N° 6. – JUIN 1890

De MercureWiki.
 
Mercure de France, t. I, n° 6, juin 1890, p. 177-224.


FIGURES D'ALBUM

mariana(1)


 Les endroits à fleurs avaient une croûte épaisse de mousse très noire, tous de même. Les clous rouillés tombaient des attaches qui tinrent la pêche aux murs du jardin. Les appentis brisés, étranges et tristes ; le bruyant loquet était sans se lever : sarclée et usée, l'ancienne paille sur la grange solitaire du fossé. Elle dit uniquement : « Ma vie est morne, il ne vient point », dit-elle ; elle dit : « Je suis lasse, lasse, je voudrais être morte ! »

 Ses larmes tombèrent avec la rosée du soir ; ses larmes tombaient avant que les rosées n'eussent séché : elle ne pouvait point regarder le ciel sauve, au matin ni le moment du soir. Après le volètement des chauves-souris, quand l'ombre la plus épaisse cause un somme dans le ciel, elle tira le rideau de sa croisée et regarda à travers les obscurités plates. Elle dit uniquement : « La nuit est morne, il ne vient pas  », dit-elle ; elle dit : « Je suis lasse, lasse, je voudrais être morte ! »

 Sur le milieu de la nuit, elle entendit l'oiseau de nuit crier, veillant ; le coq chanta une heure avant la lumière ; du marais sombre, la voix des bœufs vint à elle : sans espoir de changement dans le sommeil, il lui sembla marcher abandonnée, jusqu'à ce que des vents froids éveillèrent les yeux gris du matin près de la grange solitaire du fossé. Elle dit uniquement : « Le jour est morne, il ne vient point », dit-elle ; elle dit : « Je suis lasse, lasse, je voudrais être morte ! ».

 À un jet de pierre environ du mur dormait une vanne à eau noircie ; et au-dessus, nombreuses, rondes et petites, rampaient les mousses des marais par grappes. Un peuplier, fort près, remuait toujours, tout vert argenté à noueuse écorce. À des lieues, nul autre arbre ne marquait l'espace nivelé, les environs gris. Elle dit uniquement : « Ma vie est morte, il ne vient jamais », dit-elle ; elle dit: « Je suis lasse, lasse, je voudrais être morte ! »

 Et toujours, quand baissa la lunette que les vents aigus se levèrent, haut et loin, dans le rideau blanc elle vit d'ici à là l'ombre secouée se balancer. Mais quand la lune fut très bas et les sauvages vents, liés dans leur prison, l'ombre du peuplier tomba sur le lit, par dessus son front. Elle dit uniquement : « La nuit est morne, il ne vient pas », dit-elle ; elle dit : « Je suis lasse, lasse, je voudrais être morte ! »

 Tout le jour dans la maison du rêve, les portes craquèrent sur leurs gonds ; la mouche bleue chanta sur la vitre ; la souris, derrière la boiserie allant en poussière, criait ou, de la crevasse regardait. De vieilles faces luisaient par les portes, de vieux pas foulaient les étages supérieurs : de vieilles voix l'appelaient, elle, de dehors. Elle dit uniquement : « Ma vie est morne, il ne vient pas », dit-elle ; elle dit : « Je suis lasse, lasse, je voudrais être morte ! »

 Le moineau pépiait sur le toit, le lent tic-tac de l'horloge et le bruit qu'au vent faisait le peuplier confondaient tous ses sens ; mais, le plus ! elle maudit l'heure où le rayon du soleil disait au travers des chambres, quand le jour pencha vers le bosquet occidental. Alors elle dit : « Je suis très morne, il ne viendra pas », dit-elle ; elle pleura : « Je suis lasse, lasse, oh ! Dieu ! »

Stéphane Mallarmé.


 (Traduit de l'anglais, de Tennyson).



1. La traduction de ce poème fut jadis imprimée dans le légendaire journal « La Dernière Mode » (n° du 18 octobre 1874), que M. Mallarmé rédigeait seul, typographiait presque matériellement seul. La maître, en nous la laissant reproduire, a voulu, toujours si soigneux artiste, revoir et retoucher son travail d'alors. Attrait même pour qui connaîtrait ces strophes, - mais hormis une, la dernière, citée en un récent article de la Revue Indépendante (février), c'est bien vraiment de la littérature inédite.

R.G

KEEPSAKE


Sa robe était de tulle avec des roses pâles,
Et rose pâle était sa lèvre et ses yeux froids,
Froids et bleus comme l'eau qui rêve au fond des bois.
La mer Tyrrhénienne aux langueurs amicales

Berçait sa vie éparse en suaves pétales ;
Très douce elle mourait, ses petits pieds en croix,
Et quand elle chantait quelque Irlande sa voix
Faisait saigner aux cœurs leurs blessures natales.

Toujours à son poing maigre un bracelet de fer,
Où son nom de blancheur était gravé « Stéphane »,
Semblait l'anneau rivé de l'exil très amer.

Dans un parfum d'héliotrope diaphane
Elle mourait fixant les voilés sur la mer...
Elle mourait parmi l'automne... vers l'hiver.

Et c'était comme une musique qui se fane.

Albert Samain.

SUR « L'ABSENTE »

I


 À lire un livre de bonne foi, comme cette Absente, mais d'ambitieuse émission quant au volume de la voix et au nombre des lecteurs souhaités, une incertitude naît de la question de savoir si le vœu secret de « s'adresser à plusieurs » n'infirme pas en quelque point le dessein initial de l'œuvre et son mérite. Ce pénible problème de la destination de nos livres ! Comment ne pas aisément pardonner cette angoisse à l'auteur : par qui serai-je aimé ?
 — Par tes semblables.
 Un original n'est pas une exception solitaire dans la grande production des caractères humains. Il réunit en soi des éléments harmoniques épars à l'entour et nous en offre la vivante synthèse. La langue populaire, en dérision mais en vérité, dit : « un type ». Un auteur est aimé par les exemplaires humains de la même statue, ou statuette, qui s'est constituée tout entière dans sa pensée.
 On voudrait qu'un roman tâchât d'être un plutôt que complet, sans autre souci que celui d'expliquer de ses langes et de ses limbes l'objet réel et le vrai sujet, sans hors-d'œuvre étranger par le ton, sans nul effort de vulgarisation vers tels esprits moins alertes, ou non encore initiés (initiables ou non qu'ils soient), sans le prosélytisme d'un apôtre, lequel peut grandir dans l'ombre d'un poëte mais fait avec lui deux - ou trois. Tant pis si la gerbe est succincte : l'important est qu'elle ne soit pas disparate. Il s'agit d'aller simplement devant soi, en soi, et c'est une indiscrétion, une perte de temps aussi, que de héler des autres chemins les passants occupés d'un autre but et qui ne nous entendront pas sans que nous perdions bien de la voix à leur ouvrir les oreilles. En d'autres termes, il faut se contenter. C'est le seul moyen de contenter quelques autres, car si nous voulions travailler pour l'hypothétique joie des inconnus, il nous faudrait consacrer une première existence à nous assimiler leur nature. La vie est courte.
 Il serait téméraire d'affirmer qu'Adrien Remacle a manqué de l'essentiel et saint égoïsme littéraire, qu'il a trop songé au public et aux publics. Ne peut-on pourtant induire de la diversité du ton, ― lyrique et mélodramatique, métaphysique et scientifico-sensualiste, descriptif, suggestif, moral et d'anecdote, ― qu'il n'a peut-être pas réalisé cette concentration entêtée qui fait à la fois la possibilité et la beauté de la vie intime d'un poëte ? Aurait-il voulu satisfaire à la fois les artistes et les gens, et les gens qui lisent dans le train et ceux qui demandent à s'informer, et les artistes qui apprennent le barbare jargon des chimistes égarés dans la littérature et d'autres épris d'un art défendu par de solides frontières contre la science « intruse dans la maison » ― comme dit Paul Verlaine ?


II


 Là me semble être le principal tort de l’Absente. J'ai voulu souscrire d'abord à cette critique. Remacle est un joli peintre sentimental qui, dans la fumée des suggestions d'une vie verte et rouge, de labour et de nuage, de chair et de fleur, perçoit souvent les révélations spirituelles des grandes analogies. Il réussit mieux dans le symbolisme inexpliqué que dans les commentaires directs de ce symbolisme. Je l'en loue. Mais d'autres ont le courage ― un Francis Poictevin, par exemple, jusqu'à l'héroïsme ― de se réduire, quitte à les laisser dénouées, aux choses offertes à leurs sens et que leur esprit dispose de manière à permettre, à des lecteurs de la même famille, d'y voir l'épanouissement cérébral dont l'œuvre ne nous donne que le germe sensualiste. Car le domaine de chacun est étroit. On ne gagne rien à peiner pour y annexer par des artifices les domaines voisins. On avait une fleur, on veut un bouquet. Mais, comme on est un artiste, pour mettre en harmonie avec ses alliées l'unique fleur personnelle, il faut en atténuer les trop vives couleurs. C'était une fleur dans un jardin : la voilà dans l'herbier. Remacle est un peintre : il s'est ingéré d'être un métaphysicien et un psychologue et, dans une atmosphère de drame, nous donne en virtuose la spécieuse illusion d'étrangères ambitions réalisées au détriment d'une originalité gênée par des végétations parasites. Le sentimental perd le ton juste en enflant la voix, le peintre se risque dans de secondaires spéculations d'atavisme ou broie sur sa palette étonnée des vocables de formation savante qui ne me font rien voir. Et l'intrigue tient une place ! Sans doute, de la grosse couleur qu'il fallait pour cette intrigue ― mais l'intrigue, la fallait-il ? ― viennent les secrètes tendances à l'exagération qui parfois compromettent de délicats paysages, des observations singulières, des traits de sentiment, de rares naïvetés de passion.


III


 Un peintre-poëte, un amoureux : un jeune homme, et dans ce temps. Fils adultérin, résultante d'une double filiation paternelle. Chez l'un des pères l'esprit domine au point que la sensualité et la sentimentalité sont réduites au minimum. Chez l'autre père une sensualité ardente paralyse l'esprit. L'enfant reste, toute sa vie durant, crucifié entre l'art et l'amour : l'amour réduira souvent l'artiste à balbutier : l'art refrénera souvent les élans de l'amoureux. L'au-delà mystérieux des lumières l'attirera ; de ces aspirations il retombera sans cesse dans les ombres de la tendresse et du plaisir. Il en arrivera naturellement à chercher les ombres dans les lumières, les lumières dans les ombres, avec ferveur, avec défiance, niant, affirmant, plein de force, avec une entorse. Aux âmes comme celle-ci, faites de complication dans la naïveté, la vie tend rarement la perche, ― et la perche (qu'on me pardonne), ce serait la femme. Mais la femme n'est elle-même ni assez simple ni assez compliquée pour indiquer le choix à cette âme errante ou pour chercher avec elle un chemin clair dans cette double nuit. Par un comble de malheur, André rencontre une de ces blanches jeunes filles, d'autant plus blanches que les prémisses de leur vie le furent moins ; des horreurs entrevues à travers une enfance trop libre Berthe garde une sorte d'attirance dégoûtée, qu'elle traduit par une furieuse obstination au silence. Aime-t-elle André ? Elle se tait. Il l'aime. Il réalise en elle son désir de mystiquement marier le bonheur et la vérité. De cette réalisation, la principale intéressée se doute-t-elle ? Elle se tait. Ce qui est probable, ce dont vous êtes sûrs, c'est qu'elle ne symbolise rien mieux que le désir du poëte et sa perpétuelle défaite. La Foi manque : voilà l'Absente.
 Cette vivante absence de foi, ce visible simulacre de cette absence, c'était pourtant quelque chose encore de présent. Mais où peut aller un délicat monceau de féminine chair qu'aucune croyance ne vivifie ? ― À la boue, répond le roman. Berthe tombe dans la boue.
 « Elle n'en ressortit point. »
 Et le livre se clôt sur cette belle phrase triste comme la tristesse de l'amoureux sans amour et de l'artiste sans œuvre :
 «... Il n'entendit plus que la voix plaintive et persistante de son propre abandon, de sa solitude, une voix comme le vent d'hiver qui pleure entre les ais et raconte l'effroi des immenses campagnes glacées, désertes, et la quête errante des âmes qui cherchent le lieu de pitié éternellement frissonnantes de crainte, de doute et d'inutile amour. »


IV


 Voilà, désencombré des choses de l'intrigue et drame bourgeois, le sens de ce livre. Si nous pouvions le dégager encore des amplifications et digressions desquelles je parlais en commençant, nous aurions une œuvre une. Telle quelle, elle est d'un noble accent, mélancolique et tendre. Il y a, parmi les personnages secondaires, deux ou trois visages modernes bien, et qui nous redisent quelques-unes de nos plus profondes préoccupations, de nos appréhensions les plus poignantes. On s'attarde avec une inquiète tristesse à des lignes comme celles-ci, que je cite à dessein pour montrer où s'arrêtent mes critiques quant aux insuffisances de la psychologie dans ce roman, — car en voici tout de même, de la psychologie :
 «...Une vieillesse prématurée neigea sur son esprit d'artiste : le regret des sensations enfuies, le cœur qui se serre dans l'effort inutile pour ressaisir le devenu insaisissable des impressions, dans l'angoisse de ne plus sentir en son âme que la place qui vibre naguère, la faculté du frisson au lieu des frissons perdus. »
 On pourrait désirer plus de joie. On croit que l'œuvre d'art est destinée à l'affirmation des conquêtes et du triomphe. Mais ne fût-ce qu'à titre de conversation avec un esprit de bon aloi, ou comme une arabesque élégante autour, peut-être, d'une œuvre mieux achevée, future, on aime des livres comme celui-ci. Presque peu importent les inégalités d'écriture, les soins perdus à la confection d'un mystère. On vient de nous entretenir de nos propres misères : dès qu'on m'en parle, si on cherchait à m'en consoler, je croirais qu'on ne m'estime pas.


Charles Morice

BALLADE
À LA LOUANGE DES MUSIQUES RELIGIEUSES
ET MONDAINES.


MM. Lombroso et Dubut de Laforest sont dans la désolation, car Madame la vicomtesse de X., la chercheuse raffinée, de qui ils tenaient tant de rares documents, s'est résolue à interrompre ses études d'anthropologie criminelle. On prétend, on se chuchote — cherchez la langue de M. Péladan ― que la mondaine very exquisite sacrifie aujourd'hui à un nouveau genre littéraire, le genre magico-mystique. Si non e vero...Toujours est-il que, dimanche dernier, la vicomtesse a roucoulé de sa voix faucelle le si suggestif PIE JESU de M. Faure en l'église St-Magloire.

Gazette Mondaine.



Au chant des luths et du Kinnor
Gabriel — tout en or — épelle,
O combien soëve ténor !
La Séquence et l'Hymne si belle.
Tout près de lui, sur l'escabelle,
Un marlou de chef démuni
Répond « amen » tandis que bèle
Madame veuve Pranzini.

Quadragénaire mutine ! Or
Elle est vicomtesse et rappelle,
Quant aux chloroses, G. Vanor.
Comme figue mûre qu'on pèle,
Comme raisin dans la coupe, elle
Jute un hippomane infini,
Coco ! pour ton linge isabelle,
Madame veuve Pranzini

Dans Bullier où sont les Connor,
Aux Gobelins, à la Chapelle
Ses yeux trouvent le Kohinor :
Id est : rognon du tout imbelle,
Pin d'Atys, mais avant Cybèle.
Pour ce elle couche en maint garni,
La très ci-devant colombelle :
Madame veuve Pranzini.



envoi



Prince, ton maitre de chapelle
Préfère Bach à Rossini.
Mais, pour l' Inflammatus, compelle
Madame veuve Pranzini.



COMPLAINTE EN FORME D'ÉLÉGIE

touchant l'absence de métal par quoi l'auteur est incommodé.



Je suis nu comme nu sans chemise
Qui n'aurait, pas de suspensoir,
Hélas ! et je manque de mise
Pour bloffer au pocker, le soir.

Les demoiselles incongrues
Qui, pour les jeunes et les vieux,
Stationnent au coin des rues,
Sur moi ne jettent plus les yeux.

Pour moi, le veau mue en squelette
Et les gargotiers irrités
Enguirlandent sa cotelette
D'un cresson d'incivilités

Ces bordeaux auxquels tu veux croire,
Explorateur des tours Eiffel,
N'abreuvent plus ma triste poire :
Vichy me refuse du sel !

Vous qui, jamais ne vous privâtes
Des luxes les plus onéreux,
Qui buvez des copahivates
Pour vos accidents amoureux :

O philistins de toute robe,
Économistes et cornards,
Dites ! quel océan dérobe
Le clair lingot, parmi les nards ?

Où se cachent les effigies
Qui, sur des écus variés,
Constatent les pathologies
Des potentats avariés ?

Où les Républiques augustes
Mais à poils, inscrivant des lois
Sur l'or des louis d'or, très justes
Quand arrivent les fins de mois ?

Dis, le sais-tu, Clémence Isaure
Dont les fleurs auraient eu le don
De réjouir l'ictyosaure,
D'estomaquer l'iguanaudon ?

Et toi, Sarcey, bedaine vaste,
Recteur de tous les odéons :
Sarcey, ton Apollo dévaste
L'âme des vieux accordéons.

Le savez-vous, Ohnet, Lemaître,
Toi, Jean Rameau, qui fais des vers
Hexamètres dont chaque mètre,
Comme toi, marche de travers.

J'irai, fût-ce en Patagonie,
Chercher ce « reingold », oui, j'irai
Sur la grande mer infinie :
Car mon crédit est délabré.

Et je préfère vos zagaies,
Anthropophages batailleurs,
Aux réclamations peu gaies
Des mastroquets et des tailleurs.


Laurent Tailhade.

À PROPOS DE L'ACCENT TONIQUE(1)


 « On nomme accent tonique ou, simplement, accent, l'élévation de la voix qui, dans un mot, se fait sur une des syllabes. Ainsi dans raison, l'accent est sur la dernière syllabe, et, dans raisonnable, il est sur l'avant-dernière syllabe. L'accent tonique peut être dit l'âme du mot ; c'est lui qui en subordonne les parties, qui y crée l'unité et qui fait que les diverses syllabes n'apparaissent pas comme un bloc informe de syllabes indépendantes. En français, il n'occupe jamais que deux places : la dernière syllabe, quand la terminaison est masculine : l'avant-dernière, quand la terminaison est féminine »
 Telle est - formulée par Littré dans sa préface du Dictionnaire - la définition de l'accent tonique. Les grammairiens qui se sont occupés du sujet sont d'accord avec lui, et pour constater le présence de l'accent tonique dans notre langue, et pour en signifier l'importance ; c'est par l'accent que s'est opérée toute l'évolution du latin français.
 Il semble en conséquence, très naturel, très logique et très français de choisir comme base de rythme, pour le langage poétique, une cadence d'accents toniques revenant à intervalles réguliers.
 Presque toutes les langues modernes l'ont fait. Le français seul ne s'y est guère résolu : et plutôt que de se complaire à cette magnifique ondulation des mots, qui évoque le mouvement de la mer, il se borne à numéroter froidement des syllabes, quitte à donner le coup de cloche avertisseur de la rime, lorsqu'est venu le moment de passer à un autre vers. Il ne peut, cependant, renoncer au rythme par l'accent : chose impossible puisque l'accent est dans l'essence de la langue. Le tort qu'il a, c'est de ne pas s'en servir et de le laisser latent, objet d'instinct de la part des poètes qui le soupçonnent ; au lieu de le sortir de ses entrailles, de le poser en évidence et de l'établir l'un des régulateurs de sa beauté.
 Le seul usage que la poésie française ait fait de l'accent à été d'en douter la sixième syllabe de l'alexandrin et la quatrième (ou la cinquième ou la sixième) du décasyllabe. Encore n'est-ce pas l'accent pur, mais la césure (2). Or, voilà que les poètes contemporains, sous prétexte de liberté, négligent même ce vestige de scansion ; et l'on lit maintenant des vers comme ceux-ci, auxquels je ne reproche rien comme fond, mais tout comme forme :
  « Et Psykhé, la bonne veuve qui sait pourtant
  La stérilité des illusoires espoirs,
  Du promontoire, en l'envol de ses voiles noirs,
  Les encourage d'un geste à peine hésitant » (3)
  «  Mais nous avons hâte d'éclairer cette rue » (4)
 On affectionne des désordres métriques tels que :

« Lasse de ce silence nocturne

Dont s'alarmait son amour,

La princesse à l'âme taciturne

Préluda sur le luth d'amour.

« Dans le fouillis des folles étoffes

Ses doigts aux bagues d'argent

Émurent de somnolentes strophes

Sur les cordes d'or et d'argent. » (5)


 Comparez à cela ces vers des mêmes poètes, où l'accent tonique est disposé régulièrement :

« Sur la grève des mers, il balance ses pas

Pris d'un doux mal d'amour pour sa dame la lune

Qui le leurre au plus loin de la lande et la dune  » (6)

« La Veuve qui pourtant cache en ses voiles noirs  » (7)

«  Et de vous révéler encore à nos esprits

Et d'élever encore à l'univers surpris. » (8)


 Comparez surtout aux vers de neuf cités les vers de neuf suivants, où l'accent tonique tombe de trois en trois (anapestes) :

« Chère main aux longs doigts délicats,

Nous versants l'or du sang des muscats,

Dans la bonne fraîcheur des tonnelles,

Dans la bonne senteur des moissons,

Dans le soir où languissent les sons

Des violons et des ritournelles. » (9)


 Dans cette strophe, il y a pourtant un vers qui détonne, un seul, qui heurte désagréablement l'oreille, au point que l'ont se prend à compter les syllabes pour voir s'il est juste : c'est le dernier. Ce vers est, en effet, faux rythmiquement : l'accent tonique, qui devrait tomber sur la troisième syllabe, tombe sur la quatrième. Pour rétablir le rythme, il faudrait transporter l'accent sur la troisième syllabe, en changeant la quatrième atone, et dire :

Des violes et des ritournelles.


 Le rôle de l'accent tonique est, on l'accordera, considérable. Il n'est donc point chimérique de vouloir s'en servir en poésie. En le disposant régulièrement, on obtient une harmonie indiscutable, et, ce qui est à remarquer, on acquiert alors la possibilité de composer des vers blancs, chose impraticable jusqu'ici, les vers français dépourvu de sa rime n'offrant pas d'éléments suffisants à la mesure.
  Il conviendrait de faire, à ce sujet, l'historique et la critique des tentatives du Moyen-Âge et du seizième siècle en quête d'une métrique française. Je ne l'entreprends pas maintenant. Je dirai seulement que Baïf - pour ne nommer que le plus célèbre de ces chercheurs - basait ses vers non sur l’accent tonique (il ignorait sans doute ce que c'est), mais sur la quantité des syllabes. En somme, il s'efforçait de trouver en français l'équivalent des longues et des brèves du latin, pour en former des mètres calqués sur ceux des anciens.
 C'est donc une confusion extrême que font ceux qui, jugeant les essais actuels de poésie rythmée par l'accent tonique, le représentent comme renouvelés de Baïf et leur prévoient le plus complet effondrement. Les toniques et les atones ne sont pas du tout la même chose que les longues et les brèves, elles sont absolument indépendantes d'elles et exercent une action bien différente sur la prononciation des mots. Voici, par exemple, le mot pâté. Dans pâté, est une syllabe longue et est une syllabe brève : la quantité du mot est donc une longue et une brève, soit un trochée dans le système des langues anciennes. Au contraire, pour l'accent, est une atone et est une tonique : et pâté est un iambe dans le système des langues modernes (anglais, allemand, russe, italien - et français). Dans pâte, la tonique tombe sur la longue ; dans patte, elle tombe sur une brève.
 Le latin basait son vers sur la quantité, sans tenir aucun compte de l'accent.

« Urbem Roman a principio reges habuere »


 Ces premiers mots des Annales de Tacite forment en même temps un vers hexamètre. Si on les lit en prose, c'est-à-dire en marquant l'accent tonique, on devra élever la voix sur les syllabes ur, ro, a, ci, re, e. Si on les scande en pieds, c'est-à-dire en marquant les longues et les brèves, on aura par contre :

Urbem - Romam a - principi - o re - ges habu - ere


 Comprend-on la différence ?
 « L'ancienne métrique - c'est M. Littré qui parle - venue de la Grèce à Rome alors que les Romains connurent la littérature grecque et s'en éprirent, était fondée sur la quantité prosodique, c'est-à-dire que le pied, élément du vers, consistait en un certain nombre soit de longues, soit de brèves, soit de longues et de brèves. Ce système, dont l'origine se perd dans la plus ancienne histoire de la Grèce, eût progressivement à lutter contre un puissant adversaire, contre l'accent tonique. Celui-ci l'emporta ; il réduisit pour l'oreille la quantité prosodique à un rôle subordonné ; et, quand cela fut accompli, l'ancien vers à longues et de brèves se trouva sans raison d'être, ne répondant plus aux exigences de l'oreille et n'étant conservé que par la tradition littéraire qui imitait les anciens procédés des classiques »
 La distinction des longues et des brèves est-elle possible en français ? Ceci est une tout autre question que celle de l'accent tonique. Il n'importe pas ici qu'elle soit discutée ; mais j'espère montrer un jour que là aussi il y a des découvertes à faire et d'importantes ressources à trouver pour la poésie.
 L'accent une fois défini, et sa puissance établie, il s'agit d'examiner comment il se comporte dans la phrase.
 Rien de plus facile pour les dissyllabes et les trisyllabes à terminaison féminine : l'accent frappe la dernière syllabe des masculins et la pénultième des féminins. Ex : chacal,balle, vire.
 Voyons pour les monosyllabes.
 « Quand plusieurs monosyllabes se suivent -- dit M. Chassang (10) - ils se prononceraient difficilement s'ils étaient tous atones ou tous accentués ; les mots atones ont besoin d'être soutenus par des mots accentués ; et des mots qui, pris isolément, seraient accentués, se soudent étroitement au mot suivant, qui prend seul l'accent. C'est ce mélange de mots atones et de mots accentués qui fait l'harmonie de ces vers de Racine :

« Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur.
Au seul son de sa voix, la mer fuit, le ciel tremble. »


 M. Chassang aurait dû marquer aussi le mot pas du premier vers, qui porte, lui aussi, un accent, plus léger, c'est vrai, que celui de jour et de pur, mais existant néanmoins et contribuant à former le rythme iambique de l'hémistiche. Du reste cela est égal : et pourvu que les accents principaux soient à leur place, c'est-à-dire, pour un rythme iambique, sur des syllabes de rang pair, le rythme est très nettement indiqué. Le second hémistiche est anapestique. Quant au deuxième vers, c'est un pur et magnifique tétrapode anapestique.
 De l'examen des phrases composées de monosyllabes et de dissyllabes, il résulte que l'accent se distribue suivant deux lois :
 1° Il ne peut y avoir deux toniques consécutives.
 2° Il ne peut y avoir plus de deux atones consécutives.
 Il ne peut y avoir deux toniques consécutives (sinon séparées par un silence, qui tient lieu d'atone). Voilà pourquoi, dans le second vers de Racine, le mot mer, qui, par lui-même, est tout aussi digne de porter l'accent que le mot fuit, par position est atone. Notez qu'il peut fort bien être souligné par un accent dramatique, sans que pour cela le mot fuit soit moins tonique. Bien plus, dans un vers comme celui-ci :

« Ni n'éclate un ton faux dans l'universel chant » (11)

l'accent tonique, frappant chant, ne peut frapper la syllabe immédiatement précédente sel, qui pourtant, comme finale d'un mot à terminaison masculine, devrait être accentuée ; et il recule sur ver, qui, à l'état normal, est atone.
 Il ne peut y avoir plus de deux atones consécutives. Aussi, lorsque les mots (une succession de monosyllabes peu importants, par exemple) n'imposent pas à l'accent tonique une place stricte, celui-ci se distribue suivant le rythme indiqué par les mots importants, de manière à diviser la phrase en membres égaux, soit iambes, soit anapestes, Ex :

« Mais vous vous trouviez là qui me tendiez mon verre » (12)


 La fin du vers est franchement iambique : accent sur diez, accent sur ver. Nous avons en outre un accent qui s'impose sur , autant par l'importance du mot que parce qu'il forme la sixième syllabe de l'alexandrin, où l'on a l'habitude d'entendre une césure. Nous aurons donc un accent sur me, qui est placé à l'égale distance de la et de diez ; et le second hémistiche sera iambique. Le premier peut indifféremment être divisé en deux ou en trois membres : un accent sur le second vous, ou deux accents, l'un sur le premier vous, l'autre sur trou (remarquez, dans de cas, le déplacement de l'accent normal de viez sur trou, causé par le voisinage de  ; et, dans l'autre cas, la suppression de ce même accent pour la même cause). L'hémistiche sera donc composé ou de deux anapestes, ou de trois iambes. Mais si l'on prend depuis de vers précédents, on lit :

« Puis il fallut manger et boire, comment faire ? » 
Mais vous vous trouviez là qui me tendiez mon verre »


 Le premier vers est entièrement iambique. (À propos de comment, remarquez le déplacement de l'accent sur com). Le second vers sera également entièrement iambique, par analogie, puisque rien n'empêche qu'il le soit.
 Arrivons aux polysyllabes.
 D'après la seconde loi formulée, on concevra aisément qu'ils puissent ou doivent, selon leur longueur, porter un second accent, Existe-t-il une place normale pour ce second accent, ou celui-ci se manifestera-t-il seulement par le mouvement de la phrase et la double loi de position ? Autrement dit, un mot pris isolément, cavalerie, réclame-t-il son second accent sur une place déterminée, soit ca, soit va, ou peut-il être accentué différemment sur ca ou sur va ? (Il ne peut être question de le, qui précède immédiatement la tonique ri). Les grammairiens, sans qu'aucun l'ait nié, ne se sont pas tous préoccupés de ce second accent, bien moins intéressant pour eux que l'autre, qui est de provenance étymologique. Cependant, il peut suffire que quelques-un l'aient observé. J'invoquerai l'autorité de M. Chassang - que l'on consentira, j'espère à ne pas récuser :
 « Les mots français composés de plus de deux syllabes ont, sur la première, une sorte d'accent de surcroit, qui vient s'ajouter à l'accent de la voyelle finale. Ainsi, l'on prononce (en accentuant les syllabes marquées ici de caractères plus forts) : CAvaLIER, CAvaleRIE, ANthropoPHAGE, BELligéRANT. » (13)
 J'ajouterai - cette fois, qu'on me pardonne, de ma propre autorité - qu'un mot de plus de quatre syllabes, comme Méditerranée, portera un troisième accent à l'intérieur, ter, celui-ci, il est vrai, moins fort que le deuxième, lequel était déjà moins fort que le premier, qui est l'accent tonique par excellence.
 Faut-il encore ajouter que ces accents de surcroît sont sujets aux mêmes influences que l'accent principal, lorsqu'ils se trouvent en contact avec une autre tonique ?

« Depuis la voûte impénétrable qui l'abrite

Jusqu'à l'autel de marbre noir, son piédestal,

Tout l'édifice, qu'ornemente un art brutal,

Trahit un culte sombre, au maléfique rite » (14)


 Dans cette strophe, absolument iambique, le polysyllabe impénétrable voit son accent normal de im reculer sur à cause du voisinage de voûte. Tous les autres accents tombent régulièrement.
 Enfin, je mentionnerai une licence, très usitée chez les poètes anglais et allemands, qui consiste à remplacer parfois l'iambe par la trochée, au commencement du vers. Voici ce que cela donne en français :

« Goûte le miel d'après-midi que va t'offrir
Celui de qui les yeux sont ta dernière fête » (15)


 Le premier pied de chacun de ces deux vers, au lieu de porter l'accent sur la seconde syllabe, le présente sur la première. Cela n'enlève rien à leur rythme iambique. Si l'on disait :

Reçois le miel d'après-midi que va t'offrir
Celui de qui les yeux sont ta dernière fête

il gagneraient moins en iambe qu'ils ne perdraient en moralité.
 Me sera-t-il permis, après ces citations de bons poètes, de revenir, pour terminer, sur les deux vers incriminés ici même, et d'expliquer comment il se fait que dans :

Le blanc dominateur, le blanc géant et solitaire,

mi soit tonique au lieu de do, et que dans :

Sur le pont Troïtzky les passants

la syllabe Tro soit atone ?
 Mais je crois qu'il n'y a plus besoin maintenant d'explication, pas plus que pour les autres « erreurs dont fourmille » un modeste essai, auquel je me suis complu peut-être plus qu'il n'eût fallu.

Louis Dumur.

Saint-Pétersbourg, 28 avril 1890.


1. Je dois me contenter ici d'un aperçu. J'espère proposer plus tard une étude régulière sur la prosodie française : mais comme je n'ai pas sous la main les documents dont je compte me servir, il me faut réserver ce travail.
2. Excepté au moyen-âge, où l'on trouve des vers comme celui-ci, cité par Littré :
 « Selon maniere de loial ami. »
3. Louis Denise.
4. Fernand Clerget.
5. Stuart Merrill.
6. Stuart Merrill.
7. Louis Denise.
8. Fernand Clerget.
9. Jean Moréas.
10. Autant que possible, je me mets à couvert, pour ne pas qu'on me reproche encore de tirer de ma fantaisie des choses qui ont été constatées par d'autres que par moi.
11. Charles Maurice.
12. Paul Verlaine.
13. Nouvelle Grammaire française, pages 27 et 28.
14. Édouard Dubus.
15. Laurent Tailhade.

PAYSAGES


À Alfred Vallette


I.— Le Bois

Le bois où flotte, au soir, comme une mousseline,
C'est, pour la sieste, plus de calme et plus de frais :
L'Âme des Isolés s'y délivre du spleen,
Et de ces noirs soupçons qu'ils ont qui les effraient.

J'y vais. Tout l'or du ciel s'égoutte des rameaux,
Dès l'orée, ah ! la joie immense qui m'accueille !
Pas un bruit, si ce n'est de source en les roseaux,
Ou, lorsqu'un oiseau se remue, un bruit de feuilles.

Je m'amuse d'une fleurette ou d'un brin d'herbe :
La rêverie est la glaneuse dont la gerbe
Se fait des mille riens tombés de l'infini.

Et — par l'effet discret du soir ! — dans le granit
De mon cœur soudain s'ouvre une source ingénue
Comme cette autre où se reflète un coin de nue !

II.— La Fontaine.

Sous une voûte, comme aménagée exprès,
De feuillages, loin ! son murmure la dénonce ;
Elle s'épanouit dans un cadre de ronces,
Et c'est, autour, comme de l'or qui friserait.

D'un masque de sylvain hilare, qui se fronce,
L'eau jaillit ! pour s'épandre à foison dans le grès,
Si claire, que l'on voit jusqu'où le grès s'enfonce,
D'or rose, et que le fond des graviers transparait.

L'argent n'a pas le flamboiement de cette eau pure
Où le feuillage met l'ombre de sa guipure ;
Tout le bois semble illuminé de ce cristal.

Séjour blond (si non des Hespérides !) d'Armide,
Où c'est de mille oiseaux quels adorables lieds !
Dès l'heure où la rosée attendrit les pétales !

Ernest Raynaud.

IN PERPETUUM

(roman)


PRÉFACE


 Pourquoi la Volonté, un jour, créa-t-elle la Grenouille du jeu de tonneau ?



I


 Un peu de métal coulé dans une argile où s'évidait la forme résolue, et déjà, liquide semblance d'être participant encore du néant, l'embryon bayait.



II


 Mais la bestiole naquit à la lumière. On la délivra du limon qui bossuait ses membres, on la décapa, on l'ébarba ; et, durant ces soins du bas-âge, inconsciente de soi et du monde, elle bayait.



III


 Un temps s'écoula, dont elle n'eut point notion ; après quoi, un beau matin, rassemblée avec maintes de ses pareilles, elle se découvrit béante — comme les autres. Elle vit là rien de plus, sinon que tel était le signe de sa race. Or, ni réjouie de la révélation ni chagrine, indifférente, elle bayait.



IV


 Cependant, à y songer parfois, et comme peu à peu s'ouvrait son entendement, elle induisit que, ce signe ne pouvant ne correspondre à rien, l'avenir recélait des choses... Et l'imagination éveillée, du rose en l'esprit, impatiente de demain, elle bayait.


V


 Quelles choses ?... Certes point les menus incidents de sa présente vie, petites misères et petites joies sans importance... Mais on la vêtit d'une belle robe de peinture verte à reflets mordorés, et tel fut son bonheur qu'elle crut se destinée remplie. Très vite, pourtant, elle reconnut que non ; et, autant que naguère avide de nouveau, la pensée interrogeant le futur, elle bayait.



VI


 Advint un gros événement : on l'installa sur une jolie table de bois neuf percée de trous, peinte en ocre, demeure royale souvent convoitée alors qu'on en dotait quelqu'une de ses sœurs, et encore une fois elle s'imagina lotie de toute sa part de délices terrestres. Mais elle s'accoutuma au luxe, et, matériellement satisfaite de sa condition, derechef elle se sentait du vague à l'âme, et elle bayait.



VII


 Il ne lui arrivait rien toutefois, et, dans la monotonie des jours, elle glissait à un opaque ennui, quand une voiture l'emporta vers une destination inconnue. Ce fut une émotion intense, qui tourna pendant le voyage en fièvre d'anxiété : à n'en douter point, l'heure était proche des choses... Et elle bayait.



VIII


 C'est à deux pas d'un jeu de boules et non loin d'une balançoire qu'on la déposa, sous une tonnelle dépendant d'une maison dont l'enseigne montrait une perche en bois fichée dans une rivière où nageait une perche, rébus souligné de ceci : Aux deux Perches — Matelote et friture de Seine... Mais son effervescence tomba, car rien ne se réalisait des choses prévues immédiates. — Ah ! que n'avait-elle le pouvoir de hâter le destin !... Et elle bayait.


IX


 Point malheureuse là, en somme, n'était cet irrépressible besoin d'aventures, et les semaines coulaient douces et calmes, exemptes de faits notables : ternes. Cependant la brise tiédit, le soleil égaya les horizons, les verdures de la tonnelle se constellèrent de campanules multicolores ; puis, un dimanche, des nuées de gens s'abattirent aux Deux Perches. Alors, elle comprit que les temps étaient révolus, et, dans une inquiétude confinant à l'angoisse, elle bayait.



X


 Un mouvement singulier, en effet, se produisait dans sa tonnelle, et tout à coup un palet vola, qui lui passa au-dessus de la tête. Ce fut le fiat lux : les choses, c'était ça !... Et tandis qu'autour d'elle les ronds de fer sifflaient, la heurtaient parfois à lui faire mal, pleuvaient sur la jolie table de bois neuf et s'engouffraient dans les trous, son désir précisé s'irritait, s'aiguisait. Soudain, un éblouissement, une syncope d'extase, oh ! si courte ! Et, aussitôt que communié, le palet s'était abîmé où ?... Ce n'était que ça ?... Et elle bayait.



XI


 Souvent l'accident se renouvela, invariablement suivi d'une mélancolie de désillusion. Mais assez tôt il lui en renaissait la secrète appétence, et, s'il tardait trop, ce lui était une sensation de délaissement d'abord bénigne, puis insupportable, qui aboutissait à la tristesse noire : après tout, la plus exquise émotion qui lui eût encore été donnée. — Et elle bayait.



XII


 Mais les mois succédaient aux mois sans que plus rien de neuf lui échût. Or, était-ce donc là toutes les choses que lui promettait l'avenir, et uniquement pourquoi ou l'avait mise au monde ? Cela n'emplissait point la vie : c'était une raison, sans doute, non pas la raison de vivre... Et elle bayait.



XIII


 Vint l'hiver, et la solitude, et l'ennui, que dissipèrent un peu les premiers soleils. Puis elle recouvra les joies de l'autre été avec ses mélancolies, exactement les mêmes, et aussi les mêmes chagrins. Et après un hiver et un été pareils, ce furent encore un hiver et un été semblables, à quoi s'ajoutèrent des années absolument identiques. — Et elle bayait.



XIV


 Seulement elle vieillissait, et les intempéries détérioraient sa demeure à la fois et sa belle robe verte à reflets mordorés, qu'avaient au reste déchirée tant de vains palets — comme il arrive que les vains désirs blessent plus profondément que les rêves même trop comblés. Son esprit, alors, avait de fréquentes récurrences dans l'autrefois, dans le vécu, l'expérience lui disait que le futur ne détenait plus rien. — Et pourtant elle bayait.



XV


 De plus en plus sa maison se ruinait, et elle finit par ne plus oser se regarder elle-même, tant immense était sa douleur d'apercevoir, par les innombrables trous de sa robe déteinte, l'incurable lèpre des rouilles dont son corps était souillé, pauvre corps que les palets — aujourd'hui bien rares — avaient meurtri et même estropié, car il lui manquait une patte. Davantage ses songeries se complurent dans le passé, dont la vision s'évoquait à présent si riante. — Et pourtant elle bayait.



XVI


 Enfin sa maison, depuis longtemps masure infectée de relents nauséeux, s'effondra de vétusté. On l'en sépara, et après diverses pérégrinations dont elle eût à peine conscience, elle se retrouva dans un endroit sombre, au milieu d'un tas de vieilles ferrailles comme elle rouillées. — Ah ! sa royale demeure, sa belle robe verte à reflets mordorés, sa bonne santé de jadis et les communions sous la tonnelle piquée de campanules ! C'était le bon temps, alors, le bon vieux temps !... Maintenant, tout était dit. — Et pourtant elle bayait.



XVII


 Combien de semaines, ou de mois, ou d'années gît-elle là, l'esprit dans ses souvenirs, l'âme noyée de mélancolie et malgré tout béante ?... Or, en présence du creuset où son être dissous allait retourner à la matière informe, elle bayait ; — on la saisit pour l'y précipiter : Las ! las ! c'était la fin des fins, inéluctable ! Et elle bayait ; — lentement elle enfonça dans le métal en fusion, qui déjà la ceignait à mi-corps : elle bayait ; — lentement il l'atteignit aux commissures : elle bayait ; — et lentement, lentement disparurent les deux pointes extrêmes de ses mandibules écartées, toujours béantes...



POSTFACE

 La Volonté, un jour, créa la Grenouille du jeu de tonneau pour se distraire.

Alfred Vallette



 Avril 1890
TAMBOURINS



I. — Les Étoiles


Pour Pauline



Les étoiles de diamant
Fleurissent dans le soir mystique,
Où la lune, pâle Extatique,
Promène on ne sait quel tourment.

Un infini frissonnement
S'exalte en solennel cantique
Jusqu'aux astres de diamant
Qui fleurissent le soir mystique.

Et les Amants fols et charmants,
Ivres de futiles serments,
S'enlacent sous les verts portiques,
Car dans le mol enchantement
Du soir tissé de bleus mystiques,
Les étoiles de diamant
Fleurissent au cœur des Amants.


II. — Nocturne


Pour Médéric



Les Poulpiquets et les Wilis
Vont danser la danse des Âmes ;
Déjà courent d'étranges flammes
Sur l'étang vert aux verts surplis.

Foulant amaryllis et lys
Pour célébrer leurs rits infâmes,
Les Poulpiquets et les Wilis
Vont danser la danse des Âmes.

Mais à l'heure où les cieux pâlis
Arboreront leurs oriflammes,
Des rais vengeurs, tels que des lames,
Massacreront dans les taillis
Les Poulpiquets et les Wilis.


III. — La Neige


Pour Francillon



C'est la neige blanche — Oh ! la neige !
Qui valse en l'aube virginale,
Docile aux conseils des rafales
Qui la mènent en durs chorèges.

Par les frissons d'un lent arpège
De lumières, la nuit exhale
Son âme torse et sépulcrale.
C'est la neige blanche — Oh ! la neige !
Qui valse en l'aube virginale.

Mais sur les villes sacrilèges,
Pour le pardon des Saturnales,
Quels doigts, Rose Dominicale,
T'effeuillent pétale à pétale ?...
C'est la neige blanche — Oh ! la neige !

Jean Court

LE REFUGE


 Voici, mes frères, voici la Bonne Nouvelle. Le Palais des poètes sera dégotté, qu'Armand Silvestre voulait à Trianon, et l'Académie des Concourt. Nous aurons Port-Royal ! Port-Royal reconstruit dans le bon plaisir des littérateurs. La chose est sûre. Les journaux en préparent de la copie, et nous pouvons, dès maintenant, sonner la fanfare et les cloches ! Le jour de gloire est arrivé !
 On n'étonnerait personne, du reste, en criant au miracle. Mais il faut avertir que l'aventure est en dehors des gouvernements. D'autres tripotages les sollicitent : toutes chicanes cessantes, ils sauraient exhumer quelques lois vexatoires des cartons, de grands discours, des votes ; — nous leur savons gré de leur indifférence. Par les temps acquis, on sait trop la honte des arts protégés. Certaine Ode Triomphale, où chanta l'orgueil officiel, put en graver l'irrécusable expérience. Pourtant ceux qui craindraient des promoteurs parmi les héritiers de la propagande chrétienne s'abuseraient encore. Le jansénisme des Pascal, des Nicole, du grand Arnaud, repose dans la paix et la poussière des théologies. Les modernes, écœurés de la vie, de la malpropreté des politiques, de la goujaterie croissante des milieux, jalousent seulement, parfois, la tranquillité des anciens monastères, la solitude relative d'un asile d'élection. Il leur plairait, vers leur déclin, de voir s'ouvrir une maison docte, à l'abri des explorateurs et des cuistres, des glorioles et des bienfaisances, assez théâtrale pour flatter leur haine du terre-à-terre sans imposer les pratiques d'une dévotion, faisant abstraction des sectes et gardant le respect de l'ouvrier après l'œuvre. Ceux-là, même, sont rares, d'entre nous, qui n'ont pas songé, dans les désastres, à quelque retraite passagère, où l'esprit en repos et la chair contente on attendrait à loisir de se remettre en route. Nous l'avons érigée au caprice des imaginations et des faciles mensonges ; nous avons habité sous ses vastes portiques, et nous l'avons peuplée de nos flottantes chimères. La Chartreuse est loin maintenant pour la foi déchue, et les moûtiers servent de casernes. Eh bien ! nous aurons le nouveau Port-Royal dans ces idées de trêve et de sommet atteint ! Il n'y aura nulle formalité rebutante d'admission ou de sortie. Par l'isolement de la sottise extérieure on en pourra prendre à son aise — enfin — avec le Livre. Et la pieuse sollicitude de l'organisation irait jusqu'à entretenir — disent les officieux — un éditeur artiste à l'agrément de la communauté...


***


 L'affaire, ainsi formulée, parût aller de soi. Dans le présent, elle mûrit au giron de quelques sages et garde la vague auréole des merveilleux projets. On a tout au plus consulté ces Messieurs les architectes, qui lavent des plans et se frottent les paumes. Demain, pense-t-on, il n'y aura que l'embarras de choisir.
 Les réalisations, malheureusement, ne sont pas si propices, et cette simple tentative pourrait déjà refroidir les bienveillances. Il se lève si peu d'idées dans ces évocations d'oracles qu'il faudra peut-être batailler contre la corporation entière ; et pour le bien de la cause, il eut été préférable de mâcher un peu la besogne.
 C'est que la bâtisse contemporaine — mon Dieu, qu'il est pénible de le dire ! — n'approche point de l'idéal. Nous n'avons pas à nous bercer de subterfuges, nos pâtisseries ordinaires seront l'amusement des siècles promis. Il y a des exceptions, je le sais. L'Opéra, par exemple, est une belle pièce montée ; on y voit des portiques en nougat, des sucreries diverses : le caramel de la coupole dut nécessiter un copieux chaudron. Ailleurs, le Trocadéro échafaude une rotonde et deux tours en biscuits — suivant d'autres, un pâté entre des chandelles. Nous possédons enfin l'Hôtel de Ville, pour rappeler ces monuments de saindoux que dressent les vitrines des charcutiers. Rien n'y manque, ni les moulages en suif des niches, ni les bonshommes en plomb du faîte. De certains jours, pour parfaire la ressemblance, on ajoute même les petits drapeaux et les cordons tricolores. Mais la postérité n'en aura guère plus de respect. On imagine des reconstitutions de ces choses quand on sortira Paris de son tas de décombres, et les apologistes des civilisations actuelles inspirent une douce miséricorde. Pour le moins, le besoin ne s'impose aucunement d'ajouter de nouvelles galettes au si respectable lot des constructions admirées du poussier. Demander du neuf serait pire ; et, puisqu'on daigne consulter les littérateurs dans leur culte du Passé, la préférence ne saurait être douteuse. Les frontons et les colonnades grecques, les temples romains, ont été profanés par la Bourse et les Instituts. La vieille Égypte, l'Espagne maure des librettistes, réclament un ciel dont nous ne pouvons plus disposer. À l'époque où nous sommes, il pleut trop, tous les météorologistes vous le diront. Il faut mettre à part le style chinois, l'hindou, le cambodgien, le Mexique et le Pérou, les oignons russes, les huttes cafres et samoyèdes, qui n'ont point voix au chapitre ; et nous restons devant la splendeur décorative du moyen-âge occidental. C'est bien le rêve d'un Port-Royal de la Décadence, vaguement mystique, monastère et castel, et qui ferait tressaillir de joie les effigies des bons romantiques.
 Pendant ce, les prix de Rome, renvoyés à leurs fins dernières, fabriqueraient des cartons-peints pour expositions, des écoles, des mairies ou des étables, et tout le monde serait satisfait.


***


 Le refuge s'élèverait donc au sommet des collines, assez près de la ville pour qu'elle ne soit pas absente, mais par-delà son agitation factice. Il dominerait Paris et pourrait conter les aspects multiples de ses toitures, ses monuments sous des jeux de lumière et la coulée du fleuve, tout comme dans les livres de M. Zola. De larges allées d'arbres centenaires, transportés par la science des ultimes forêts nationales, monteraient aux pentes, en des retours habiles, afin de préparer des sentiments sylvestres ; et des tapis de feuilles tombées enseveliraient la terre dans l'or de leurs manteaux pour le simulacre d'un éternel octobre. Bientôt on approcherait de hautes murailles crénelées, noircies des âges, lépreuses de mousses, flanquées de tourelles en poivrières et protégeant des perspectives de donjons et de flèches. Après un triple fossé, des ponts-levis et des herses féodales, les porches béants accéderaient à des cloîtres dentelés d'ogives, encadrant des parterres d'azalées et de roses, tandis que s'éploirait, victorieuse en ses floraisons de pierre, la Sainte-Chapelle des liturgies symboliques, au faste d'un cérémonial illusoire. D'un versant opposé dévaleraient les terrasses italiennes des Renaissances, vers des jardins et des parcs, avec tout un appareil de royales funérailles pour la mort coutumière du Soleil. La nuit venue, on verrait s'incendier les galeries, flamboyer les verrières des fenêtres et des rosaces ; une lueur de brasier planerait sur le Refuge, parmi des chants religieux, la plainte des orgues, des musiques profanes ; et, dès lors, le brave abonné du Constitutionnel — persistante allégorie de la candeur optimiste — qu'on laisserait pénétrer dans l'immeuble et vaguer par les salles, pourrait bien croire que sa simple cervelle tourne au jaune d'œuf battu.
 Certes, il viendra vers la maison docte des littérateurs laborieux, en mal d'écrire ; ils profiteront de bibliothèques « conséquentes », de cellules isolées, aux murs capables de les défendre contre tout vacarme ; ils auront, s'il leur convient, la robe monastique et les ciseaux d'or de Balzac, un coin pour la sœur conjugale et les parlottes d'amis. D'autres aimeront à rêver par les chemins d'ombre ; il leur faudra de petites sources limpides et de petits rochers ; ils rentreront avec des notes et gribouilleront juvénilement leur plaquette. Aux crépuscules fabuleux d'automne, on rencontrera sous les chênes quelques bons vieux poètes toussoteux et podagres, flanqués de disciples ; et c'est autant de débris que l'hôpital n'aura pas. Mais il faut aussi compter avec des gaillards que cette chienne d'existence fait vomir par sa platitude, qui voudront leur fantaisie, quittes à en claquer dans la huitaine. Ils ne se résigneront pas à la hideur de l'habit noir : j'en sais qui bedonnent et souhaitent malgré cela des costumes mi-partis, des pourpoints et des toques, des machines de brocart et de soie. Dans ce décorum miraculeux et de styles successifs, on aura vite ressuscité l'orgie romaine, et peut-être davantage. An sortir du chapitre où l'on aura pu crier grâce et ses péchés devant Madame la Vierge et Monseigneur Jésus, on s'assoira volontiers à table, entre de belles femmes nues. Sous les torches des valets, tels qui ne leur mettront pas les bottes sur la figure, vers la desserte, leur débarbouilleront probablement le derrière dans des calices ; et l'on doit penser d'autres horreurs. La bête humaine, galopante et lâchée, la bride sur le col, par les inventions fiévreuses, a des droits imprescriptibles. Si l'on a perdu le goût des murènes nourries d'esclaves, le festin de Trimalcion est dans toutes les mémoires. Et comme nous ne suivons plus, hélas, la tradition des jeunes Antinoüs, notre moindre châtiment serait l'alternative de quelques tableaux grotesques. — On peut ajouter que la Police et les Mœurs, bégueules et illettrées, s'aviseront de soupçonner un carnaval défendu, un matin ou l'autre, et feront clore la boutique. C'est encore une pierre d'achoppement.
 Ah ! mes frères, mes frères ! Je vous le dis, en vérité, voici qui pourrait bien dégotter ce Palais des poètes, qu'Armand Silvestre voulait à Trianon, et l'académie des Goncourt. Nous aurons Port-Royal ! Port-Royal reconstruit dans le bon plaisir des littérateurs. Mais comment mettre en pratique tant d'irréfrénées et folles visions de nos songeries désheurées? Chacun aura son projet, et la définitive joie n'est pas de ce monde. Il y aura aussi des empêcheurs pour agiter le fantôme de Pascal, maudissant et scandalisé. Ensuite, après le cloître et les ripailles, de certains demanderaient qu'on leur apportât un voyage aux Grandes Indes, voire une tranche de la lune et toutes les planètes! Et puisque nous possédons ces choses dans nos intellections — et combien d'autres ! — aussi nettes et aussi vivaces que dans leur réalisation éphémère, ne ferions-nous pas plus sagement de les y laisser ?

Charles Merki.

LES PETITES BRUYÈRES


 Si la femme aimée, ne lisant le journal qu'en « patrons découpés », est ignorante au point de ne connaître, en histoire, par exemple, que la mélancolique aventure du beau vase brisé à Soissons, c'est pour nous une grande, une ineffable joie. Mais cela devient une jouissance spasmodique quand elle le confond avec celui de Sully-Prudhomme.


 Ma bonne amie ne savait rien. Elle disait: un atmosphère, une éclair. C'était une fleur sauvage. Elle a voulu apprendre. Elle appelle une lettre une missive, le facteur notre courrier, une soupe un potage, les hommes des mortels, et la lune l'astre nocturne. Elle s'est cultivée : c'est un légume sec.


 Entre les lèvres d'une bouche, dont, par bonheur, la description n'est plus à faire, pour avoir été faite quelquefois ça et là, entre des dents blanches, non truffées, serrées étroitement et que n'écartent point ces espaces noirs, ces trous d'ombre qui rappellent vaguement des ouvertures de tunnel, la langue d'une jolie femme apparaît, lumineuse, humide, toute semblable à une tranche d'orange et sans doute légèrement acidulée. On en goûterait, car on ne voit d'abord en elle qu'un instrument de précision propre aux opérations mystérieuses et compliquées de l'amour. Soudain, effarement, recul de buste ! Voilà que d'une manière inopportune, bruyamment, interminablement, ça se met à retenir !



 Heureux celui dont la bonne amie possède une belle voix ! Il peut la faire chanter, et, avec d'adroits compliments, l'encourager, l'épuiser, et peu à peu lui fatiguer sa langue jusqu'à la mettre hors de service. C'est autant de gagné contre son bavardage.



 — O poétesse !
 — Mais je ne fais pas de vers !
 — En êtes-vous sûre ?
 — Non, là, bien sincèrement, je vous affirme que je n'en fais que de tout petits, sans prétention, pour les amis et quand je suis triste. C'est bien comme sentiment, voilà tout. Mais j'aime follement tous les vers, et quand j'en entends dire, je pousse en signe d'émotion, un petit sifflement prolongé, comme un serpent à sonnettes auquel on donnerait des coups de cravache ; et je sens alors, oh ! je sens très bien que, si j'avais travaillé, j'aurais pu faire une bonne actrice pour la tragédie sérieuse, avec des strophes dedans.



 Aujourd'hui si démodées, les banales plaisanteries contre la femme de lettres furent toujours d'imprudentes fautes de tactique. Bien au contraire, croissez et multipliez, chères sœurs : vous m'enlevez, à moi qui suis homme, la possibilité d'être le dernier en talent.
 On appelle femme supérieure une femme qui est toute surprise, quand elle se regarde dans une glace, de ne pas se voir au front une étoile en papier doré.



 Moi, donc, Monsieur, je suis la femme de votre rêve, car je n'ai pas d'esprit, et je nourris mon enfant toute seule. Oui, sans doute, mais encore faut-il reconnaître qu'au point de vue humain vous êtes vous-même au-dessous de mainte femelle : car, si l'on a vu des chèvres allaiter maternellement des bébés, on n'a jamais vu une femme donner le sein à un petit bouc.


Renard.

L'AUBERGE


Ma gabare brisée aux récifs de la berge,
N'osant plus espérer l'aube des blonds demains,
Et mes pieds lacérés aux ronces des chemins,
J'ai rencontré ton Cœur qui fut ma bonne auberge..


Au foyer de ton Cœur, j'ai séché mes lambeaux,
J'ai bu dans tes hanaps l'hydromel du bien-être...
Nous avons persiflé longtemps, par la fenêtre,
La tempête et le vol sépulcral des corbeaux...


Dans le lit de ton Cœur, j'ai couché mes paresses...
Tu fus l'hôtesse douce, au rire large et bon,
Qui donnas volontiers an blême vagabond
Le pain de tes baisers, le vin de tes caresses !...


Ce bleu festin d'amour, le vivrons-nous encor ?...
— Hélas ! J'ai su, depuis, marchande de délices,
Que si ta main vidait la huché et les calices
C'était pour les remplir de mes joyeux sous d'or !...


Ma gabare brisée aux rochers de la berge,
N'osant plus espérer le printemps de tes mains,
Me faut il maintenant, dans la nuit des chemins,
Fuir à jamais ton Cœur qui fut ma bonne auberge ?...

G. Albert Aurier

SUR UN LIVRE D'OCCULTISME




 Quand fut achevé le siècle dernier, les sciences occultes, autrefois en si grand honneur, avaient perdu jusqu'au privilège d'éveiller la curiosité on de frapper l'imagination. Elles semblaient mortes pour jamais sous les coups que s'était efforcé de leur porter l'abbé Montfaucon de Villars avec son Comte de Gabalis. Si elles conservaient quelques adeptes, ceux-ci ne l'avouaient guère, peu soucieux de livrer à l'indifférence plus encore qu'à la risée publique leurs croyances et leurs études.
 Sous le premier Empire, l'exemple de Fabre d'Olivet, persécuté par Napoléon, et dont les ouvrages vont s'enfouir dans de rares bibliothèques, invite les occultistes au silence.
 Honoré de Wronski, Lacuria, Louis Lucas ne trouvent point de lecteurs ; Eliphas Levi, P. Christian éveillent à leur heure une attention passagère et sceptique ; Ragon et les auteurs maçonniques, qui, plus que tous autres, conservent les pures traditions de la philosophie hermétique, n'écrivent que pour les Loges.
 Seuls les romanciers entretiennent encore le public des grandes Vérités qui semblent perdues. « Les sciences occultes, affirme un jour Nodier, datent de trop loin, elles ont trop passionné l'Humanité pour êtres vides de sens ».
 Quant à Balzac, au cours de son œuvre génial, il parle constamment des hautes Sciences avec respect et foi. Il leur consacre même des Volumes entiers : la Recherche de l'Absolu est un monument de justice élevé à l'alchimie ; Louis Lambert expose magnifiquement la théorie des occultistes sur la volonté ; Séraphitus met en lumière le problème de la trinité humaine.
 Les efforts de Balzac ne devaient point rester stériles. Ces dernières années ont été témoin d'une renaissance des études d'occultisme. L'honneur immédiat en revient à diverses associations, parmi lesquelles : la Société théosophique; à quelques revues: l’Aurore, le Lotus, l’Initiation, rédigées par des écrivains ou des savants de haute valeur, tels que MM. Gaboriau, Alber Jhouney, Papus, Ely Star, Mac Nab..., et surtout, en ce qui regarde la grande diffusion des Doctrines, aux romans tant remarquables et si discutés de M. Joséphin Péladan.
 À cette heure, la plupart des intellectuels ont quelque notion des sciences occultes, et la publication de tout sérieux ouvrage de Magie est une heureuse fortune, au moins pour leur curiosité. Aussi feront-ils bon accueil au volume que M. Stanislas de Guaita vient de publier chez l'éditeur Carré. C'est une édition " nouvelle, corrigée, augmentée et refondue en divers points, avec deux belles figures magiques d'après Kunrath et un appendice inédit ", d'un Essai de sciences maudites ayant pour titre Au seuil du Mystère.
 Ce volume est d'un haut intérêt et témoigne d'une véritable science. Il est malheureusement plus que difficile d'en donner une réelle analyse. C'est une sorte d'introduction à des travaux ultérieurs, où l'auteur jette seulement un coup d'œil sur les origines et l'histoire des sciences occultes. Il passe en une revue rapide les doctrines fondamentales de l'Hermétisme et esquisse le rôle immense qu'elles jouèrent dans le gouvernement des peuples d'Asie, d'Afrique et d'Europe, trois mille ans avant Jésus-Christ. Il les montre ensuite poursuivant des destinées diverses jusqu'à notre temps, mais toujours bien vivantes dans l'ombre comme dans la lumière, en dépit des persécutions de l'ignorance ou de la haine.
 Hommage est aussi rendu à ces astrologues, à ces alchimistes, à tous ces chercheurs ou ces maîtres des forces mystérieuses de la Nature, que la science officielle traite de charlatans ou de fous, soit qu'elle ait dédaigné de lire leurs ouvrages, soit qu'elle ait manqué des lumières nécessaires pour les comprendre.
 Puis M. Guaita nous dit sa joie de voir l'occultisme remis en honneur et propagé par d'excellents écrivains contemporains, dont la plupart sont ses amis, et, pour conclure, il invite les forts « à monter l'échelle de Jacob afin de se faire initier dans le monde intelligible, et de là redescendre tout radieux vers leurs frères profanes, les citoyens du monde sensible ».
 Voilà certes un noble vœu auquel beaucoup s'associeront de grand cœur. Ceux qui possèdent le sens de la Magie se féliciteront de voir le magistral exposé que M. de Guaita a donné de leurs plus chères croyances, et, sans vouloir prendre parti entre kabbalistes et bouddhistes, ils le loueront aussi de ce qu'elles sont exprimées en un style digne d'elles, n'ayant rien du grimoire, mais hautain, et tout rempli de cette harmonie et de ces nuances où l'on retrouve le poète de Rosa Mystica.
 Il nous plairait de terminer par ce suffrage l'étude d'Au Seuil du Mystère, mais il importe d'y relever une accusation tout à fait surprenante portée contre une société qui, aux époques où l'occultisme semblait disparaître, en conservait les grands symboles avec un soin jaloux.
 La Franc-Maçonnerie, insinue M. de Guaita, a tout à fait perdu le sens de ses mystères. Elle est incapable d'enseigner quoi que ce soit en occultisme :
 « Les vieux symboles qu'elle révère et se transmet avec une pieuse routine sont devenus lettre morte pour elle : c'est une langue dont elle a perdu l'alphabet, en sorte que ses affidés, ne soupçonnent pas plus d'où ils viennent qu'ils ne savent où ils vont ».
 Et, à l'appui de cette assertion, l'auteur, dans l'appendice de son livre, recommande chaleureusement à ses lecteurs deux sociétés : la Fraternité martiniste et la Rose Croix rénovée, chargées, paraît-il, de communiquer aux profanes un enseignement que la Maçonnerie est impuissante à leur donner désormais.
 N'en déplaise à M. de Guaita, la Maçonnerie n'a point perdu le sens de ses symboles. Si divers Rites, tels que le Rite français, ou le Rite écossais selon la pratique de la Grande Loge Symbolique, semblent mériter, peut-être, le reproche adressé à tous les Rites indistinctement, il en est d'autres contre lesquels on ne saurait le formuler sans une criante injustice. Le Rite écossais ancien accepté et le Rite de Misraïm en France ont constamment refusé, avec la dernière énergie, de modifier leur rituel, et il faut n'avoir jamais ouvert une publication maçonnique, où compte est rendu des discussions soulevées à ce sujet, pour attribuer à une « pieuse routine » cet attachement aux traditions du Passé.
 Les vieux symboles sont si peu lettre morte dans les Loges qu'un simple compagnon, par exemple, reçoit à propos de l'Étoile flamboyante les instructions les plus complètes sur l'existence et les lois du fluide astral.
 À la vérité, il y aurait quelque hardiesse à prétendre que la majorité des maçons s'arrête à pénétrer et à méditer le sens des symboles. Mais s'il veulent s'en donner la peine — et l'esprit maçonnique les y invite — ils peuvent poursuivre utilement leur dessein dans les œuvres des hauts maçons comme Clavel, Bazot, Guillemain de Saint-Victor et Ragon, cette lumière!
 Point n'est besoin de Fraternité martiniste ni de Rose Croix rénovée pour s'instruire en occultisme. Toute la doctrine de Saint-Martin a été recueillie dans les Loges, et les Dix-huitièmes de la Maçonnerie ont à leur disposition autant, sinon plus, de richesses que les adhérents de la Rose Croix rénovée.
 Pour en convaincre M. de Guaita, il faudrait sans doute une longue étude, où serait établi comment, de 1754 à 1768, Martinez Pasqualis propagea le Martinisme dans les loges maçonniques de France sous le nom d'ordre des Cohen, et comment son œuvre reçut après lui un développement considérable de Saint-Martin. Qu'il soit mentionné ici simplement, que la loge maçonnique Les Chevaliers de la Bienfaisance, fondée à Lyon par le philosophe inconnu, rayonna en Ateliers correspondants à Rouen, à Bordeaux, à Avignon, et que l'esprit martiniste s'est si bien conservé dans les loges qu'un orateur du Suprême Conseil du Rite Écossais s'exprimait ainsi en 1874 :
 « Pour la pratique de la vie, nous avons cherché une formule capable de réunir toutes les conditions désirables. Celle qui répond le mieux aux opérations des Maçons se lit aujourd'hui au frontispice de nos planches ; elle est relativement neuve, car c'est vers le milieu du siècle dernier qu'elle fut précisée par un de nos frères du nom de Saint-Martin. La puissance du vrai est si grande que la devise révélée par Saint Martin éblouit tous les yeux. »
 Il serait trop facile de multiplier de pareils exemples ; trop facile aussi de démontrer combien la Rose Croix rénovée pourrait retrouver toute sa doctrine, et mieux encore, dans les Chapitres.
 Mais il serait inopportun de s'appesantir sur de pareilles considérations. Insister davantage serait peut-être atténuer l'expression de la haute estime que mérite Au seuil du Mystère.
 Que M. de Guaita réfléchisse seulement — c'est le seul but de cette discussion — qu'il y a peu d'honneur et de charité à déserter le Temple, sous prétexte que les fidèles y ferment les yeux à la lumière, et d'aller fonder, à son ombre, de petites chapelles où l'on se donne la pauvre joie de prêcher des convertis.

Édouard Dubus.

LE SALON DES CHAMPS-ÉLYSÉES


PEINTURE


 Certes, en cet an de grâce 1890, le cas de conscience est douloureux pour un jeune homme qui se pique d'une certaine honnêteté d'esprit de se croire tenu à « faire un Salon ». Non pas que les vertigineuses superficies de toiles peintes soient couvertes cette année de plus spéciales horreurs, ce qui nous serait encore une surprise. Non pas que l'absence des maîtres respectés : Puvis de Chavannes, Gustave Moreau, C. Pissaro, le départ pour un autre local où l'abstention systématique de Besnard, Raffaelli, Degas, nous paralysent autrement le larynx ou la main. Mais nous pensons que la « critique d'art » est bien oiseuse en vérité qui ne porte pas sur un ensemble d'œuvres dont il s'agit de dégager la philosophie, et borne son ambition à décrire – si péniblement d'ailleurs et si faussement – l'arrangement d'un tableau ou les attitudes d'un marbre.
 Quelle philosophie donc tirer de ce hasardeux amas de toiles sans parenté entre elles et pourtant toutes semblables, comme les hybrides chiens errants de Paris ? Sinon celle-ci : que des baisses formidables ont dû se produire sur l'huile, le blanc de céruse et les simili-laques pour en faire le prix abordable à tant de bourses.
 Si j'en crois en outre la voix publique – celle des électeurs-peuple-souverains – il en appert cette autre constatation, déjà faite, hélas ! en plusieurs cas aussi typiques, que le Talent aujourd'hui court les rues. De très nombreux et invariables « Comme c'est bien fait ! » prouvent à chaque pas à l'impartial péripatéticien du palais dit de l'Industrie que la plus touchante harmonie règne entre les plus officiels enlumineurs et les candides bourgeois qui consacrent quelque loisir à l'encouragement des Beaux-Arts. Ah ! oui, comme c'est bien fait ! Messieurs, et comme, en sa désarmante simplicité, cet éloge est bien celui-là même qui convient à vos mérites !
 Peut-être pourrait-on néanmoins, d'après quelques envois peu nombreux apparus çà et là, indiquer une certaine tendance des jeunes peintres à assagir les hardiesses des intransigeants de l'impressionnisme ? – À la vérité, ceci n'est que d'un intérêt secondaire, l'art étant sans doute et toujours un EXCÈS. — C'est ainsi qu'un tel corrige Pissaro en lui infiltrant une goutte de Bastien-Lepage, et que tel autre laisse hésiter l'esprit entre un souvenir de Degas et de Raffaelli.
 Déjà n'a-t-on pas vu, à l'exposition déplorable des Indépendants, M. Van Rysselberghe mêler avec bonheur le tachisme de la jeune école à un dessin quasi académique ? Or, plusieurs essais de cette nature se produisent pour le rafraîchissement de la vue au Salon des Champs-Élysées. Il me suffit de citer les plein-air de Maurice Cliot, dont les couleurs, un peu conventionnelles certes, produisent par leur juxtaposition une très belle harmonie de lumière vibrante, — un paysage de Vytsman où le procédé de la tache à peine déguisé triomphe en éteignant un consciencieux Appian trop voisin, et le portrait de Mme Henri Daguerre par Boggio. Il convient de dire aussi que j'ai pris quelque plaisir devant le « En visite » de M. Belleroche, qui a placé dans la pénombre d'un salon discret deux jolies silhouettes de femme de Guthrie en sa tonalité étouffée de vieille tapisserie.
 J'aime beaucoup « l'Attente » de M. William Lee, de même que le pastel qu'il expose plus loin. Ce n'est peut-être pas là de ces choses dont on dit : « C'est très fort », mais c'est très fin en restant très simple, et la grâce délicieusement un peu surannée de ses modèles est d'un charme bien pénétrant.
 Dans un intérieur de cabane sûrement et largement traité, M. Wentzel éclaire de lumières hardies et très justes une pauvre famille de pêcheurs qui prend son repas. Par la fenêtre et par la porte se montrent des coins de paysage bien à leur plan. Je me rappelle aussi des pêcheurs bretons jouant aux cartes, de M. Hall, je crois, qui par bonheur n'ont rien de commun avec ceux de M. Haquette.
 Dans un tout petit cadre, M. Chaillery a fait tenir des « Devoirs en famille » à la lumière de la lampe, d'une grande intensité.
 Les journaux illustrés se sont déjà emparés des bébés de M. Peel, qui tout nus se chauffent devant la cheminée. C'est une très agréable peinture, les reflets du feu sur les chairs sont très justes ; mais malgré soi l'on pense à la femme accroupie de Besnard, qui se chauffe de la même façon.
 Dans la peinture, M. Desvallières a un portrait de M. de Chênevières fils qui ne me plait guère. En revanche, dans les pastels, ses trois petites études de vieilles femmes et d'enfant sont tout bonnement délicieuses.
 Aux « Bouchers de Chelma », par Bompard, je préfère les « Femmes arabes battant du blé », de M. Lunois, mais, et malgré la couleur très spéciale du fond de paysage, Guillaumet est évoqué. Ceci ne serait certes pas un mince éloge si M. Lunois ne s'était pas montré ailleurs parfaitement personnel.
 Puvis de Chavannes n'étant plus là et Pissaro n'y ayant jamais été, nous demanderons un paysage à M. Harpignies et nous en trouverons deux d'un égal mérite. Autour de lui une énorme quantité d'arbres, de montagnes, de ruisseaux, de moutons, de bestiaux : mais le plus habile des verduriers est certaienment M. Yon. C'est étonnant ce que cet homme-là est habile !
 (Ici, il me faut ouvrir une parenthèse, regrettant de m'être laissé aller à quelque mauvaise humeur à l'inspection sommaire de tant d'atones polychromies. Je me sens capable d'en parcourir le double pour la rencontre d'un Whistler, et le Salon des Champs-Élysées en comporte deux. Dans la transparence bleue d'une nuit de lune, la mer bleue où se découpent des silhouettes de navires à l'ancre. Leurs feux oranges et argent rient sur l'eau ; une fusée tombe éparse dans le ciel. Du premier plan la jetée de pierre, glacée de reflets lumineux, lance dans le vide son audacieuse perspective. C'est intitulé « Nocturne en bleu et argent ». Un autre « Nocturne en noir et or » est égaré loin de là en une assez mauvaise place. Les poussières d'or d'un lointain feu d'artifice flottent parmi les ombres profondes d'un parc. — Et ne voilà-t-il pas réhabilité le Salon de MM. Bouguereau et Lefèvre ?)
 Devant le portrait de Carnot, par Bonnat, une bourgeoise dit devant moi à son mari : « Comme c'est bien fait, hein ! C'est absolument la photographie que nous avons vue l'autre jour sous les arcades de la rue de Rivoli, n'est-ce pas ? » — Je trouve non loin de là un « Sculpteur dans son atelier », par M. Bitte, un peu froid, sans doute, mais supérieur à un autre sculpteur de M. Weerts qui est en face. Les « Pensées douloureuses » montrent une fois de plus le prodigieux métier de M. Valadon. Je vous recommande le portrait de M. Th. Cahen, par Mme Beaury-Saurel : c'est un fort beau morceau, qui fait honneur au talent vigoureux et aristocratique du peintre.
 Il est temps de s'apercevoir que je n'ai rien dit des grandes machines à sensation. Le « En batterie », de Detaille, et la « Course de chars », de M. Checa, sont certainement de fort bonnes choses, mais, avec leurs arrière-plans négligés ou trop lointains et leur principal motif sortant du cadre, ils courent le risque d'être rangés par des esprits sévères dans la catégorie : Art de panorama-trompe-l'œil.
 Il y a aussi des Lefebvre, des Maignan, des J.-P. Laurens, des Bouguereau dont le café au lait s'anémie de plus en plus... Les engelures m'en viennent aux doigts et c'est à peine si j'ai la force de vous avertir qu'il existe dans la grande salle d'entrée un immense plafond de Munkacsy.
 Dont il m'est urgent d'aller me laver l'œil.


Louis Denise



LITTÉRATURE ANGLAISE


1. Days and Nights, par Arthur Symons (Londres, Macmillan), — 2. The new Spirit, par Havelock Ellis (Londres, Georges Bell and sons).
 I. — Les Jours et les Nuits, vers, où la multiforme vie moderne se note en syllabes d'une exquise harmonie&nbsp: tableaux psychologiques, figurines pittoresques, impressions de lecture, amours. Très personnelle en telle et telle pages, l'inspiration, çà et là, puise chez nos poètes des thèmes (chez Th. Gautier, Heine, Villiers de l'Isle-Adam, Leconte de Lisle), des motifs (chez Goethe, Baudelaire, Mallarmé). Le Prologue dit : « l' Art vit de la vie, du vrai sang de vie de l'humanité », — condamnation de la poésie impersonnelle, s'il y en avait une. Je traduis les désespérantes Litanies du Léthé :
  O Léthé, fleuve occulte, ô fleuve intarissable, — Nous venons, nous si las de nos fardeaux, crier : — O Léthé, te trouver, toi, et en toi, l'oubli !
 Car, nous avons péché, nous en avons les cicatrices, — Et nous en eûmes les chagrins et nous en eûmes les misères : — O Léthé, te trouver toi, et en toi, l'oubli !
 Toi qui flues de la Mort à la Mort à travers le Sommeil, — Toi dont les eaux sont les larmes de ceux qui pleurent, — O Léthé, te trouver, toi, et en toi, l'oubli !
 Toi qui aux hôpitaux portes la blanche paix, — Et qui aux prisonniers portes la clef des prisons, — O Léthé, te trouver, toi, et en toi, l'oubli !
 Toi qui du remords libères les assassins de la Vérité, — Et qui libères l'adolescent de son enfance et le vieillard de sa jeunesse,— O Léthé, te trouver, toi, et en toi, l'oubli!
 Toi qui des souvenirs d'amour, seul, nous donnes quittance, — quittance des amours sans espoirs, éternité manquée ! — O Léthé, te trouver, toi, et en toi, l'oubli !


 Toi qui sais arracher au regret son épine, au vice — Sa ressouvenance d'un Paradis perdu ! — O Léthé, te trouver, toi, et en toi, l'oubli !
 Toi qui sais nous cacher, si bien, en tous nos deuils, — L'angoisse des joies remémorées, — O Léthé, te trouver, toi, et en toi l'oubli !
 Toi dont le verbe n'a qu'un sens toujours le même, — Toi qui épargnes au saint le ciel, et l'enfer aux damnés, — O Léthé, te trouver, toi, et en toi, l'oubli !
 Le Sommeil, le Sommeil, que tous les yeux soient clos — Par le doux sommeil, par le sommeil sans rêves de ceux qui ne savent plus ! — O Lethé, te trouver, toi, et en toi, l'oubli !
 Nous venons, nous, si las de nos fardeaux, crier, — Nous si las, trop las pour vivre, trop lâches pour mourir : — O Léthé, te trouver, toi, et en toi, l'oubli !

 II. — Un volume de haute critique littéraire, qui rappelle le style fort et la méthode stricte de Hennequin. L'introduction explique le titre. Depuis le christianisme, la première et la plus radicale des renaissances, plusieurs fois l'Esprit « renouvela la face de la Terre » : il y eut les temps d'Abélard, les temps de saint François d'Assise, les temps de Luther, les temps de la Révolution française. C'est cette lumière vive, toujours évoluante, que M. Ellis étudie en quelques-uns de ses représentants, pris à diverses périodes de ce formidable accès de fièvre : Diderot, ce serait l'esprit scientifique dans ses premières volitions un peu claires ; Heine, la personnification de tout l'assortiment des discordances modernes ; en Whitman, le grand poète américain, se régénère l'esprit ancien de simplicité, l'esprit biblique (Gœthe incarna une semblable rénovation de l'esprit grec) ; Ibsen, Dante nouveau, révèle les tendances aristocrates les plus élevées, les plus méprisantes de tout mensonge, avec un recours, comme dans la Trilogie, au ciel ; Tolstoï, sans clarté, évoque, mieux que nul autre, la vie, roule, un peu en aveugle, la force élémentaire, encore immensurable, d'un peuple neuf.
 Suivent les cinq études, nettement délinées, avec la constante recherche des origines intellectuelles, l'analyse très largement développée des caractères et des œuvres.
 La conclusion note : en Diderot, l'enthousiasme ; en Heine, la passion ; en Ibsen, la foi dans l'avenir ; en Whitman, la foi dans le présent ; en Tolstoï, la religion. En Tolstoï et en tous : « C'est, dit l'auteur, étrange ; les hommes veulent être athées, agnoscistes, cyniques, pessimistes, et derrière tous les masques, la religion guette les âmes » Dans la manœuvre physiologique des émotions, tout est contraction ou dilatation : des figures schématisent cela pour l'œil. Les mouvements de l'âme peuvent s'écrire avec de semblables diagrammes : les plus grandes oscillations, les plus larges respirations, les plus énergiques pulsations seront données, non par l'amour, non par la haine, non par l'ambition, mais par la Religion, — supérieure fusion dé tous les sentiments, totalisation de la vie, transcendance émotive. C'est, autrement, le vieil Idéal, celui qui de lune en lune découche : on le croit évanoui avec l'astre mort, et à la nouvelle réintégration il a refait son lit dans le croissant pur. Toujours pimpant, il surgit parmi les défuntes Années qui se penchent
  Sur les balcons du Ciel en robes surannées.
 La Science nouvelle, de même que les vieilles chimères, aboutit à des métaphores, et c'est vers la plus vieille et la plus jeune, vers l'éternelle, que nous tendons, aujourd'hui comme jadis, nos mains et nos interrogations, debout sur le seuil de l'Auberge élevée, à mi-chemin, par le Rêve.

Remy de Gourmont


LES LIVRES


 L'Heure enchantée, par Gabriel Vicaire (Lemerre). — Ce volume de vers est un recueil de petits poèmes et de chansons. Les petits poèmes, d'une intimité et d'une délicatesse charmantes, sont encore d'une bien savante naïveté. Ils semblent parfois d'un bon moine candide du XIIe siècle, ressuscité au XIXe pour composer en vers français, sur des sujets à peine profanes, quelque chose de fort semblable aux hymnes et proses latines où il célébra jadis les saints et les saintes de l'Église. Symboliques aussi, la plupart des poèmes de l’Heure enchantée. Les personnages : enchanteurs, fées, rois-mages, qui vivent dans de frais décors, sont chacun la personnification de quelque belle passion. Une Fée, c'est l'amoureuse dédaignant toute joie hormis l'amour ; Merlin, c'est le volontairevaincu de l'éternel féminin :
  L'amante gardera sa folle royauté,
  Et l'amant bienheureux bénira son servage.
  Tant qu'il aura sa douce reine à son côté...
 Il faut louer M. Gabriel Vicaire d'avoir, avec le plus grand soin, accommodé son vers et sa strophe à la pensée qu'il a voulu exprimer, et cela sans disposer, comme d'antres, des myriapodes en combinaisons stupéfiantes. Marie-Madeleine, qui semble devoir être aimée plus encore que les autres pièces du volume, donne avec des trouvailles d'expression aussi bellement neuves que celle-ci:
  Le front échevelé comme un chardon-bourru
le plus parfait exemple de l'appropriation de la forme au fond. — Les Quelques Chansons, toutes d'un rythme gracieux et d'une allure coquette, sont un heureux intermède au milieu des tableaux de féerie que M. Gabriel Vicaire a composés. Elles s'harmonisent à merveille avec le reste de l'œuvre, et seront comme lui fort goûtées des lecteurs qui voudront se reposer un peu des poèmes compliqués d'aujourd'hui.

E. D.


 La Néva, poésies, par Louis Dumur (Paris : Albert Savine, Saint-Pétersbourg : ancienne maison Mellier). — Je ne dirai rien sur la prosodie de ce livre puisque aussi bien M. Édouard Dubus y a consacré un article auquel répond M. Louis Dumur (Mercure de France, numéros de mai et de juin). Je noterai toutefois que l'auteur obtient du vers construit sur l'accent tonique fixe de fort beaux effets d'alanguissement, de monotonie, de paix et de grandeur : certaines de ses descriptions de la nature sont d'une incomparable majesté. Mais il me parait sans réplique qu'un tel vers ne saurait convenir à tous les sujets, et que l'employer toujours serait se priver des infinies ressources d'expression que permet la position facultative de l'accent tonique.

A.V.


 En Amour, par Jean Ajalbert (Tresse et Stock). — La moins compliquée des histoires, le développement logique d'un fait inéluctable, une constatation navrante de la fatalité. Une jeune fille se lie avec un jeune homme de condition sociale supérieure à la sienne ; advient une grossesse : épouvantement de la fille, embêtement intense de l'homme ; puis, après un avortement réussi, lâchage de la femelle encombrante par le mâle égoïste — et c'est tout. Bien banale et bien mince aventure, comme on voit ; aussi n'est ce point dans l'anecdote que git l'intérêt de l'œuvre. M. Jean Ajalbert, qui, comme tant d'autres de notre génération ennuyée n'a point de la société actuelle une vision absolument folâtre, s'est demandé, avec pitié sans doute, comment atteindrait à l'amour une fille pauvre honnête un peu moins brute que son entour, et il est évident que pour lui ce qui arrive à l'ouvrière Marcelle, honnête indubitablement, ne pouvait point ne pas arriver — bien que son amant Paul ne soit ni plus ni moins égoïste que tous les hommes. C'est à la preuve de ceci que l'auteur applique ses excellentes qualités de psychologue sincère et d'observateur exact, avec une concision et une probité remarquables, dans un style « impressionniste » qui rappellerait — moins précieux cependant — celui dont M. Paul Adam écrivit Soi. Mais ce n'est ici le lieu de discuter ni le procédé ni l'esthétique de M. Ajalbert (sur quoi je reviendrai peut-être prochainement), et je lui chercherai querelle seulement à propos de deux inexactitudes impardonnables à un si grand ami de la vérité vraie. 1° Paul, pschutteux un rien plus grave que ses serins d'amis a par moments des réflexions qui n'appartiennent qu'aux intellectuels : or, Paul n'est pas un imbécile, mais il n'est pas non plus un intellectuel ; 2° l'avorteuse... Certes le langage est juste sinon la scène, mais on croirait lire Les Mystères de Paris.

A.V.


 Confessions d'un mangeur d'opium, de Thomas de Quincey, première traduction intégrale, par V. Descreux (Savine). — Nous signalons avec plaisir cette première version complète d'un livre déjà très connu par les traductions partielles d'Alfred de Musset (L'Anglais mangeur d'opium) et de Baudelaire. M. V. Descreux n'est pas, bien entendu, un traducteur de génie comme Baudelaire, mais il a fait un travail très acceptable, très consciencieux et qui manquait. Et il n'est pas facile de traduire un livre comme celui de de Quincey, écrit dans un style qui chante, toujours lyrique, avec le rythme presque de la poésie, une prose trop poétique sans doute, péchant par excès de qualités, mais avec cela merveilleuse, une chose nouvelle.
 En effet, tout le livre de de Quincey, dans son temps, était nouveau. Ces confessions d'un esprit hanté, d'une âme souffrante, ces étonnantes révélations de l'enfer et du paradis d'opium, prennent rang parmi les plus précieuses confessions que nous ayons. Ce sont des documents humains d'une valeur inestimable, étant, comme dit M. Descreux, « une autobiographie et le récit d'expériences nombreuses et variées sur un des agents les plus puissants que la nature ait donnés à l'homme.. » Précieuses par l'analyse des faits, elles le sont autant ces confessions, comme littérature. De Quincey est à la fois la victime de l'opium et son prêtre ; il s'agenouille devant son effroyable Déesse et entonne lui-même les hymnes de son propre martyre. — La Déesse accepta le sacrifice en donnant à son adorateur l'immortalité.

Arthur Symons.


 Les évolutions de la critique française, par Ernest Tissot (Perrin et Cie.) — L'auteur divise la critique en trois catégories : la critique littéraire, la critique moraliste, la critique analytique. Il étudie dans la première MM. Ferdinand Brunetière et Jules Lemaître, dans la seconde Barbey-d'Aurevilly et Edmond Scherer, dans la troisième MM. Paul Bourget et Émile Hennequin.
 La place nous manque aujourd'hui pour rendre compte de ce livre, dont nous reparlerons dans notre prochain numéro.

A.V.


 L'Inutile Beauté, par Guy de Maupassant (Havard). — Qu'est-ce que la pensée humaine ? Cette question vient d'être résolue par M. de Maupassant : — « Une fonction fortuite des centres nerveux de notre cerveau pareille aux actions chimiques imprévues, dues à des mélanges nouveaux, pareille aussi à une production d'électricité créée par des frottements ou des voisinages inattendus, à tous les phénomènes enfin engendrés par les fermentations infinies et fécondés, de la matière qui vit ». — (page 40).

R.G.


 Dans la lettre de M. René Ghil, au numéro de mai, il faut lire (4me alinéa): « L'Œuvre: c'est, en effet, l'Individu et la Collectivité... » au lieu de : « L'Âme: c'est, etc... »


Échos divers et communications


 Ephraïm Mikhaël est mort le lundi 12 mai. Quoiqu'il fût très souffrant depuis quelque temps déjà, ses amis étaient loin de s'attendre à un si rapide dénouement. Le poëte de l'Automne et du Cor fleuri se survit en des vers qui seront bientôt publiés.
 Sous ce titre : La Bataille littéraire, la troisième page de la Bataille est exclusivement réservée tous les lundis à la littérature. M. Camille de Sainte-Croix, dont on y lit un original article chaque semaine, à la rédaction en chef de cette partie du journal, qu'il a su rendre tout à fait intéressante. — Avis à ceux qu'écœure l'ordinaire banalité des suppléments dits « littéraires ».
 Un abonné nous demande si nous pouvons lui indiquer le nom du fauteur de ce charmant distique :
  Mais nos goussets, moins heureux que les Gaules,
  N'ont point connu l'invasion des Francs.
 Consultée, la rédaction tout entière a donné sa langue aux chats. — Le concours reste ouvert.
 M. Louis Pilate de Brinn'gaubast ne fait plus partie de la rédaction du Mercure de France.
 Un grand concours international de littérature et d'art (Prose, Poésie, Dessin et Musique), absolument gratuit pour tous les concurrents, est ouvert par le Nord Littéraire, sous les auspices de MM. Leconte, de Lisle, François Coppée, Sully-Prudhomme, Nadaud et Desrousseaux. — Nombreuses récompenses. — Demander le programme au Secrétariat, 113, rue de Paris, à Valenciennes.
 L'Ermitage, revue mensuelle née en avril et à qui nous souhaitons la bienvenue, nous envoie son N° 2. Nous y remarquons une poésie de notre collaborateur M. Laurent Tailhade: Le Blason de Flore ; deux sonnets de M. Auguste Dorchain ; un substantiel article de M. Henri Mazel : Le Problème religieux ; et deux ballades de M. Georges Fourest.
 Dans la Revue Bleue (N° du 3 mai), un curieux article de notre confrère M. Henry Lapauze sur Tolstoï pédagogue.
 L'Art Moderne (Bruxelles), que MM. Octave Maus, Edmond Picard et Émile Verhaeren maintiennent à une si belle altitude d'art, a publié dans ses derniers numéros d'intéressants articles sur Hans Richter, les Poèmes anciens et romanesques d'Henri de Régnier, la Bête humaine, la Musique russe.
 La France moderne (Marseille) vient de terminer la publication de Byzance, la nouvelle œuvre de M. Jean Lombard, qui va paraitre chez Albert Savine.


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