui,mon affection est pure, pure, et c'est ce que ce petit imbécile ne comprend pas !
 Enfin le maître d'étude se pencha avec la douceur d'une ombre sur le front de Marseau, l'embrassa, en le caressant de sa barbiche comme d'un pinceau, puis se redressa pour s'en aller, et Véringue le suivit des yeux glissant entre les rangées de lits. Quand la main de Violone frôlait un traversin, le dormeur dérangé changeait de côté avec un fort soupir.
 Véringue guetta longtemps. Il craignait un nouveau retour brusque de Violone. Déjà Marseau faisait la boule dans son lit, la couverture sur ses yeux, bien éveillé d'ailleurs, et tout au souvenir de l'aventure dont il ne savait que penser. II n'y voyait rien de vilain qui pût le tourmenter, et cependant, dans la nuit des draps, l'image de Violone flottait lumineusement, étrange et douce comme ces images de femmes qui l'avaient échauffé en plus d'un rêve.
 Véringue se lassa d'attendre. Ses paupières, comme aimantées, se rapprochaient. Il s'imposa de fixer le gaz presque éteint, mais après avoir compté trois éclosions de petites bulles crépitantes et pressées de sortir du bec, il s'endormit.


III


 Le lendemain matin, au lavabo, tandis que les cornes des serviettes, trempées dans un peu d'eau froide, frottaient légèrement les pommettes frileuses, Véringue regarda méchamment Marseau, et, s'efforçant d'être bien féroce, il l'insulta de nouveau, les dents serrées sur les syllabes sifflantes :
 — Pistolet ! pistolet !
 Les joues de Marseau s'empourprèrent, mais il répondit sans colère et le regard presque suppliant :
 — Puisque je te dis que ce n'est pas vrai, ce que tu crois !
 Le maître d'étude passa la visite des mains. Les élèves, sur deux rangs, offraient sans conviction d'abord le dos, puis la paume de leurs mains, en les retournant avec rapidité, et les remettaient aussitôt bien au chaud, dans les poches ou sous la tiédeur de l'édredon le plus proche. D'ordinaire, Violone s'abstenait scrupuleusement de les regarder. Cette fois, bien mal à propos, il trouva que celles de Véringue n'étaient pas très propres. Véringue, prié de les repasser sous le robinet, se révolta. On pouvait, à vrai dire, y remarquer une tache bleuâtre, mais il soutint que c'était un commencement d'engelure. On lui en voulait, sûrement. Violone dut le faire conduire chez M. le Directeur, Celui-ci, matinal, préparait dans son cabinet vieux vert un cours d'histoire qu'il faisait aux grands, à ses moments perdus. Écrasant sur le tapis de sa table le bout de ses gros doigts, il posait les principaux jalons : ici la chute de l'Empire Romain ; au milieu la prise de Constantinople par les Turcs ; plus loin l'Histoire contemporaine, qui commence on ne sait où et n'en finit plus. Il avait une ample robe de chambre dont les galons brodés cerclaient sa poitrine puissante, pareils à des cordages autour d'une colonne. Il mangeait visiblement trop, cet homme ; ses traits étaient gros et toujours un peu luisants. Il parlait fortement, même aux dames, et les plis de son cou ondulaient sur son col fripé d'une manière lente et rythmique. Il était encore remarquable pour la rondeur de ses yeux et l'épaisseur de ses moustaches.
 Véringue se tenait debout devant lui, sa casquette entre les jambes afin de garder toute sa liberté d'action. D'une voix terrible, le Directeur demanda :
 — Qu'est-ce que c'est ?
 — Monsieur, c'est le maître d'étude qui m'envoie vous dire que j'ai les mains sales, mais c'est pas vrai !
  Et de nouveau, consciencieusement, Véringue montra ses mains en les retournant : d'abord le dos, ensuite la paume. Il fit même la preuve : d'abord la paume, ensuite le dos.
 — Ah, c'est pas vrai, dit le Directeur, quatre jours de séquestre, mon petit !
 — Monsieur, dit Véringue, le maître d'étude, il m'en veut !
 — Ah ! il t'en veut, huit jours, mon petit !
 Véringue connaissait son homme. Une telle douceur ne le surprit point. Il était bien décidé à tout affronter. Il prit une pose raide, serra ses jambes et s'enhardit au mépris d'une gifle. Car c'était chez Monsieur le Directeur une innocente manie d'abattre, de temps en temps, un élève récalcitrant du revers de la main : vlan ! L'habileté pour l'élève visé consistait à prévoir le coup et à se baisser, et le Directeur se déséquilibrait au rire étouffé de tous. Mais il ne recommençait pas, sa dignité l'empêchant d'user de ruse à son tour. Il devait arriver droit et du premier coup sur la joue choisie, où alors ne se mêler de rien.
 — Monsieur, dit Véringue réellement audacieux et fier, le maître d'étude et Marseau, ils font des choses !
 Aussitôt les yeux du Directeur se troublèrent comme si deux moucherons s'y fussent précipités soudain. Il appuya ses deux poings fermés au bord de la table, se leva à demi, la tête en avant, comme s'il allait cogner Véringue en pleine poitrine, et demanda par sons gutturaux :
 — Quelles choses ?
 Véringue sembla pris an dépourvu. Il attendait (peut-être, après tout, que ce n'était que différé) l'envoi d'un tome massif de monsieur Henri Martin, par exemple, lancé d'une main adroite, et voilà qu'on lui demandait des détails, et des détails précis, naturellement. Pourquoi pas des gravures ? Comme il apprenait l'anglais, il se dit intérieurement : shocking ! Le Directeur attendait. Tous les plis de son cou s'étaient réunis pour ne former qu'un bourrelet unique, un épais rond de cuir, où siégeait, de guingois, sa tête. Véringue hésita, le temps de se convaincre que les mots ne lui venaient pas, puis, la mine tout à coup confuse, le dos rond, l'attitude apparemment gauche et penaude, il alla chercher sa casquette entre ses jambes, l'en retira aplatie, se courba de plus en plus, se ratatina, et l'éleva doucement, sa casquette, à hauteur de menton, et lentement, sournoisement, avec des précautions pudiques, il enfouit sa tête simiesque et pâle dans la doublure ouatée, sans dire un mot.


IV


 Le jour même, à la suite d'une courte enquête, Violone recevait son congé ! Ce fut un touchant départ, presque une cérémonie.
 — Je reviendrai, avait dit Violone, c'est une absence.
 Mais il n'en fit accroire à personne. L'Institution renouvelait constamment son personnel, comme si elle eût craint pour lui la moisissure. C'était un va et vient de maîtres d'étude. Celui-là partait comme les autres, et meilleur il partait plus vite. Presque tous l'aimaient. On ne lui connaissait pas d'égal dans l'art d'écrire des en-têtes pour cahiers, tels que : Cahier d'exercices grecs appartenant à... Les majuscules étaient moulées comme des lettres d'enseigne. Les bancs se vidaient. On faisait cercle autour de son bureau. Sa belle main, où brillait la pierre verte d'une bague, se promenait élégamment sur le papier. Au bas de la page, il improvisait une signature. Elle tombait, comme une pierre dans l'eau, dans une ondulation et un remous de lignes à la fois régulières et capricieuses qui formaient le paraphe, un petit chef-d'œuvre tout simplement. La queue du paraphe s'égarait, se perdait dans le paraphe lui-même. Il fallait regarder de très près, chercher longtemps pour la retrouver. Quelquefois même on n'y parvenait pas. Inutile de dire que le tout était fait d'un seul trait de plume. Un jour, il réussit un enchevêtrement de lignes qu'il dénomma cul-de-lampe. Longuement, les petits s'émerveillèrent. Son renvoi les chagrina fort.
 Ils convinrent qu'ils devaient bourdonner le Directeur à la première occasion, c'est-à-dire enfler les joues et imiter avec les lèvres le vol des bourdons pour marquer leur mécontentement. Quelque jour, ils n'y manqueraient pas. En attendant, ils s'attristèrent les uns les autres. Violone, qui se sentait regretté, eut la coquetterie de partir pendant une recréation. Quand il parut dans la cour, suivi d'un garçon qui portait sa malle, tous les petits s'élancèrent. Il serrait des mains, tapotait des visages, et s'efforçait d'arracher les pans de sa redingote sans les déchirer, cerné, envahi, et souriant, ému. Les uns, suspendus à la barre fixe, s'arrêtaient au milieu d'un renversement et sautaient à terre, la bouche ouverte, le front en sueur, leurs manches de chemise retroussées et les doigts écartés, car enduits de colophane ils s'engluaient au premier rapprochement. D'autres, plus calmes, qui tournaient monotonement dans la cour, agitaient les mains en signe d'adieu. Le garçon, courbé sous la malle, s'était arrêté afin de conserver ses distances, ce dont profita un tout petit pour plaquer sur son tablier bien blanc ses cinq doigts trempés dans du sable mouillé. Les joues de Marseau s'étaient rosées à paraître peintes. Il éprouvait sa première peine de cœur sérieuse, mais troublé, et contraint de s'avouer qu'il regrettait le maître d'étude un peu comme une petite cousine, il se tenait à l'écart, inquiet, presque honteux. Sans embarras, Violone allait vers lui quand on entendit un fracas de carreaux. Tous les regards montèrent vers la petite fenêtre grillée du séquestre. La vilaine et sauvage tête de Véringue parut. Il grimaçait, blême petite bête mauvaise en cage, les cheveux dans les yeux et ses dents blanches toutes à l'air. Il passa la main droite entre les débris de la vitre, qui le mordit comme animée, et menaça Violone de son poing saignant.
 — C'est toi, dit le maître d'étude, petit imbécile, te voilà content !
 — Dame ! lui cria Véringue, tandis que, avec entrain, il cassait d'un second coup de poing, un autre carreau.
Pourquoi que vous l'embrassiez, et que vous m'embrassiez pas, moi ?
 Et il ajouta, en se barbouillant gaminement la figure avec le sang qui coulait de sa main coupée :
 — Tiens, moi aussi, j'en ai des joues rouges, quand j'en veux !

Renard.

LES ÉCRANS LILAS

I


 Verse à boire, aimable hôtelier des rêves,
 Le beau vin pourpré. — N'est-ce pas ton sang ? —
 Déjà l'on entend rire sur les grèves
 L'essaim des Amours qui vient en dansant
   Frapper à l'huis clos ?


 Vite, ouvre ta porte et leur verse à boire,
 Ou les voyageurs s'en iront. Il faut
 Pour les retenir en l'auberge noire
 Des mets généreux, du vin pur et chaud :
   Donne leur ton sang.


 Toc ! toc ! Entrez tous, joyeuse cabale
 Des Tueurs-de-temps... — Ça nous tue un peu. —
 Car l'auberge est vaste et, dans la grand'salle,
 Comme un ciel couchant, rougit l'âtre en feu.
 Asseyez-vous donc. La table est servie :
 C'est mon sang vermeil, mon cœur tout en vie.
   Buvez et mangez.


II

1


   L'essaim bleu des Rêves s'essore
   Dans les aurores attendries.
   — Les fleurs qui fleuriront encore
   Seront-elles bientôt fleuries ? —


2


 Et Psykhé, la bonne veuve qui sait pourtant
 La stérilité des illusoires espoirs,
 Du promontoire, en l'envol de ses voiles noirs,
 Les encourage d'un geste à peine hésitant.


3


 De toute la hardiesse de leur foi neuve,
 Ils s'en vont, plus frais, plus légers que des prières.
 Et, si les méchants leur jettent des pierres,
 Qu'importe ? — Adieu, la bonne veuve !


4


 Et Psykhé les suit du regard en méditant :
 « Oh ! qui donc en l'aridité de mon chagrin
 A déposé l'ardente goutte de levain
 Dont mon flanc se gonfle et tressaille en cet instant ?


5


 L'essor bleu des rêves s'essaime
 Dans les matins, si diaphanes que l'aurore
 De ses nacres les plus ténues les colore,
 Si subtils que « vivent-ils même ? »


6


 Et Psykhé se demande, les voyant si beaux,
 Quel souffle d'amour a passé sur les tombeaux
 De ses espoirs et par quels mystères
 Ses ruines ont fleuri tant de pariétaires.
 La veuve qui pourtant cache en ses voiles noirs
 La tristesse des illusoires espoirs,
 — À voir ses beaux enfants, les Rêves, si sûrs
 De la vie et de la joie, et si heureux
 Des fleurs qui fleuriront sans doute pour eux, —
 Se reprend à désirer des futurs.



III


 Tu perds ton temps... Bah ! Hardi, mon fils !
 Pétris l'argile inconnue et tendre.
 Des pleurs versés sur le Crucifix,
 — Pauvre pécheur ! — humecte la cendre
 Des rêves fous et bons que tu fis.
   Hardi, mon fils !


 Hélas ! avant que la blanche frise
 Aille redire au soleil levant
 La belle histoire autrefois apprise,
 Les pleurs séchés et la poudre grise
 Des espoirs morts s'en iront au vent...
   Tu perds ton temps.


 

Louis Denise


GRIEFS


I

Parfois ma lèvre s'abandonne et Lui murmure
Des aveux, et, sans plus les réserves qu'il faut !
C'est tout nu que je m'offre à ses yeux de gerlaut :
Telle une fleur, dès que s'écarte la ramure.

Elle sait ma douleur cuisante, et qu'il est faux !
Cet air d'indifférence où je me claquemure 
Et si parfois l'Orgueil me vêt de son armure,
Sa malice sourit d'en nombrer les défauts.

Plus Elle s'ingénie à percer mon mystère,
Moins — naïf que je suis ! — j'observe de me taire,
Mais souvent je frissonne à songer que, demain,

Ces secrets échappés dans l'amoureuse ivresse,
Pour mon cœur, dès qu'exorcisé de Sa caresse,
Seront peut―être autant de flèches dans sa main !

II


J'arrive épris de calme et paisible entretien,
Et voici qu'Elle laisse aller la file d'oies
De gros rires à me conter les vaines joies
De Sa vie où mon sentiment n'entre pour rien.

Son cœur ! Je ne puis pas deviner s'il est mien,
Sous les baisers indifférents qu'Elle m'octroie,
Et tant de nonchalance éclate en son maintien,
Que vraiment ! Elle me désole et m'apitoie.

Pas un regret de mon absence, et puis cet air
D'être à l'envers ! d'avoir toujours la tête en l'air !
Nul souci de glisser plus d'âme en l'accolade 

Et lorsque dans la plaie Elle a tourné le fer,
Il lui vient à la lèvre, à me surprendre amer,
Cette sollicitude étrange :« Es-tu malade ? »

Ernest Raynaud

PROSES MOROSES

b. — L'ENFER


 Dans son humble cellule, traversée d'étranges lueurs qui ne provenaient ni de l'aube naissante, ni de la lampe moribonde, l'illustre Hérétique écrivait.
 Au début de son léger Monitoire, il avait posé cet indéniable aphorisme, base de toute morale vraiment sérieuse :


il y a un enfer


 Maintenant, en de rougeoyantes cornues, il distillait les immondes sulfures, activait dans les marmites du diable les soupes à la poix ; cuisinait les sauces au bitume, dosait les rations d'huile bouillante, trempait dans la résine, pour les illuminations anniversaires, les cheveux blonds des Bien-Aimées et la barbe des Amants ; il élargissait de vastes étangs d'alcool où, comme des ronds de citron dans un punch, des énergumènes flottaient, sommés de flammes vertes ; il arrosait de plomb fondu les crânes rebelles au Verbe éternel, et la chair dévorée renaissait magiquement pour grésiller encore sous l'immortelle pluie de feu ; ici, un terrible hachoir hachait les mains menteuses ; là, un racloir, d'un mécanisme surhumain, raclait sur leurs os gémissants la chair stérile des vierges folles ; — et des cœurs tombaient sous la meule infernale aussi pressés que des grains de blé.
 L'illustre Hérétique n'oubliait pas les âmes, fourbissait, avec, le plus grand soin, les fourches de la peur, les flèches du remords, les colliers de l'angoisse, les marteaux de l'effroi, les chaînés de la honte, les tenailles de la désolation.
 Ensuite, il passa aux preuves.
 Il évoquait de sinistres damnés, de lamentables cadavres surgissant et disant, avec des yeux pleins d'une épouvante infinie : je suis en enfer ! » Ratbod, roi des Frisons, émergea ainsi du fond des abîmes, vint secouer devant ses officiers surpris des menottes de fer rouge. De même, le comte Orloff, quittant pour un instant les géhennes, manifesta, grâce à sa présence insolite en pantoufles et en robe de chambre, la vérité de l'enfer niée par un incrédule général. Et d'autres, et combien d'autres, rejetés, momentanément par le gouffre, marquèrent sur les vivants, sur les meubles, sur les tentures, les traces carbonisées de leurs doigts en feu, ou bien, avec une jovialité véritablement démoniaque, s'amusèrent, comme ce damné fameux, dont parle Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, à revenir asperger d'innocentes créatures, avec un liquide plus corrosif que l'eau seconde, en criant d'une voix non dénuée d'une certaine ironie : Voici l'eau froide dont on se rafraîchit en enfer.

..........................................................


 Des nuages couvraient le ciel, l'humble cellule était traversée de lueurs qui ne provenaient ni du soleil voilé ni de la lampe morte.
 L'illustre Hérétique avait incliné vers la table sa tête méditatrice, il la releva soudain, et, pris d'un douloureux ricanement, il proféra ces quelques syllabes :


Et moi aussi, j'irai en enfer


 . . . Et des cœurs tombaient sous la meule infernale, aussi pressés que des grains de blé.

Remy de Gourmont.

30 Janvier 1890.

LE SALON DES XX
BRUXELLES



 Au long de paysages qu'énamoure un merveilleux soleil, au long des écoutes aux portes du Rêve, ils vont, doctes, promenant la suffisance et l'augural de leur personne, ceux-là dont la quasiment terrible ironie doit assagir, des exposants, aussi bien les joies que les tristesses. Ils vont, proclamant le sain et prolifique crétinisme des êtres, cependant que parfois des œuvres les retiennent, les troublent, les font songer minimement, leur coulant au cœur un attendrissement pour l'Idéal !... O ces magiciennes œuvres où leur cerveau s'indélimite, comme elles sont bien une prostitution de l'Art, l'adaptation d'un drame wagnérien pour les masses esclarmondiennes, les mystères du Vieux Songe corrigés et expurgés pour une exportation en les pays d'ici-bas !
 M. Fernand Khnopff est l'unique vers qui vont pleinement et la seule attention et l'applaudissement extasié de cette foule. Qui de nous ne s'est jamais laissé prendre à cet artiste je veux bien croire sincère, mais sincère par persuasion ? C'est l'efféminement de sa pensée, profonde disent-ils, qui captivait : c'est la perversité assez banale, contenue en son dessin, que nous aimions, parce que nous sommes faibles et qu'au cœur de tout homme un vague amour pour les cartes transparentes chante éternellement. Que M. Khnopff ne le prenne en trop mauvaise part, mais je pense très immorale l'œuvre que l'on sait si nue des Bourguereau, et M. Khnopff n'est-il point le Bouguereau de l'Occultisme ?... On admire fort ici son Mémories(pour nous, partie de Lawn-tennis) : mais c'est du Van Beers, cela, Monsieur, et du plus mauvais.
 De M. Storm de S'Gravesande, nous dirons son talent sincère de parfait illustrateur.
 M. G.-W. Thornley expose des Lithographies d'après Degas et Puvis de Chavannes très intéressantes.
 Les tableaux de M. Vogels ne semblent autres que des aquarelles  cela leur donne, il est vrai, un certain mouillé point désagréable, mais qui prête à penser qu'en l'atelier de l'artiste ces productions n'ont séché vite.
 De M. Xavier Mellery nous admirons sans réserve la Vie des Choses, mais restons froid, bien froid, devant son Frontispice pour les Pandectes belges (un Paul Baudry) et devant ses deux Béguinage, trop semblables à ces laides peintures pullulant actuellement en Allemagne.
 À côté d'un Crépuscule pastichant Millet, et de Mai, une exquise aquarelle, M. Segantiui expose un mâle hymne à l'Existence : Une fleur des Alpes, avec cette épigraphe :


J'ai rencontré en haut, près des glaciers, une fleur étonnante.
Qu'elle était belle et harmonieusement douce au soleil 
J'ai tâché d'en donner une transcription en formes humaines.


 Un chant de chair, de matériel amour, de jeune vie et de suprême harmonie, ce maître tableau que semble avoir inspiré l'âme du Vinci.
 Le mouvement néo-impressionniste dont MM. Seurat, Signac et Sisley furent les promoteurs, fait école en Belgique, mais hélas ! sans grand honneur pour les maîtres. Les élèves de cette école (dite du pointillé) se sont, à mon avis, composé un nouveau Roret pour leur usage personnel, grâce auquel quiconque au bout de six mois pourra être des leurs, - sans autre forme de procès. Rien, certes, dans la Nature ne mérite l'indifférence de l'artiste, mais cet artiste devra-t-il ambitionner de traduire tout paysage, quel qu'il soit, sans, au préalable, sentir en son être la sublime poussée, lyrique en tous siècles, qui fit ce que les temps qui suivirent nommèrent chefs-d'œuvre ?... MM. Hayet, Finch, Van Rysselberghe et Van de Velde, ne sauraient être traités en peintres du vrai, non plus qu'en daltonistes extravagants (sur ce dernier chapitre, les tableaux de MM. Pissaro, Seurat, Signac et Sisley, suffisent à démontrer la parfaite ineptie du reproche fait à l'école). Si l'Art n'est pas uniquement l'expression du Vrai, la parfaite traduction (telle perçue par nos sens) de ce vrai sera toujours de l'art. Et ces messieurs, peignant à toute heure, sont loin du vrai, sans pour cela se rapprocher du Rêve. Comparez un peu l'exposition de ces élèves aux trois délicats tableaux de Lucien Pissarro, de même qu'à ces quatre paysages de Signac : op. 184, op. 195, op. 196, et op. 200 : le procédé est pareil, mais combien dissemblable l'impression ! Soyez artistes, Messieurs, maintenant que la presse bruxelloise vous a proclamés peintres ; et, sans chercher à les copier, méditez si possible devant le Portrait de Mlle J.P. et les Prairies à Gisors. Regardez aussi, en passant, le Quai Montebello de votre aîné Dubois-Pillet ; cependant, la Nature morte et les deux portraits de ce dernier m'apparaissent trois erreurs.
 De traiter du néo-impressionisme m'amène à parler d'exquises œuvres, de la même école semble-t-il, mais qui s'en écartent par un aigu de sensation bien sincère comme bien personnel. J'ai nommé : Le Marronnier, Brœck in Waterland et Donkers wolken de Jan Toorop. Rien de plus pénétrant, de plus profondément mélancolique, d'une enivrante et prestigieuse mélancolie. J'aimerais ces trois tableaux dénommés : Le Charme de l'heure.
 Je n'ose vous entretenir, en ce court espace, brièvement, du maître Renoir. Ne faudrait-il pas d'ailleurs une plume plus subtile que la mienne, et plus instruite sur l'œuvre entière de l'artiste ? O le beau portrait ! (Portrait de Mme X.). Combien charnellement vivante sa Baigneuse debout, et quoi de plus intime que son Bouquet de fleurs. Renoir, par beaucoup, est pris pour un débutant, - par ceux-là que vous savez.
 Je remarque de M. Eugène Boch une étude : Charbonnage et le Cul-du-Q'vau (Borirage).
 Passons sur l'exposition du dessinateur Lemmen, et sur celles des peintres, ou sculpteurs Cézanne, van Strydonck, Charlier et Paul Dubois.
 Mme Anna Boch a un talent aimable de dame.
 De M. de Toulouse-Lautrec, un peintre moins anglais mais tout aussi curieux que Raffaëlli : le Bal du Moulin de la Galette, Rousse, deux Étude et Liseuse.
 M. Dario de Regoyos avait, l'an dernier, envoyé des toiles certes plus personnelles que celles qu'il nous donne cette année. Nous nous attardons cependant, et sans regret, devant Ecce Homo et Habanera.


 Nous voici venus aux grands tourmenteurs du Songe, aux initiateurs à un ciel étrange, troublant, faux s'il est prouvé que le Rêve ne soit vrai. O la belle conquête faite sur la matière que de l'avoir dotée de l'Idée, elle que les peintres trop souvent laissèrent pour morte ! O cette noble soif d'un somptueux Exil !... Citons tout d'abord Odilon Redon, qui n'expose pas moins de vingt-une œuvres, dont quelques pastels. Ses lithographies le Printemps, aussi d'au-delà que la divine Primavera, de Botticelli ; au Ciel, Christ, Brunnhilde, et cette dantesque Tête coupée, où notre penser s'hallucine, sont, pour l'amoureux d'elles,
 
.....Ce vieux flacon qui se souvient,
 D'où jaillit toute vive une âme qui revient.



 Voici maintenant un autre penseur qui eût ravi Baudelaire : M. James Ensor. Comme cette misérable comédie de la vie anime ces pages, en la lecture desquelles pourrait s'apprendre toute philosophie : Étonnement du masque Wouse, Masques scandalisés raillant la mort, Squelettes voulant se chauffer. Où le merveilleux artiste se montre encore, c'est en des eaux-fortes et en des dessins qu'on ne peut guère comparer qu'aux gravures de Callot et de Bresdin.
 M. Vincent van Gogh a envoyé au Salon des XX : Tournesols, Le Lierre, Verger en fleurs, Champ de blé,au Soleil levant, et la très belle Vigne rouge. On comprendra que je ne m'étende point sur les mérites de ce vibrant artiste, après la subtile étude que notre collaborateur G.-Albert Aurier lui a consacrée ici même, étude reproduite par l'Art Moderne.
 Un autre et non moins suprême capteur d'Infini: M. Willy Schlobach. Ah ! bien bafoué aussi celui-là ! Tout est à citer de son exposition : La Morte, la Dame en noir, trois hantises, des interprétations de ces vers :


Que m'importe que ta sois sage ?
Sois belle, et sois triste...

(Fleurs du mal)


Quelqu'un m'avait prédit, qui tenait une épée...
Tu seras nul – et pour ton âme inoccupée
L'avenir ne sera qu'un regret du passé...

(Les Débâcles)


Désir d'être soudain la bête hiératique...

(Les Débâcles)



 Outre sa couleur qui semble, sudant des poisons, être du rêve oxydé, ce qui caractérise l'inquiétante personnalité de Willy Schlobach, c'est une exaspération de la ligne telle qu'en les Mantegna, les Botticelli, voire Durer.
 M. Robert Picard est, m'a-t-on dit, un très jeune peintre. Qu'importe, s'il a déjà conquis son tempérament ! La Nature vue à travers ce rêve, telles nous apparaissent les suggestives toiles qu'il expose. Et parfois, bien que vue à travers ce rêve, elle est encore bien vraie cette Nature, bien la nôtre à nous que n'étreint point le par-delà les horizons : ainsi ses deux Études à Chantilly. Voici de Robert Picard six merveilleux poèmes, à notre sens : Paysage heureux, Mer marbrée par une brise fraiche, Forêt vue par les cimes, à l'aurore, Eau dormante dans un jardin de sérénité, Appareillage par un temps calme au milieu du jour, Paix mystique dans les dunes.
 M. Minne a, crois-je, transcrit en sculptures les afflictions humaines, en ce qu'elles ont d'animal, telles que les ressentirent, certes, les races des siècles où l'artificiel ne fut. — L'œuvre est des plus prenantes, mais demande à être étudiée très spécialement.
 Le grand sculpteur Rodin, un des Vingtistes, a envoyé au Salon une évangélique tête de St-Jean-Baptiste, et une petite étude en bronze.
 Les envois de M. Alexandre Charpentier sont des plus intéressants, aussi des plus jolis. Superbes par leur exactitude et leur vie, les Médaillons tirés de la collection du Théâtre Libre.  
Je ne saurais terminer ce compte-rendu sans féliciter les courageux organisateurs du Salon des XX, Salon qui n'a, comme il appert, rien à envier à son feu confrère celui des Bouguereau, Meissonnier et Cie. Le mérite en revient surtout au secrétaire du Cercle, M. Octave Maus. C'est grâce à lui que prochainement, au local de l'Exposition Stéphane Mallarmé viendra donner une conférence, et que des concerts seront, avec le concours de Vincent d'Indy. - L'Art, par l'intermédiaire de tous les artistes, lui en sait grand gré.

Daland.

 
Bruxelles, février 1890.


LES LIVRES (1)


 Axël, par Villiers de l' Isle-Adam (Quantin, 1890, 1 vol. in-8.) — C'était une illusion de Villiers de croire que les premières publications de ses œuvres ne se présentaient qu'à l'état d'ébauches, nécessitant de rigides corrections. Souvent, lors de la mise en volume, à peine, çà et là, avait-il changé un substantif trop vulgaire, ajouté quelques épithètes choisies non pour leur rareté, mais pour leur force explosive de suggestion. Axël devait être plus profondément remanié, et on trouve, en effet, lorsque l'on compare les deux versions, quelques traces de reprise en sous-œuvre dans les trois premières parties. Malheureusement, c'était surtout la conclusion pour laquelle il avait médité de notables modifications, et, comme l'indique une note finale, la maladie, puis la mort ne lui ont permis qu'à peine d'en relire les épreuves. Dans le suicide des deux vierges amants, la Croix devait apparaitre, réprobatrice de l'acte par lequel « deux êtres humains viennent ainsi de vouer aux-mêmes leurs âmes à l'exil du ciel ».
 On peut cependant juger que cette simple phrase suffit pour affirmer la croyance chrétienne de Villiers. En appuyant, il eût aggravé le malentendu qui déjà pèse sur le drame et en obscurcit la signification : Conçu par un idéaliste hégélien, Axel a été écrit par un catholique adonné — oh ! théoriquement — aux Sciences secrètes ; de là une triple antinomie que le génie de l'écrivain ne pouvait concilier. L'idéalisme triomphe, puisque Axël et Sara admettent, en fauchant volontairement la fleur de leurs joies d'amour, que l'accomplissement réel de leurs désirs, que la jouissance des baisers, des voyages, des richesses, palpables à leurs pieds, seraient inaptes à leur donner un bonheur inexistant hors de l’idée. Mais le suicide laisse l'impression que les magnifiques amants se sont trompés de porte, qu'ils auraient dû frapper, étant chrétiens, non pas à celle de l'enfer, mais à celle du renoncement. Comme littérature, Axël est le grand œuvre de Villiers, d'une radieuse gloire verbale, d'une richesse d'art plus éblouissante que toutes pierreries qui ruissellent dans les cryptes du burg d'Avërsperg. Ce sont des phrases d'une spiritualité douloureuse, comme Villiers seul sut en concevoir : « Vous serez la fiancée amère de ce soir nuptial... » — « Sara, souviens-toi de nos roses dans l'allée des sépultures... » Et en une alternance de telles musiques, de tels versets sacrés, tout le livre se déroule. Pour celui qui déploya de pareils rêves, voilures gonflées vers l'infini, la vie quotidienne n'existait que très peu : il ne fut ni pauvre, ni malade, ni dédaigné ; mais royalement riche, comme Axel, jeune et fort comme Axel, et comme Axel aimé de Sara,l'énigmatique princesse. C'est la perpétuelle revanche des grands idéalistes, ignorés de la foule — et de plus d'un de leurs amis — qu'en réalité ils habitent un autre monde, un monde créé par eux-mêmes, simplement évoqué par de simples paroles, car « tout verbe, dans le cercle de son action, crée ce qu'il exprime. » Grâce à ce sortilège, Villiers dompta les mauvaises aventures où d'autres auraient sombré, et il lui fut accordé d'écrire ces drames et ces contes, ces ironies et ces lyrismes par lesquels il demeure pour nous, amis de la première ou de la dernière heure, le maître inoubliable et absolu.

R. G.


 Les trois cœurs, par Édouard Rod (Perrin et Cie). Dans une préface à ce livre, malheureusement bien incomplète, M. Édouard Rod note les diverses phases de son évolution littéraire, c'est-à-dire comment de naturaliste zolaïsant il est devenu ce qu'il appelle intuitiviste, l'intuitif défini par lui « un homme qui regarde en soi même, non pour se connaître ni pour s'aimer, mais pour connaître et aimer les autres » et qui cherche « dans le microcosme de son cœur le jeu du cœur  humains ». C'est là, en substance, la théorie d'après laquelle a été écrit Les trois cœurs. Ce roman,certes, est au-dessus de la majorité des productions contemporaines ; mais n'était-on pas en droit d'attendre plus poussé de l'auteur de La courses à la mort ? S'ingénier à des études purement psychologique, ne se point soucier des influences fatales du milieu, considérer la vie ambiante comme objet presque toujours négligeable, et jamais comme sujet : soit. Mais alors il faut, semble-t-il, pour remplacer la couleur que donne la description des milieux, pour suppléer surtout à l'explication tacite de certains faits psychologiques qui surgit souvent des « circonstances contingentes », il faut entrer très profondément dans l’âme de ses personnages. Or, lu Les trois cœurs, nous sentons fort bien que nous ne sommes pas allés au fond de Richard Noral, un intellectuel et un compliqué, que nous abandonnons sans le connaître beaucoup. C'est une étude à fleur d'âme et d'une psychologie par trop mièvre. Et puis pourquoi, lorsqu'est en scène l'enfant de Noral, cette sentimentalité si apparemment fausse qu'on la dirait une concession à l'artificiel bêta où se délecte une des deux ou trois grandes hypocrisies du public ?

A. V.


 Le Cadet, par Jean Richepin (Charpentier et Cie) — Est-ce une gageure faite avec Bourget ? Tout par et pour la psychologie. C'est en son honneur que le cadet Amable Randoin est successivement ingrat envers tous, amant de sa belle-sœur et assassin de son frère. D'ailleurs, ce garçon retors et artificieux finit toujours par s'absoudre. Il revient de Paris, pouilleux, vidé, presque déculotté. Son frère Désiré le bourre de soupe, lui donne ses habits de fête et l'installe en maître dans sa maison, comme un coq en pâte. Mais le coq en pâte, quand il est seul, « redresse sa crête rouge de colère, et, dans l'ombre, ébouriffe ses plumes en aiguisant ses ergots. » C'est encore par dévouement qu'il lui prend sa femme, en se haussant, dans sa propre estime, « au rang d'une sorte de héros, presque de martyr. » Puisque son frère Désiré n'est pas capable d'avoir un héritier, n'est ce pas son devoir, à lui, Amable, de lui en donner un, et n'est-il pas le plus malheureux des hommes d'être placé en face d'un devoir si énorme à remplir ? En trompant son frère, il se calme un peu et cesse de lui en vouloir pour un temps. Mais les ténébreuses et diaboliques complications d'âme reviennent, repoussent comme des champignons vénéneux. Amable marche lentement, sûrement à l'assassinat. C'est, tout le long du livre, une étude audacieuse, amère et pénétrante, une dépense énorme d'habileté sophistique, une suite de théorèmes denses, compacts comme des carrés d'infanterie, flanqués de leurs corollaires en serre-file. Et quand Amable, visant son frère à la racine du nez, lâche le coup à cinq pas, presque à bout portant, sans faire attention qu'il murmure machinalement tout bas, entre ses dents serrées : « lapin ! lapin ! » on est presque tenté de s'écrier comme en classe : C. q. f. d, ce qu'il fallait démontrer. Le voilà, désormais, ce criminel à tête reposée, unique propriétaire de cette terre qu'il aime tant, non comme un lourd paysan, pour l'argent qu'elle rapporte, mais pour elle-même, d'un amour farouche et sensuel, jusqu'à se sentir « les moelles fondre dans les os en une gelée voluptueuse », jusqu'à la labourer frénétiquement de son sexe nu. Il est vrai qu'il en meurt, et, franchement, c'est bien le moins.

J. R. P.


 La confession d'un fou, par Léo Trézenik (Ollendorff). — C'est le livre que nous annoncions il y a deux mois, un roman qui suppose un cas fort curieux de dédoublement de la personnalité. Des hypothèses scientifiques s'y rencontrent, qui intéresseront les penseurs et tous ceux qui demandent au roman un peu plus qu'une histoire agréablement contée. D'ailleurs, la notation psychologique et l'étude de pathologie mentale, faites avec un grand souci de vérité, ne nuisent pas à l'intérêt anecdotique : l'histoire y est, point banale et captivante. — Mais pourquoi Trézenik n'a-t-il pas davantage écrit son livre ?

A. V.


 Le Termite, par J. H. Rosny (A. Savine). — C'est l'analyse de l'amour dans l'âme ratatinée d'un naturaliste ployé par les vents, pulvérisé par les foudres du symbolisme triomphant. Cette psychologie (une suite de visions merveilleuses dont l'ampleur doit contraster avec l'étroitesse de la pauvre petite nature en question) semblerait plus logique si elle ne s'attaquait pas à quelqu'un qui a raillé lui-même les ratés du naturalisme et qui, depuis, s'est élevé, sans perdre pied, jusqu'à l'idéalisme le plus rare. Car dans Servaise (héros de cette histoire) on a cru reconnaître M. Huysmans. Cette assimilation me répugne, mais j'en ai eu, moi aussi, l'impression, et elle m'a été fort pénible. Je suis donc mal qualifié pour juger sainement de ce livre : il intéressa vivement les lettrés et amusera les amateurs de clefs, qui, sous les Nolla, les Guadet, les Fombreuse du roman(il y en a vingt autres), chercheront et trouveront les Zola, les Daudet, les Goncourt de la réalité.

R. G.


 Cinq nouvelles, par J. P. Contamine de Latour (Société de Publications internationales). — Voilà un titre qu'on n'accusera point de « modernisme », mais peut-être de rappeler trop exactement Trois Contes, de Flaubert. D'ailleurs, Antonius et Lucius, deux des compositions de M. Contamine de Latour, font mieux que rappeler Herodias et La Légende de Saint Julien l'hospitalier... Miriam suppose un des cent mille incidents surgis parmi les Hébreux en marche vers la Terre Promise, et les deux autres contes, Rosamonde et Elcija, viseraient à la reconstitution de scènes d'époques barbares. Le tout est écrit dans une langue fort simple et sans pédantisme — écueil ordinaire de tels ouvrages ; mais le style manque de couleur comme de nerfs, et l'auteur n'a su animer ni les gens ni les choses : ses nouvelles sont des récits, non des restitutions vivantes.

A. V.


 Que doit-on donner à lire au peuple ? un vol. (Plon, Nourrit et Cie). — Le grand ouvrage publié par Madame Altchevsky et une douzaine de ses collaboratrices : Que doit-on donner à lire au peuple ? est le résumé de toutes les observations faites, non-seulement dans son école du dimanche de Kharkow et dans trois ou quatre autres, mais devant des auditoires de paysannes et de paysans absolument illettrés. Il se compose de deux parties parues en 1884 et 1889, formant ensemble près de dix-huit cents pages, en deux volumes d'un texte très serré. On y trouve l'analyse d'environ 2.500 ouvrages. C'est une véritable enquête sur l'âme russe. — M. Y. Abramoff, en une grosse plaquette publiée chez Plon, Nourrit et Cie, sous le titre : L'École du dimanche pour les femmes à Kharkow et le livre : Que faut-il donner à lire au Peuple ? détermine fort bien le but de l'école et l'idée du livre, dont il cite des extraits.


 Un verset de la Bible traduit en 267 langues. Brochure de luxe in-18, tirage en deux couleurs. Prix : 1 fr. 50, réduit à 30 centimes. — Écrire à l’Argus de la Presse, 157, rue Montmartre, Paris.


 Les derniers chants de deux poètes royalistes, par MM. H.-Furcy (de Bremoy) et C. Hygin-Furcy (Jouaust) ; —  La Vengeance mauresque, drame en 5 actes et 7 tableaux, par M. C. Hygin - Furcy (Vve Rozez, Bruxelles)
 Nous donnons seulement le titre de ces ouvrages, leur date de publication étant trop ancienne pour que nous fassions un compte rendu. Et, puisque s'offre l'occasion, nous prévenons les auteurs et les éditeurs qu'à l'avenir nous n'insérerons même plus le titre des livres qui ne sont point d'édition — ou de réédition — assez récente.


Échos divers et communications


 La Plume prend l'initiative d'une souscription pour éditer DÉDICACES, de Paul Verlaine. Nous engageons nos amis et nos lecteurs à s'associer à la bonne œuvre de notre confrère. — Désignation du tirage : Nos 1 à 5, volumes de grand luxe, avec la mention : Volume imprimé spécialement pour M***, la signature autographe de l'auteur et un beau dessin de A.-F. Cazals, gravé par Maurice Baud et tiré sur Japon (épreuve avant la lettre) : chaque volume : 20 fr ; — Nos 51 à 100, exemplaires contenant la signature de l'auteur et le même dessin que ci-dessus : chaque volume : 5 fr. ; — Nos 101 à 350, exemplaires contenant le même dessin que ci-dessus : chaque volume : 3 fr. (Adresser les souscriptions à M. Léon Deschamps, Directeur de La Plume, 36, boulevard Arago, qui fera parvenir les volumes).
 L'exposition de l'Union de Femmes peintres et sculpteurs s'ouvre, au Palais de l'Industrie, le 23 Février. Nous avons prié Madame Elisa Bloch de nous laisser voir ses envois de cette année, et l'aimable auteur des figures connues : l’Espérance, l’Âge d'Or , le Frondeur, Virginius, nous a permis avec son habituelle bonne grâce une promenade en son spacieux atelier de la rue du Printemps. Des bustes, des bustes, et encore des bustes : d'abord ceux de différents types de jeunes et jolies femmes, puis celui de l'astronome Camille Flammarion, très réussi, et un autre, ébauché à peine, qui deviendra le librettiste Jules Barbier. L'auteur de Dimitri désirerait aussi avoir son buste par Madame Elisa Bloch, à qui vont décidément toutes les illustrations contemporaines.
 C'est superbement que la Jeune Belgique, avec son numéro triple qu'orne un hallucinant frontispice de George Minne, entre dans sa 10me année. Après la brillante page Aux Jeunes, de M. Valère Gille, son directeur, qui proclame la Jeune Belgique « ouverte à tous » et fait appel à tous « les fidèles de l'Art », d'intéressants articles, poésies, contes fragments, sont signés : Stéphane Mallarmé, Georges Eekhoud, Albert Giraud, Arnold Goffin, Henri de Régnier, Francis Vielé-Griffin, Henry Maubel, Émile Van Arenbergh, Eugène Demolder, Théo Hannon, Maurice Desombiaux, André Fontainas, Georges Destrée, Fernand Severin, Adolphe Frères, Albert Arnay, Maurice Mæterlinck, Iwan Gilkin, Lonis Delattre, Jean Boels, Valère Gille, Albert Chapaux et Léon Dardenne.
 Une autre publication littéraire belge, la Pléiade, dirigée par M. P. Lacomblez (Bruxelles, rue des Paroissiens), commence son tome II avec un conte de M. Karl Van Osta : Veillée ; deux sonnets de M. Auguste Jenart : Paysage et Réclusion ; un poème en prose : Le Vent, et trois poésies : Le Rosier pleureur, — Elle, — Fresque, de M. Albert Arnay ; Impressions, de M. Fernand Severin ; Des Notes, de M. Paul Masy ; Soir d'hiver, poésie de M. C. Lafitte  et deux poèmes en prose de M. Arthur Dupont : Une éternelle douleur, — Le sommeil de la mer.
 Notre collaborateur L. P. de Brinn'gaubast, actuellement à Constantinople, où il demeurera plusieurs années, met la dernière main à un nouveau roman : Colle forte, qui paraîtra en automne, avec son second volume de poésies : Vers Insolents, dont le texte est définitivement fixé. Notre confrère travaille aussi à son drame : Petrarque.
 Pour paraître en avril, sous la direction de M. Saint-Pol Roux, La Poésie de Demain, périodique qui sera, selon la propre expression de son fondateur, une revue « à toutes les originalités, mais à elles seules, leur demandant leur plus parfaite floraison. »

Mercure


1. Nous sommes obligés de remettre au prochain numéro la bibliographie de l'Absente, de M. Adrien Remacle, et de Pierres d'Iris, de M. Albert Lantoine.


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