N° 8. – AOUT 1890

De MercureWiki.
 
Mercure de France, t. I, n° 8, août 1890, p. 257-304.


NOTES
SUR VILLIERS DE L'ISLE-ADAM


Pages inédites. ― « Le Vieux de la Montagne ». ―
L'Art idéaliste.


 « ― Oh ! qu'ils sont à plaindre ! Leur châtiment consiste à désespérément essayer de vivre, et à ne recueillir, à chaque minute, que le sentiment de leur sens commun blessé. Quel triste futur ils se préparent, puisque mourir n'est autre chose que se faire justice à soi-même, en revêtant la substance de ses actes et de ses pensées !... » (1)



 Car le Devenir parfois se réalise : des vies ne furent jamais qu'une perpétuelle évaporation ; des vies, closes par la mort, demeurent ainsi que d'infrangibles vases de parfums. Ce sont quelques génies, quelques saintetés (mêmes essences), soit que l'Intelligence, soit que l'Amour ait dominé leur sève.
 Se réaliser ! C'est en des esprits fraternels, au moins d'intention : florescences larges ou exiguës de la même greffe, ― l'Esprit, ― sur le vieil arbre du monde insérée par une opération miraculeuse. Donc, s'il s'agit d'écritures, les vastes déploiements d'exemplaires de tels livres, à quoi bon ? Il suffit que les entendements seuls en qui peut séminer le Verbe soient prévenus et s'ouvrent. L'éternelle copulation des intelligences est bien rare, et la fécondité assurée d'autant qu'elle opère en un moins grand nombre de matrices. La foule ? Qu'elle se restreigne aux ordinaires pluies de mots chargés d'aventures et de faciles psychologies ! Et pourquoi vouloir la faire participer à des couleurs que son vulgaire prisme recompose en absence de couleur ? Elle adore l'éclatant rien du blanc cru, la laiteuse et neuve chaux d'une façade rajeunie où en lettres moulées se lit : Pot-au-feu démocratique. Ah ! le Blanc, vieux drapeau des parlementaires de l'Art ! Et le porte-fanion claironne : « Tout ce que vous voudrez, mais de l'argent ! » Avec quelques verdâtres lueurs de marécage, M. R. le brandit ; ― avec un falot de lupanar M. M. ; ― avec la double lanterne du fiacre, M. * ; ― coiffé du rose abat-jour des dinettes mondaines, M. (ou Mme) ** ; etc...
 Surtout sont abhorrées, ― et c'est juste, il le faut ! ― les nuances du rêve.
 Villiers de l'Isle-Adam fut tout rêve. Il rêvait de lui, de lui seul : nul ne fut plus subjectif. (Pourquoi des anecdotes, des conversations à peu près remémorées ? ce qu'il écrivait suffit, et, ― avec le regret du vol perdu des paroles, ― les papiers de son encre sont, du moins, véridiques). Ses personnages sont créés avec des parcelles de son âme, élevées, ainsi que selon un mystère, à l'état d'âmes authentiques et totales. Si c'est un dialogue, il fera proférer à tel personnage des philosophies bien au-dessus de sa normale intelligence des choses. Dans Axël, l'abbesse parlera de l'enfer comme Villiers aurait pu parler de l'hégélianisme, dont vers la fin il enseignait les déceptions, après en avoir accepté, d'abord, les larges certitudes : « C'en est fait ! L'enfant éprouve déjà le ravissement et les énivrances de l'Enfer. » Il les éprouva : il aimait, en baudelairien, le blasphème, pour ses occultes effets, le risque immense d'un plaisir qui se prend aux dépens de Dieu même. Le sacrilège est en actes ; le blasphème en mots. Il croyait davantage aux mots qu'aux réalités, qui ne sont, d'ailleurs, que l'ombre tangible des mots, car il est bien évident, et par un très simple syllogisme, que, s'il n'y a pas de pensée en absence de verbe, il n'y a pas, non plus, de matière en absence de pensée. La puissance des mots, il l'admettait jusqu'à la superstition. Les seules corrections visibles du second au premier texte d’Axël, par exemple, consistent en l'adjonction de mots d'une spéciale désinence, tels que, afin d'évoquer un milieu ecclésiastique et conventuel : proditoire, prémonitoire, satisfactoire ; et : fruition, collaudation, etc. Ce même sens de mystiques pouvoirs de l'articulation syllabique, l'incite vers des recherches de dénominations aussi étranges que : le Desservant de l'office des Morts, ― fonction d'église qui n'exista jamais, sinon au monastère de Sainte-Appollodora ; ou, l'Homme-qui-marche-sous-terre, nom que nul Indien ne porta hors des scènes du Nouveau-Monde.
 Le réel, il l'a, en un très ancien brouillon de page afférant à l'Ève future, peut-être, ainsi défini :

 « ... Maintenant je dis que le Réel a ses degrés d'être. Une chose est d'autant plus ou moins réelle pour nous qu'elle nous intéresse plus ou moins, puisqu'une chose qui ne nous intéresserait en rien serait pour nous comme si elle n'était pas, ― c'est-à-dire, beaucoup moins, quoique physique, qu'une chose irréelle qui nous intéresserait.

 « Donc, le Réel, pour nous, est seulement ce qui nous touche, soit les sens, soit l'esprit ; et selon le degré d'intensité dont cet unique réel, que nous puissions apprécier et nommer tel, nous impressionne, nous classons dans notre esprit le degré d'être le plus ou moins riche en contenu qu'il nous semble atteindre, et que, par conséquent, il est légitime de dire qu'il réalise.

 « Le seul contrôle que nous ayons de la réalité, c'est l'idée... »



 Un autre fragment, rédigé en termes moins abstraits, s'adjoint à celui-là. Il appartient à un manuscrit, perdu ou brûlé, sauf ce feuillet lui-même roussi, de la nouvelle : Le Tzar et les Grands-Ducs, qui fait partie du volume intitulé L'Amour suprême :

 « ... Et sur le sommet d'un pin éloigné, isolé au milieu d'une clairière lointaine, j'entendis le rossignol, ― unique voix de ce silence...
 « Les sites « poétiques » me laissent presque toujours assez froid, ―attendu que, pour tout homme sérieux, le milieu le plus suggestif d'idées réellement « poétiques » n'est autre que quatre murs, une table et de la paix. Ceux-là qui ne portent pas en eux l'âme de tout ce que le monde peut leur montrer, auront beau le regarder : ils ne le reconnaîtront pas, toute chose n'étant belle que selon la pensée de celui qui la regarde et la réfléchit en lui-même. En « poésie » comme en religion, il faut la foi, et la foi n'a pas besoin de voir avec les yeux du corps pour contempler ce qu'elle reconnaît bien mieux en elle-même...  »

 De telles idées furent maintes fois, sous de multiples formes toujours nouvelles, toujours rares, exprimées par Villiers de l'Isle-Adam dans son œuvre. Sans aller jusqu'aux négations pures de Berkeley, qui ne sont pourtant que l'extrême logique de l'idéalisme subjectif, il recevait, dans sa conception de la vie, sur le même plan, l'Intérieur et l'Extérieur, l'Esprit et la Matière, avec une très visible tendance à donner au premier terme la domination sur le second. Jamais la notion de progrès ne fut pour lui autre chose qu'un thème à railleries, concurremment avec la niaiserie des positivistes humanitaires qui enseignent aux générations, mythologie à rebours, que le paradis terrestre, si on le place dans l'avenir, le seul légitime espoir.
 Au contraire, il fait dire à un protagoniste (sans doute Edison), dans un un court fragment d'un ancien manuscrit de l'Ève future :

 « Nous en sommes à l'âge mûr de l'Humanité, voilà

tout. À bientôt la sénilité de cet étrange polype, sa décrépitude, et, l'évolution accomplie, son retour mortel au mystérieux laboratoire où tous les Apparaîtres s’élaborent éternellement grâce à... quelque indiscutable Nécessité...»



 Le Monde n'est qu'une épreuve photographique instantanée de ce qui vit en notre cerveau ; là seulement s'agite la vraie réalité des choses, et tous les paysages d'arbres ou d'âmes que nous libellons, c'est d'après un modèle intérieur, secret et ignoré de notre voisin : traduction en termes différents de la sorte d'axiome idéaliste par Villiers, lui-même, noté il y a quelques lignes. Il suffirait donc théoriquement de le vouloir, pour exprimer sans les avoir vues toutes les formes et toutes les circonstances de la vie. Shelley raconte en une lettre qu'un jour, mis en face d'un soudain paysage vers lequel il n'était jamais venu, il le reconnut cependant, en tout détail, telle qu'une vision antérieure. Ainsi, mais avec la suggestion de quelques images et phrases de voyageurs, Villiers de l'Isle-Adam restitua, d'après l’idée qu'il en avait, l'Inde des rajas, des lotus, des bouddhas, des vierges reines, une Inde dont un bien naïf passant seul pourrait contester l'authenticité (Le Lac Sacré de Gustave Moreau illustre, comme exprès, Akédisséril, et les deux œuvres, par deux poètes qui n'en foulèrent pas le sol, donnent de ce pays, ― vu, pourtant, ― une identique impression). Il aurait, je pense, en des pages analogues, mais d'un ton plus morne, au moins esquissé une Afrique, l'Afrique des sables et des rivages. C’était (il n'en reste aucune trace écrite, mais un jour, déjà malade et sur sa fin, au printemps de 1889, il me la conta en quelques traits) une nouvelle dont voici le strict squelette :

 Le Mirage. En Afrique. Les sables, et, sans doute, les rivages de la mer Rouge. Un chef de parti arabe contre les Anglais. Il connaît admirablement le mécanisme des mirages, et, en fuyant les envahisseurs, ordonne sa fuite

pour que, réverbérée par les sables, l'image de sa propre armée, cachée sous les dunes, se dresse imaginaire et crue réelle, à bonne distance. Les Anglais s'avancent ; les Arabes attendent ; les Anglais tirent, les Arabes tombent ; les Anglais se ruent à la curée : tout a disparu. Et pendant des jours et pendant des lieues de pays, la même duperie raille l'ennemi effrayé d'un incompréhensible sortilège et se demandant comment, si rapides que soient leurs chevaux, les Arabes peuvent si instantanément disparaître, ― en enlevant leurs morts ! Cette lutte contre des fantômes épuise les Anglais, qui vont toujours, imprudents et entêtés, enfin sont cernés par les cavaliers, grâce à un suprême stratagème, et massacrés, ― sans avoir compris, mais dans les yeux la vague horreur d'une épouvantable et démoniaque ironie.



 À la même époque, Villiers écrivait la vie, notait les pensées du si moderne Me Pied, ancien notaire, ancien forçat, et ― aux dernières nouvelles ― candidat à la députation. Cette histoire, écrite, a été achetée par un journal ; elle lui appartient ; mais si ce journal ne se décide pas ou à la faire paraître ou à la rendre aux héritiers littéraires de Villiers de l'Isle-Adam, la collaboration de quelques souvenirs finira par en donner, sinon la forme inretrouvable, du moins l'esprit : c'est un des plus cruels contes du poète pamphlétaire.
 Parmi les œuvres sous presse ou en préparation qui, depuis des années, s'alignent, longue liste, au verso du faux-titre de tous les volumes publiés par Villiers, figurent des indications ne recouvrant rien que de très vagues projets ; tels ces mots : le Vieux de la Montagne.
 De ce légendaire livre, quelqu'écriture, pourtant, demeure, et ― copiée sur deux feuillets chiffonnés ― la voici :



(Premier feuillet)


VIEUX DE LA MONTAGNE


 Être toujours soi, parlant pour chacun sincèrement, comme à lui-même.
 Examen du Haschischin, (du ?) avec le Bouffon et les femmes.

 Tristesse de Hassan ben Sabbah, escomptant l'espérance et la mort des autres pour une chose d'un jour et se le disant. ― Constatant son métier, symbole des rois.

 La jeune fille cachée sous la neige par les pasteurs et, ingrate, trouvant avec justice qu'ils sentent mauvais et sont grossiers, ― une fois libre.

 Le roi du Haschisch sera celui dont l'armure sera revêtue, avec le rôle, par Hassan, lorsque la mort, après le don de l’herbe sainte, sera venue…



(Second feuillet)


LE VIEUX DE LA MONTAGNE

Ire scène.


Oh ! la neige !...

Mourir !...


(Le vent passe.)



— Ho !...
— Sont-elles ?
— Sauve-moi !... Oh !...
— Adieu !...
— Ho !... dans l’ombre !... dans les…
— Une corde ! Ah ! le bois cède… vite…
— Là... secours !... Ah !... À moi !...
— En haut, les yeux !... mes cordes tournent aux sapins !...

 Sous les autres titres, rien. Du Sermon sur la Montagne, un souvenir : Il songeait à introniser dans cette étude des effets littéraires nouveaux. De ses paroles, il me reste la vision d'une route crépusculaire, où Jésus s'avance, lumineux dans la nuit venante... et les choses montrées, non par des descriptions directes, par la notation des entours... et rien de précisément circonscrit... On voit que Jésus passe, comment ? ― Par l'influence qui de lui s'émane… Et puis ?... ― Ah ! Il parlait bas, las, déjà étreint par la Mort...


Remy de Gourmont.



 Appendices. ― I. ― Les Premiers vers imprimés de Villiers de l’Isle-Adam ne sont pas, ainsi qu'il est admis, le recueil typographié à Lyon par Scheuring, - mais bien la plaquette (trois fois plus que rare) dont voici le titre :
 Deux Essais de Poésie, par le Comte Villiers de l'Isle-Adam ; Paris, imp. de L. Tinterlin et Cie, rue Neuve-des-Bons-Enfants, 1858, in-8° de 16 pages.
 Deux essais : l'un, le second, Zaïra, fut reproduit dans les Premières Poésies, avec, vers la fin, quelques corrections. L'autre, dédaigné à tout jamais par le poète, le méritait. C'est, précédée d'une notice indiquant que les calomnies anglaises ont indigné son patriotisme, une ode, bizarrement intitulée : Ballade. Ça et là, des vers d'une assez énergique éloquence, des vers d'un Tyrtée, vraiment supérieur ― dans cet emploi, déprécié ― à ceux qui en ont reçu patente, et aussi de curieuses expressions, comme : les cris des canons tout enrhumés de rouille. Parlant aux Anglais, il dit, du drapeau :


 
Fouillez ses nobles plis pour y trouver des taches,


Vous n'y trouverez que des trous ! ―


 Si Napoléon allait se lever « de son grand lit de pierre », si avec lui les vieilles légions...


.....Puis, que leurs canons verts,


Dans l'ombre illuminés d'une joie effroyable,
Hurlassent, haletants, leur salve formidable,
Leur cri tout enrhumé de rouille et seul capable
D'ébranler les échos tonnants de l'univers ! ―

 Finalement, des considérations sur la fragilité d’un trône :


Sapin couvert d'hermines blanches,


Il a sceptre et lauriers pour branches !...
Il est formé de quatre planches,
Absolument comme un cercueil.



 II. ― Une autre trouvaille, bien plus inattendue. C'est une brochure scientifique de 4 pages in-4°, lithographiée (Paris, lith. Michel, passage du Caire; 1859). Titre :
 Nouvelle Application de la vapeur à la navigation. Signé : Philippe-Auguste de Villiers, comte de l'Isle-Adam.
 La signature, pour supplément d'authenticité, reproduit l'écriture même de Villiers, sa claire écriture posée, très reconnaissable.
 Il s'agit d'un système de propulseurs destinés à remplacer, avec bien moins et même pas du tout de déperdition de forces, l'hélice. Faute de notions scientifiques suffisantes, sans doute, cela m'a paru obscur : la langue en est très rigoureuse, dénote de réelles études techniques (ce que l’Ève future a, depuis, prouvé). Il serait bon qu'un homme du métier prît la peine de lire ce mémoire, car enfin, esprit de génie, fils d'un homme qui eût la manie des affaires et des inventions, Villiers a peut-être émis, dans ces occultes lignes lithographiées, pour l'unique fois de sa vie, ― une idée pratique.

 III. ― On a fait photographier (voir page 267) une page inédite de l’Ève future, non reproduite en ces notes. Ce chapitre IV correspond, d'apparence, au chapitre VI du livre, mais, en réalité, les premières lignes seules concordent. ― Les mots hébreux de l'épigraphe raturée sont ceux-ci, lus sur un autre manuscrit : « Habal habalim, vehkôl habal », ― c’est-à-dire : Vanitates vanitatum, et omnia vanitas. Ce mot Habal donne la clef du symbole exprimé dans l'anecdote de miss Evelyn Habal, dont les charmes, rigoureusement factices, équivalent à rien. ― Des deux signatures, adjointes par artifice, au fragment de manuscrit, l'une est reproduite d'après une dédicace de La Révolte (1870) ; l'autre est celle alléguée plus haut (Appendice II).


R. G.


1. Dès papiers inédits, ainsi que, sauf dérogation, tout ce qui sera, de Villiers de l'Isle-Adam, cité en ces notes. ― Voir la Revue Indépendante (Avril-Mai 1890).

JARDIN MORT

I

Enclos de murs dont les portes sont condamnées,
Le jardin qu'ont flétri d'extatiques années
Gît sous l'effeuillement de ses grâces fanées.

La ronce a lentement rampé sur les gazons,
Où les perverses, méditant leurs trahisons,
Cachaient le piège des subites pâmoisons.

Aux rives de l'étang, ce miroir qui frissonne,
Pour se rire ou cueillir des nénufars : personne,
Mais de mornes roseaux, que le Temps seul moissonne.

La brume ensevelit les bosquets vermoulus,
Debout dans le silence et le calme absolus 
Brise ou bise, le vent n'y rôde jamais plus.

Au ciel, où quelque oiseau de malheur toujours vole,
Plus de soleil pimpant, de lune bénévole,
Plus d'astres clignotant leur œillade frivole.

La désolation, veuve d'espoir qui ment,
Semble régner ici pour éternellement,
Sous l'empire d'un fatidique enchantement.

II


Une heure de printemps est cependant venue,
Herbes et fleurs ont diapré la terre nue,
L'étang s'est constellé des joyaux de la nue.


Les portes ont laissé leurs battants, engourdis
Sous les lierres inextricablement ourdis,
S'ouvrir au vent berceur des bosquets reverdis.


Ce fut lorsqu'apparut, sans laisser de vestige,
Tant sa marche semblait un parfum qui voltige,
La Reine rayonnante en nimbe de vertige.


Hiératique, elle cueillit, de ci de là,
Un bouquet pour fleurir sa robe de gala,
Puis, laissant le Royaume à la Mort, s'en alla.


Dès lors, enclos de murs aux portes condamnées,
Le jardin qu'ont flétri d'extatiques années
Git sous l'effeuillement de ses grâces fanées.

Édouard Dubus.

BAUCIS ET PHILÉMON

I


 Le vieux dit :
 — Bique, qu'est-ce que nous allons devenir, maintenant ?
 — Mais, répondit la vieille avec une douceur pateline, n'avons-nous plus le sou ?
 — Ne le sais-tu pas ? reprit le vieux au teint de coquelicot fané. Mange-t-on de la viande sans la payer, et se larde-t-on pour rien ? Non, nous n'avons plus le sou.
 C'était vrai. Le vieux avait mal fait ses calculs. Il s'était dit : « Les cinq mille francs que j'ai économisés comme tâcheron, au lieu de les placer, ce qui serait bête, puisque je n'ai pas d'enfants, je veux les partager en dix parts. Mettons que j'aie encore dix ans à vivre ; c'est tout le bout du monde. Avec cinq cents francs par an, nous serons princes. Et puis ma vieille bique mourra avant moi, pour sûr, et si elle meurt après, tant pis pour elle ! »
 Il fut bien surpris, quand il tira, du fond d'une vieille feuillette où il cachait son argent, sa dernière pièce. Et ni l'un ni l'autre n'était mort, pas même la vieille. Mais c'est à elle qu'il s'en prenait, honteux de son imprévoyance.
 — Oh ! tu n'en as plus pour longtemps, dit-il. Ça serait trop drôle, si tu ne crevais pas la première. Seulement, il faut tout de même nous arranger jusqu'à la fin.
 — Faisons comme tu voudras, mon vieux, dit la vieille humble et sournoise.
 — Naturellement qu'on fera ce que je voudrai, chamelle, reprit le vieux. Voilà : avec de quoi acheter le pain de la soupe à l'eau, il nous reste encore la vigne et le petit champ de pommes de terre. Je ne veux pas les vendre ; ça vient du père, et c'est sacré comme la maison. Moi, je ne suis pas difficile à nourrir. Je prends la moitié de la soupe et le vin. Et toi, qu'est-ce que tu prends?
 — Alors, moi, je prends l'autre moitié de la soupe et les pommes de terre, dit la Vieille.
 — Mâtin ! tu gardes la belle part. Heureusement que j'ai perdu l'appétit. Vas-tu t'empiffrer, bougresse !
 — C'est le cochon le plus gras qu'on tue d'abord, remarqua la vieille, le bon Dieu va bientôt me rappeler.
 — Le diable t'entende, jument !



II


 D'humeur chagrine, il la bourrait tout le jour, sans cesse étonné de la trouver là, sous son nez, dans ses jambes et dans son lit, inutile. Après quarante années de ménage, il ne pouvait encore se croire marié à une telle femme. Fréquemment, il disait d'elle, comme parlant d'une étrangère : « Non, jamais je n'en ai vu une pareille ! » Il lui découvrait aujourd'hui un défaut, observé hier, que sincèrement, il croyait neuf. Il ne se lassait pas de la gourmander, de la tarabuster avec l'entrain d'un homme virulent et jeune. Il causait bien ayant fréquenté des ouvriers de ville, mais quand il s'adressait à sa femme, ses phrases, correctes au début, se terminaient toujours grossièrement en dépit de son usage du grand monde, pareilles à ces masses dont le manche léger s'est poli au frottement des mains, qui peuvent, d'un seul coup de leur lingot de fer, assommer un homme. Tons les deux, en effet, étaient si différents l'un de l'autre. Le vieux, maigre, la peau jaune et dure au toucher comme une cosse de légume sec, portait avec noblesse sa barbe blanche et, ses cheveux bouclés qu'il se taillait avec son sécateur de vigne dès qu'ils lui tombaient dans l'œil. La vieille, au contraire, se perdait au milieu d'une chair croulante, et, comme un filet l'eût enveloppée, eût pesé sur elle du poids de tous ses plombs, elle marchait les yeux baissés vers la terre.
 - Je ne la bat pas, disait le Vieux, de peur d'enfoncer et d'y rester !
 Elle avait beau se laver, elle suait trop vite, et la saleté se reformait rapidement, la démangeait, et plus d'une fois il lui arriva de se tromper, de croire à l'acharnement d'une mouche :
 - Voyez donc si je n'ai pas une bête, demandait-elle en montrant son cou rougi par le grattage des ongles.
 - Mais, c'est de le crasse, ma bonne vieille, c'est de la crasse que vous-avez là !
 Jamais elle ne répondait aux injures du vieux par une injure. D'ailleurs, toujours en train de digérer, elle parlait avec une certaine difficulté, et souvent, malgré elle, le mot qu'elle commençait s'achevait en un renvoi discret. Bien qu'elle détestât son homme de presque toutes les parties de son cœur, elle n'hésitait pas, bravant l'inévitable rebuffade, à s'approcher parfois de lui, un peigne à la main.
 - Qu'est-ce que tu veux, disait le vieux, tout de suite tremblant de colère. Qu'est-ce que tu viens faire ici ?
 — Laisse-moi démêler ta barbe qui s'en va bout-ci bout-là.
 — Si tu approches, criait le vieux vermillonné, si tu me touches, tu m'entends, garce, c'est à moi que tu auras à faire !
 Mais elle avançait quand même, et bientôt la longue barbe coulait entre ses doigts, blanche comme un jet de fleur de fariné.
 — Veux-tu me laisser tranquille, charogne ! disait le vieux, mais sans la repousser, les yeux au plafond pour ne pas la voir.
 Cela ne se passait pas toujours ainsi. Quand, somnolente, la vieille oubliait de lui ratisser le menton, le vieux la réveillait avec un cri de rage, et, se tirant la barbe jusqu'à la faire vibrer:
 — Écoute-moi bien, ânesse, si dans une minute!...
 Elle avait juste le temps de sauter sur son peigne. La toilette terminée, elle se retirait au coin de la cheminée, qu'elle habitait principalement, et faisait un violent bruit de mâchoires. Mais on ne pouvait savoir si elle maugréait à la sourdine, ou si elle mangeait simplement ses pommes de terre trop chaudes.



III


 Ils vécurent comme le vieux l'avait ordonné. Ils se partageaient la soupe également, de bonne foi, sans chicane. Les cuillers allaient, lentes, du bord au milieu de l'écuelle, et là s'arrêtaient, sans se toucher, de sorte qu'il restait toujours entre elles un petit mur de pain trempé pour le chat. Puis l'homme buvait son vin, et sa face s'empourprait sous ses poils blancs, semblable à un soleil rayonnant sous un horizon de neige. La femme épluchait ses pommes de terre, accroupie dans la cheminée, près de la marmite fumante. Volontiers elle eût pris un bol de vin. Elle se risquait:
 — Ne veux-tu point m'en donner une goutte, mon vieux ?
 — Est-ce que je te demande des pommes de terre, bourrique, répondait le vieux cramoisi comme l'envers d'une douve ancienne. Chacun son lot ; garde le tien, je garde le mien.
 Cependant, il restait souvent sur sa faim, opiniâtré même contre son ventre. Dépitée, la vieille, par vengeance, mangeait au-delà de sa capacité. Elle faisait sauter la pomme de terre d'une main dans l'autre, en soufflant dessus, pour qu'elle se refroidît, y donnait un coup de dent avec trop de hâte, et le morceau roulait encore dans sa bouche, lui brûlait la langue et la gorge. Elle croyait manger de la flamme. Soudain, ses bras tombaient. Elle fermait les yeux, et, affaissée, entrouvrait les lèvres. Des choses blanches, des mixtures de salive et de pommes de terre pendaient aux coins. La respiration gênée par le trop plein de l'estomac, elle étouffait.
 — Elle va pourtant se faire péter, disait le vieux qui ne se dérangeait pas.
 — Ça ne peut point tarder, disait la vieille comme en sortant d'un rêve, mais, mon pauvre vieux, ce n'est pas encore pour cette fois.
 Et, soulagée de son oppression, elle buvait un grand coup d'air et replongeait sa main dans la marmite. « Je me suis peut-être volé », pensait le vieux. Tandis que sa femme n'avait guère qu'à regarder pousser ses pommes de terre, les mains jointes sur sa graisse, il devait peiner dans sa vigne, la piocher en forçat, craindre pour elle les gelées et les grêles; être agité d'angoisses quand le soleil se couchait « avec son chapeau », ce qui est un signe de mauvaise récolte. Dès le matin, et jusqu'à la nuit, il se traînait entre les ceps, le dos voûté sous sa peau de chèvre rousse, épouvantement des merles. Il vendangeait seul et bousculait la vieille, en trépignant de fureur si, dans l'espoir de goûter au vin doux, elle lui faisait hypocritement ses offres de service. Il foulait son vin lui-même avec-ses pieds, ses pieds à lui, poudreux, crottés même si c'était son idée, et, les poings fermes au bord du tonneau, il faisait travailler activement ses vieilles jambes ligneuses, passionné, ardent comme à une tuerie, éclaboussé de taches sanglantes. La vieille rôdait autour de lui, essayait ses flatteries.
 — Je crois qu'il va être bon, cette année !
 — Oui-da ! tu le crois, carne! disait le vieux, redressé, et se croisant les bras dans la vapeur d'or de la cuve, comme un lutteur en pleine victoire.
 — C'est mon avis ! ajoutait la vieille, encouragée, artificieuse.
 — Elle dit que c'est son avis ! criait le vieux, les mains levées vers les nues, près de fondre à pieds joints sur la vieille et de s'abattre sur elle, toutes griffes dehors.
 Mais, apparemment, la peur qu'un moment d'arrêt ne fit tourner son vin le calmait, et il se remettait à piétiner, à broyer le raisin comme un ennemi personnel, les talons en feu, usant sa dernière vigueur, farouche et, par l'odorat, déjà ivre.



IV


 Aux soirs tièdes de l'automne, le vieux, sa soupe vite avalée, s'asseyait près de la fenêtre ouverte, et, recueilli, méthodique dans sa jouissance, élevait son verre comme un ciboire, saluait la lune montante, la lune mangeuse de brumes, et buvait lentement, n'étant pas de ceux qui gaspillent. S'il effrayait les oiseaux et les petits enfants, il attirait sans effort les hommes qui passaient sur la route.
 — Cousin Raponot, n'entrez-vous point ?
 Raponot n'entrait pas, mais il prenait, joyeux en dedans, le verre que lui tendait le vieux par la fenêtre, et tous les deux buvottaient le vin nouveau, avec la même attention et une égale connaissance de ses vertus. Du côté de la cheminée, ils entendaient le souffle flûteur de la vieille sur ses pommes de terre.
 — La cousine mange, disait Raponot.
 — Non, elle bâfre et ne fait que ça. À son âge, elle a encore le ventre dur comme de la tôle, comme une femme pleine qu'elle n'a jamais pu être. Elle détruit toutes les pommes de terre, et ne m'en laisserait pas une, allez, la dévorante ! mais je n'y tiens, pas, et je vivrais de racines. Oui, cousin Raponot, moi, tel que me voilà ! je souperais avec une trempette de racines !
 — Et moi pareillement, disait Raponot, mais c'est pas trop les racines qui manquent, c'est plutôt le vin.
 Ensuite ils parlaient d'autre chose. De temps en temps, le vieux, par habitude, sans méchanceté, et comme il jurait le saint nom du bon Dieu pour renforcer son langage, donnait son opinion sur la vieille, l'appréciait froidement, la comparait à des animaux familiers :
 — C'est une truie disait-il.
 — Ah! ah ! répondait Raponot.
 Et ils continuaient de parler d'autre chose, ou se taisaient comme pour écouter le vin filtrer jusqu'aux couches les plus profondes de leur être.
 Tout à coup, Raponot, par-dessus la tête du vieux, semblait fouiller du regard l'ombre de la cheminée.
 — Il me paraît, disait-il, qu'on ne l'entend plus !
 — C'est rien, disait le vieux, elle étouffe, mais c'est pour rire, la goulue !
 — Ah ! c'est rien ?
 — Non, il faut attendre que ça revienne !
Mais Raponot s'inquiétait:
 — Je trouve qu'elle étouffe un peu longtemps !
  — Ah ouath ! disait le vieux. Des fois, elle reste une heure sans mouver, en pleine suie, pour m'attraper !
 — Tout de même, je vas voir, disait Raponot.
 La vieille, calée par ses lourdes boursouflures de chair, s'était presque affalée sur le sol battu.
 — Cousine, c'est-il que tu dors ?
 — Elle fait la sourde, disait le vieux.
 — Ma foi, elle ne bouge plus, affirmait Raponot.
Le vieux se levait et feignait d'être dupe.
 — Plaît-il ! parles-tu vrai, au moins, mon cousin ? Alors donc, j'aurai maintenant les pommes de terre pour moi, j'en mangerai mon saoûl sans céder de vin en pour. Je me régalerai tout seul. C'est-il Dieu possible que j'aie de la chance une fois en ma vie !
 Il ricanait et poussait de son sabot la vieille. Toute la masse se gonflait et se creusait comme un matelas qu'on retourne.
 — Oh ! disait le vieux imitant la déception, tu vois bien qu'elle remue encore, bêta !
 — Il n'y a pas d'offense, répondait Raponot, grave, mais ma croyance à moi serait qu'elle pourrait bien être morte.
 La vieille, au coup de sabot, s'était écrasée tout à fait, et sa tête dévastée portait, maintenant à terre sur ses mèches grises, parmi les épluchures.
 Le vieux se frottait les yeux pour les dégager de leur brouillard. Il goguenardait encore et disait :
 — Je la connais, la finaude ! la matoise!
 Mais déjà il se sentait mal à l'aise, les paroles libertines comme glacées sur la langue, et, l'assurance perdue, il regardait Raponot ; puis, les prunelles roulantes, il regardait la vieille, et, n'osant plus y toucher du pied, attendait, flattant sa barbe, perplexe, le nez blanc.

Jules Renard.

LETTRES DE MON ERMITAGE


Et trouva la librairie de Saint-Victor fort magnificque, mesmement d'aulcuns livres qu'il y trouva, desquels s'ensuit le répertoyre.

Pantagruel, chap. VII.


   Mon cher enfant,

 Pour cette villégiature où, loin du pavé Géraudel et des Eaux typhoïques de la Seine, vous irez en une Arcadie par les gazettes magnifiées goûter, avec le mugissement des bœufs et le dormir sous les chênes, le manque de pièces nouvelles, de pockers minoratifs, d'entretiens comateux et, combien stupende pour vos regards ! l'absence du twine à madame Dieulafoy ; vous sollicitez de mon antique discipline un dénombrement des volumes idoines à charmer vos deux mois hors Paris. Oubliez-vous que, loin des vaines fumées et des pensées transitoires, quelques personnes pieuses vivent au désert et, nonobstant l'indignité, me fomentent de leur dévote compagnie ? Notre Port-Royal (eau, gaz et point de vue dans toutes les cavernes jouxtant, pour ainsi dire, à la gare du Vésinet) n'admet point, sans difficulté, les contemporaines fariboles. Occupés comme nous sommes à l'oraison jaculatoire, à l'émission des antiennes, proses, séquences et autres liturgies, peut nous chault d'apprendre quelles écritures déshonorent le papier blanc. N'avons-nous pas d'ailleurs les questions subtiles des théologues à discuter, et nommément si par le feu du Purgatoire autant que par l'Amour sont aises les dolentes âmes, ou bien si Merodack Péladan contient l'hermaphrodisme des anges ? Et puis on s'évertue à parler français dans notre solitude, ce qui vous explique d'abondance l'incuriosité où nous vivons des opuscules récents de M. Jean Aicard. Les pithéciens qui des berges du Fleuve poussent jusqu'à nos charmilles les clameurs des estaminets chantants suffisent à divertir les heures inutilisées sans que nous appétions la chose Jean Rameau. Et, quand l'obédience requiert de nous le jeûne et l'affliction de la chair, meilleurs sont les Garbanzos et les topinambours que les sornettes en vogue chez la vieille femme Adam. Toutefois, et pour que vous ne contaminiez votre baptême à des lectures vomitives, pour vous garder, s'il est possible des Maizeroys cunilingues et des onaniaques Bonnetains, voici, lisables à la campagne, quelques tomes joyeux combien que peu connus.
 Le Livre des Snobs, de Thackeray, avec les nombreux commentaires que fournirent à cet ouvrage les respectives délicatesses de MM. Ernest Renan, Jules Lemaître, Maurice Barrès, Anatole France et le petit poisson Rosny.
 Ce bon monsieur Cohen, ou l'Éloge du Denier Deux, par le romancier Paul d'Ivoi. L'auteur, qui pourrait offrir dans les passages des redingotes hygiéniques ou de libidineux tarots, aime mieux réhabiliter Shylock, que l'éditeur Savine et son ami Drumont avaient déjà rendu sympathique.
 Les Œuvres Musicales du Kappelmeister H. Meugé, membre de la société des auteurs et garde-chiourme à ses moments perdus. Les plus actives recherches ne purent nous manifester le genre de notes que croque, par manière de passe-temps, le si paternel Mamamouchi du Dépôt. Donne-t-il dans le Requiem ou dans la gaudriole ? A-t-il pour muse sainte Cécile ou bien la Mère Godichon ? Retirés si loin de la mondaine gloire, nous ignorons positivement la configuration de son leit motive. Cependant, il sied de chanter à sa louange et sur le mode canon ce vers connu du pur Concierge :

  Sous ses verrous qu'on est bien à vingt ans !


 Nouveaux Documents sur les sortes de filer la Carte qu'imitèrent maints Grecs notoires, par M. Nestor, le plus sage d'iceux.
 Fruits et Légumes. ― Ballades en recueil de Tancrède Machin. E Banvilliensis operibus accuratissime collecta. Ce petit ouvrage, dont on ne se lassera jamais d'exalter les vertus, inspira naguère à un homme du monde qui se mêle parfois de vers la Ballade des Ballades que voici :

  Tel Chaville, ce doux gaga
  Déjà trop mûr pour Proserpine,
  Tel Nana Saïb qu'élagua
  La béate chaude et rupine,
  Tancrède, Marseillais, opine
  Et propage ce rhythme qu'on
  Engrosse comme une lapine :
  Tancrède Machin est un sot.

  La Ballade ! O Cieux ! Quel zinc a
  Celui qui plante cette épine !
  Point n'est besoin de seringa,
  De violette cisalpine.
  Tancrède a la face poupine,
  Il estime l'amer Picon.
  La mouche fuit quand il jaspine :
  Tancrède Machin est un sot.

  Du fleuve Amazone au Volga,
  D'Asnière à l'Ile Philippine,
  Quel primate se distingua
  Plus que Tancrède en la rapine
  Oraculaire et turlupine ?
  Que gardé soit-il du boucon,
  De l'arsenic, de l'atropine !
  Tancrède Machin est un sot.

   Envoi.

  Prince, dont l'engeance vulpine
  Craint les dogues et le faucon,
  Besogne dru, mange et popine :
  Tancrède Machin est un sot.

 6° Les anthropobafouillages de MM. Maté et Hugues Le Roux. À l'instar du Lombroso, ces rudes observateurs du Struggle for life ont découvert que les classes délinquantes ignorent fréquemment les belles manières et n'ont pas les pieds beaucoup plus ondoyés que Joséphin.

  Joséphin dont les pieds ont l'haleine un peu forte
  Cultive G. Papus entre les doigts d'iceux.


En plus d'une trouvaille si glorieuse, les cacographes ci-dessus abondent en adresses de cabarets pouilleux et de dames aimables pour un prix modéré. Ils savent les garnis et les punaises, et quelle graisse de cheval sert aux frites suburbaines ― tant que leurs paperasses égalent par moment les meilleures d'Ajalbert.
 Voilà, mon cher enfant, les informations, vraiment pas locuplètes, dont je vous puis édifier. C'est à dessein que j'éviterai de vous signaler les jeunes maîtres de la littérature contemporaine, dont les noms sont sur toutes les lèvres, les productions entre toutes les mains. Vous les pourrez acquérir chez le coiffeur, le pâtissier ou la gantière du coin, à votre choix. Ne sont-ils pas, comme les fours de Joséphine, les essences de Guerlain ou les chapeaux de Reboux, un article de commerce essentiellement Parisien ? Aussi m'en tairai-je, puisque :

  Bourget, Maupassant et Loti
  Se trouvent dans toutes les gares.
  On les offre avec le rôti,
  Bourget, Maupassant et Loti.
  De ces auteurs soyez loti
  En même temps que de cigares :
  Bourget, Maupassant et Loti
  Se trouvent dans toutes les gares.

  Achetez aussi du Zola,
  Ça sert dans les water-closette.
  Balzac est faible. Pour Rolla,
  C'est un babouin près de Zola.
  Maheu sent le gorgonzola,
  Jésus-Christ fait bien la chosette.
  Achetez aussi du Zola :
  Ça sert dans les water-closette.

  Aux pays où le copahu
  Met Jean Chouart bien à son aise,
  Patara lève Rarahu.
  Sous les arbres à copahu,
  Mon frère Yves, que Pierre a eu,
  Fait le trottoir en Javanaise,
  Aux pays où le copahu
  Met Jean Chouart bien à son aise.

  Bourget, qui manque un peu de jet,
  Convoite, Maupassant, ta force.
  Est-il plus langoureux objet :
  Tant de grâce avec peu de jet !
  Cil que Mélissandre logeait
  Rate parfois quand il amorce.
  Bourget, qui manque un peu de jet,
  Convoite, Maupassant, ta force.

 Sur ce, mon cher enfant, je vous baise en toute charité, vous requérant de ne m'oublier pas dans vos prières.


Dom Junipérien.

HEURES D'ÉTÉ



I

Apporte les cristaux dorés
Et les verres couleur de songe :
Et que notre amour se prolonge
Dans les parfums exaspérés !

Des roses ! Des roses encor !
Je les adore à la souffrance.
Elles ont la sombre attirance
Des choses qui donnent la mort.

L'été d'or croule dans les coupes.
Le sang des pêches que tu coupes
Éclabousse ton sein neigeux.

Le parc est sombre comme un gouffre ;
Et c'est dans mon cœur orageux
Comme un mal de douceur qui souffre.

II

Grêle comme un harmonica,
L'eau pure des vasques soupire.
La même étoile en feu se mire
En nos verres de vieux muscat.

Ton col superbe et délicat
De Clorinde ou de Lindamire
Sort, tout entier, pour qu'on l'admire
D'un brocart de pontificat.


Dans le soir de magnificence
Les richesses de ta présence
Évoquent l'âge florentin ;

Vers le soir de sombre turquoise
Monte des coupes du festin,
Suave, un songe de framboise.


III


Lune de cuivre — Parfums lourds.
Comme des lampes sous un dôme
Les astres brûlent ; l'heure embaume.
Les fleurs dorment dans le velours.

L'âme en langueur des Jardins sourds
Exhale un vertige d'arômes ;
L'eau des porphyres polychromes
Dans les bassins pleure — toujours.

Nulle ombre de feuille qui bouge...
Seule, ta bouche éclate, rouge
À la flamme du haut flambeau ;

Et tu sembles, dans l'air nocturne,
Dure et fatale comme l'urne
Impénétrable d'un tombeau.

IV

Les grands Jasmins épanouis
Vibrent dans les chaudes ténèbres.
Seuls, les parfums règnent, funèbres,
Sur les jardins évanouis.

La phalène en silence vers
La flamme d'or se précipite.
Dans l'obscurité qui palpite,
Tes yeux verts rêvent — grands ouverts....


Tes yeux verts, ô ma bien-aimée,
Rêvent dans l'ombre parfumée
D'affreux supplices pour les cœurs ;


Et ton nez irrité respire
En l'étouffement des odeurs
Des fêtes sanglantes d'empire.

V

Ton menton pose dans ta main.
Tes lèvres s'ouvrent, évasives ;
Tes prunelles dorment pensives
Sur une branche de jasmin.


La bouche brûlant de carmin,
Sous tes parures excessives
Tu prends dans les ombres massives
L'air fabuleux et surhumain.

Et mon Désir qui s'exacerbe
Devant ton silence superbe
Cherche en vain, sans trouver la paix,

Ce je ne sais quoi de ton âme,
De ton cœur, de tes sens, ô femme,
Qu'il ne possèdera jamais.

VI


Il pleut des pétales de fleurs...
La flamme se courbe au vent tiède.
De mes deux yeux je te possède,
Et mes yeux ont besoin de pleurs.

Vieille argile faite aux douleurs,
Quel goût de souffrir sans remède
Harcèle ainsi ton cœur qui cède...
Il pleut des pétales de fleurs.

Les Roses meurent, chaque et toutes...
Je ne dis rien, et tu m'écoutes
Sous tes immobiles cheveux.

L'Amour est lourd ; mon âme est lasse !
Quelle est donc, chère, sur nous deux
Cette aile en silence qui passe ?...

Albert Samain.

LE FORGERON

(En manière de prélude)


 Dans l'incendie de la Forge où le Bon Forgeron bat à grands coups l'enclume, les lentes théories des âmes juvéniles sont venues des quatre horizons. Leur foule ondoyante ― évadée dans le sommeil et gardant encore la vaine apparence des formes périssables ― emplit l'antre fabuleux de son agitation factice, de sa rumeur bourdonnante et multiple. Et de voir la lame Splendide qu'achève l'Ouvrier de miracle, et qui fulgure en son poing robuste aux rouges réverbérations du brasier, voici, qu'elles s'écrient d'une convoitise jalouse, qu'elles supplient de désirs éperdus ; des mains illusoires se tendent, spoliatrices. Et, comme un confus et ancestral souvenir de domination brutale réveillant soudain la vanité des tueries héréditaires, un Psaume d'orgueil éclate et chante sous les voûtes, et publie le Symbole du fer vainqueur devant l'épée de lumière et de souverain prestige.
 — Bon Forgeron ! Bon Forgeron, nos bras sont assez forts ! Pourquoi n'irions nous pas guerroyer par le glaive ? Tu nous vis approcher aux lueurs de ta fournaise, au tapage sonore des marteaux sur l'acier ; et c’était en songeant de villes embrasées, de massacres vengeurs au passé des insultes, et d'empires gagnés pour un soir de bataille ! Nos cœurs battent au plein souffle de la jeunesse, et nous avons pour legs, le sang des anciens preux ! Parfois, nous le sentons bouillonner dans nos veines ; nous jetons dans le vent leurs clameurs de bravoure ; nous voudrions avoir leurs armures superbes, les boucliers géants et les lames épiques ! Nous marcherions comme eux au sac des citadelles ! Nous irions conquérir les royaumes d'Orient, les Toisons merveilleuses aux terres chimériques, et des Archipels d'or jusque sous le soleil ! La gloire du vieux temps a sombré dans la nuit ! Qu'elles appareillent donc, les escadres nouvelles ! Qu'on embarque nos rêves et qu'on déploie les voiles, nous irons devant nous au hasard des combats ! Nous savons les oracles, d'ailleurs, et les présages, et les rives d'accueil au gré des capitaines, et les fleurs répandues par la Voie Triomphale ! Pour cortège à nos chars, nous aurons des armées ! pour servir nos caprices, combien de femmes nues ? Les peuples par troupeaux viendront se prosterner, nous adorant bientôt à l'égal de leurs dieux ! Nous aurons tant d'esclaves, aux cités de tribut, tant de nations soumises à notre seule image, et tant de coffres emplis de leur impôt servile, que le moindre de nous pourrait vêtir demain la pourpre souveraine et ceindre le diadème ! La flotte attend au large, ô guerriers, levons l'ancre ! Laissons dormir en mer l'erreur des Atlantides ! Là-bas sont les pays de richesse barbare ! Là-bas sont les trésors insolents des Carthages, les montagnes d'or pur du palais des Caciques et les joyaux certains de toute Toprobane ! Le fer que tu frappas, Forgeron magnifique, nous irons le montrer aux limites du monde ! Et s'il nous vaut la mort, un moment de carnage, quand les Vierges élues, de casques cimés d'ailes, auront pris nos dépouilles au galop des cavales et nous mèneront au castel d'enchantement, nous le pendrons aux murs pour le défi des races ! Nos noms seront gravés aux fastes des légendes! Et tandis que, buvant des hanaps d'hydromel dans l'éternel festin du Walhal advenu, nous redirons nos luttes et nos folles audaces, les derniers de la Terre, altiers d'être nos fils, périront d'égaler nos exploits despotiques en poursuivant encore la joie tiède du sang !...

***



 Elles disent ainsi, les âmes juvéniles, et cherchent à saisir l'arme d'un tel sortilège. Mais le Bon Forgeron secoue la tête. Celui qu'il appelle a déjà sur le front le signe fatidique. Et, d'un geste royal, rejetant vers l’ombre du seuil la plèbe aux mains avides :
 — Regarde, mon fils ! Regarde l'épée ! Vois comme elle ruisselle et scintille ! Elle n'est point faite de vil métal ; et les glaives évoqués des vieux paladins ne sauraient prévaloir contre elle ! Leur fer grossier ne l'écarterait pas ! Durandal de Roland, Joyeuse de l'empereur Karl, et toi, Tizona du Cid, le brave Campéador, que feriez-vous devant cette pure lame d'un serviteur du Graal ? Son acier d'éclair vous briserait sans férir ! Il fut trempé pour de plus fières ripostes, et j'ai volé pour lui l'étincelle divine ! Mais si je te le donne, mon fils, si je te dis de le prendre et de le porter à ton côté, n'accepte pas sans connaître l'idéale Aventure ! Sache qui te prime et t'engage, et le suzerain qui te réclame : tu n'auras point l'avril insouciant et le plaisir familier des novices ! Les rires faciles te blesseront comme un outrage et te hanteront de révoltes ! Tu passeras à l'écart, en des pensées d'apostolat, de dévouements trompeurs et sublimes ! Même la douceur des amantes et les chevelures blondes ne t'importeront point : car de posséder la lame neuve, tu te croiras choisi pour défendre, et châtier ! Tu t'en iras, sous ton camail d'inconnu, tels que vaguaient au conseil du destin les grands chevaliers de rêve, en leurs casques fermés. Tu traverseras les routes où voyagent les superbes des hommes et les cités du peuple ; et souvent la tentation te viendra de punir, pour de futiles paroles ! Souviens-toi bien, pourtant : tu ne te démasqueras point ! Les plus nobles ne seraient pas tes pairs ! Il n'auraient que des bâtons et des cailloux ! Sans doute, s'ils osaient se dresser contre toi, tu les moissonnerais comme des herbes frêles ; mais tu dois t'épargner ces conflits dérisoires ! Et lorsque viendra l'heure de la Bataille Sainte, aux clameurs des clairons propageant leur appel vers les soirs de fortune, tu surgiras ! Tu l'arracheras du fourreau, l'invincible espadon ! Tu le lèveras, au frémissement des drapeaux héroïques, et tu le feras flamboyer dans le soleil ! Et, tu comprendras alors, tu comprendras, mon fils, qu'il est meilleur encore pour tailler dans le marbre le songe prochain de ton égoïsme. Après l'épreuve du Bon Combat, tu dédaigneras autrement le sourire de la Dame qui te couronnera de ses belles mains pâles, et les fanfares des cortèges. Lentement tu t'éloigneras, sûr de ta force, pour sculpter l'Idole mensongère et suprême que voudront tes baisers et tes agenouillements. Et peut-être qu'au Crépuscule tu la porteras vers le Capitole ; peut-être que tu la monteras vers le Tabernacle où viennent se consoler les Générations ― au Temple où veillent les fervents du seul culte qui soit l'Honneur de Vivre !...

***

 Cependant, les ingénus congédiés, au matin blémissant, le Bon Forgeron, parfois, pleure d'amères larmes. Il se rappelle ceux qui s'abandonnèrent et rejetèrent la foi : ceux qui se livraient à de tristes vendanges, et se souillèrent, et déchurent ! Depuis des siècles qu'il bat le fer des glaives sacrés, combien furent mis en des mains proditoires ? Combien des appelés vendirent leur courage et se firent marchander par les chemins ? Combien aussi, se libérant de la sagesse importune et méprisant l'hommage, laissèrent leur fierté chez les filles des bouges et par les lits des courtisanes ? Combien descendirent aux fêtes misérables des passants? il le sait et se désespère !
 Mais ses défaillances sont courtes. Il reprend le lourd marteau, le Bon Forgeron, et dans l'incendie de la Forge il se remet à frapper l'enclume. Et la face éclairée d'orgueil, en sa puissance de Dieu Créateur, il pense à d'autres lames, à des armes plus souples et plus fortes, à des épées qu'il fera meilleures encore pour ceux qui grandiront dans l'avènement vermeil des aurores promises, ― au Verbe étincelant des Poètes futurs !

Charles Merki.

ANGÉLUS


À M. Alcide Guérin


Avec, dans ses cheveux, la fleur des Ptolémée,
L'Antinoüs, au fond des Versailles perclus,
Se dresse encor, triste d'un culte qui n'est plus
Et de survivre à ceux des Rois qui l'ont aimé !

Sur sa lèvre entr'ouverte en frêle fleur de Mai
Subsiste un rire auquel personne ne croit plus ;
Voici qu'au lointain copte un mystique Angélus :
La Rome antique s'en est allée en fumée !

Plus Hadrien, ni ses baisers ni plus rien d'Elle !
Virgile a clos ses yeux d'aurore et, dans Mantoue,
Ne gémit plus sa douce voix de tourterelle.

Et le marbre du bel Éphèbe, dans l'allée
Où l'encens bleu du soir s'élève de partout,
Prend des deuils blancs comme on en voit aux mausolées.

Ernest Raynaud.

« HÉNOR(1) »


 Le poème dramatique que vient de publier M. Mathias Morhardt est une œuvre bien profonde, si profonde même qu'on n'en aperçoit pas le fond : et il semble, à la lire, qu'on se perd sur un grand océan — insondable, peut-être parce qu'il est trouble. L'impression ne laisse pourtant point d'être saisissante : l'esprit se plaît aux beautés vastes et mystérieuses, encore que lui soient refusés les horizons proches et précis où il aime à reposer. Et, certes, les beautés ne manquent pas, magnificence des idées, grandeur du style, noblesse des images, majesté de l'action qui se déroule symboliquement dans un domaine de purs concepts.
 Mais, au moment d'exposer le drame, je me sens pris d'hésitations : et je dois avouer que ce que je vais donner ici n'est qu'une interprétation personnelle, peut-être fausse au sens de l'auteur, sûrement inexacte et incomplète en certains points qui me sont demeurés obscurs.

 L'Aventure de l'amour chez le Poète en quête de l'Absolu, tel me semble le sujet du drame.
 Deux personnages : Hénor, l'homme, et la femme, Liliane. Les deux autres personnages, Madeleine et Marguerite, paraissent n'être que des personnifications écloses de l'âme d'Hénor, des Idées platoniciennes revêtues momentanément de formes pour transposer en dialogues de réels monologues et dramatiser les combats intérieurs d'Hénor. L'action se passe dans un palais merveilleux, au bord de la mer — sans doute l'âme d'Hénor — avec ses paysages évoqués, ses ciels changeants, ses jardins capricieux, ses retraites intimes, ses salles de fêtes, ses spectacles mobiles et se transformant au gré de la pensée. Cinq actes, d'inégale longueur, précédés d'arguments et d'une préface en vers, et parsemés de proses décrivant exquisément les cadres des scènes et marquant les stades du drame.
 Le premier acte est consacré uniquement à l'état psychologique d'Hénor avant l'apparition de la femme — avant la chute, est-on tenté de dire. Le palais est « désert et vaste, profond et silencieux », et c'est, dit le texte en prose, « le seul séjour d'une âme mystique et forte, que tente la possession de l'Absolu ». En absolutiste qu'il est, décrétant qu'il n'y a que lui, Hénor est d'un prodigieux orgueil. Dès ses premiers mots, on est fixé :

  « J'ai miré l'infini de ma vie au miroir   
De l'espace immergé dans l'infini du soir.
  L'espace illimité ne contient pas ma vie. »

 Mais Hénor, n'étant pas tout à fait Dieu, souffre. Il souffre de ses doutes, il a peur de ses rêves, il se prend même à regretter le passé, bien qu'il se soit désigné

  « À la gloire de devenir un pur emblème
  Où l'ongle de ce temps émousserait sa corne. »

 Pourquoi cette tristesse, gémit-il,

  « Quand seulement le problème vertigineux
  De l'Absolu s'impose à mes efforts déments ?
  Et que ne suis-je donc l'Être stoïquement
  Indifférent et, vers toutes choses, debout,
  Taciturne, comme celui qui saurait tout ? »

 Il faut rompre définitivement tous ces liens vers le passé. Dans un effort suprême de volonté pour s'identifier aux choses, à « l'inconscient destin de l'univers », il paraît presque y parvenir. Il va plus loin — car il a certainement lu la philosophie de Fichte ― et il proclame que rien n'existe que par lui :

  « Je suis principe unique et je contiens les mondes. »

 Et l'apothéose de son moi se termine par ce vers orgueilleux, jeté comme un défi :

  « C'est la nature en moi qui passe, et moi qui reste. »

 Le second acte s'ouvre par l'investiture des deux sœurs du Poète, Madeleine et Marguerite, l'une représentant l'Extase, l'autre l'Amour. Il faut faire ici une distinction essentielle entre l'Amour et la Femme. L'Amour n'est pas la Femme : c'est une sensibilité de l'âme d'Hénor, sensibilité qui va tout à l'heure s'exercer à propos de la Femme, mais qui n'en reste pas moins foncièrement indépendante. Madeleine, si l'on veut, c'est le sens de la Vérité, et Marguerite le sens de la Beauté.
 Liliane paraît. Elle n'a pas encore de consistance, elle n'est qu'à l'état de vision. Mais, aussitôt, cette vision se mêle à la teinte des choses, s'amalgame tyranniquement aux rêves d'Hénor. En même temps, les tristesses du Poète augmentent ; il s'aperçoit que les choses, dont il voulait faire son univers ne sympathisent pas avec lui, qu'elles sont immobiles et dures, dressées comme des murailles fatales où se brise son cœur. C'est en vain que Madeleine l'invite à l'apaisement et au souci de sa noble tâche, Marguerite met le doigt sur la plaie et lui montre ce dont il souffre :

  « Tu voudrais aller seul, ayant en ta mémoire
  Le merveilleux chagrin d'une vie illusoire...
  Cependant les bonheurs frôlés te font envie
  Et tu passes trop vite au milieu de la vie !
  ..................................
  Il te manque d'avoir — subtilement peureux
  De trop réaliser ce que tu te proposes ―
  Pleuré sur les genoux d'une femme — sans cause. »

 Dès lors, il se résout à sortir de sa douloureuse impassibilité. Il tentera l'expérience :

  « L'idylle ! c'est la vie au sourire attristé,
  Et nous aurons pour elle un mot de charité. »

 Et quand, au troisième acte, Liliane naît d'un parterre de fleurs, Hénor la cueille avec l'espoir de trouver en elle l'Âme sœur et de l'aimer. Toute sa volonté se concentre sur cet objet, et ses efforts se répandent en dithyrambes exagérés pour s'exciter lui-même à l'amour.

  « J'aime ! J'aime ! O douceur des mots d'un sens confus
  Où tout ce qui sera se mêle à ce qui fût...
  Je veux, pour consacrer l'éveil neuf de la flamme
  Dont je brûle à tes pieds, dès ce temps, que mon Âme
  Discerne en toi le Dieu que mon orgueil ignore. »

 Une cathédrale s'ouvre, et l'hymen est célébré.
 Mais Liliane, qu'est-elle ? Liliane, c'est la Femme, dans tout ce qu'elle a de vide, de superficiel, de nul, la Femme qui n'est mue que par la seule et la plus vaine curiosité, qui a toute la grâce du papillon et aussi toute sa frivolité. Hénor s'en aperçoit vite : la fête hyménéenne n'est pas gaie :

  « Voici déjà mourir en leur ultime phase
  Les jours exquisément voués à notre extase. »

 Les sœurs pressentent que l'expérience n'aboutira qu'à de regrettables sacrifices, et Hénor, dont le factice enthousiasme s'évanouit, en est réduit à s'écrier :

  « Nous aurons un amour vêtu d'hypocrisie. »

 En effet, un abîme se découvre peu à peu entre ces deux êtres. Liliane cherche simplement à jouir de la vie, sans pensée et sans raison. Elle hait les interrogations perpétuelles de son Amant, qui s'acharne à vouloir trouver en elle un secret, le mot d'une énigme qui n'existe pas. Et celui-ci, trahi dans ses espérances, a peine à contenir la rage de sa désillusion.

  « Le charme est maintenant violé de ton âme,
  Car je sais le secret de ta fierté de femme
  Où j'espérais trouver un obscur évangile.
  Hélas ! et ce secret est vraiment si fragile,
  Dépourvu de tout ce dont il s'est agencé,
  Que je ne comprends plus qu'il m'ait intéressé! »

 Le quatrième acte accentue encore l'incompatibilité entre Hénor et Liliane. Elle est telle que Hénor se demande si Liliane l'aime. Hélas ! non. Ce qu'elle aime, c'est son orgueil, sa force, sa beauté : ce n'est pas lui. Elle est éprise d'apparences. Et pour mieux s'en convaincre, il fait défiler devant elle diverses apparitions, belles, fortes comme lui, et dont Liliane s'éprend successivement. Désormais, l'expérience est faite. Hénor a beau tenter de se tromper encore, l'inconciliable contraste lui rend Liliane de plus en plus étrangère. Jusque dans la possession même, il constate amèrement cette double nature. Aussi, lorsque Liliane devient mère, ce nouveau phénomène, qui la comble de joie, est accueilli par Hénor avec mépris. Car « quelle essentielle vérité a-t-il mise en l'âme d'Hénor ? Et quel enseignement comporte-t-il pour sa conception des êtres et des choses? »
 Honteux de s'être laissé pareillement abuser, Hénor se reconquiert enfin au cinquième acte.

  « Il faut que l'homme parle et que la femme écoute.
  Et je sens maintenant que tu n'as rien à dire !
  ................................
  Dès lors, que j'aille seul au parc obscur peuplé
  D'arbres muets aux grands mouvements désolés,
  Rodrigue indifférent aux larmes de Chimène,
  Que j'aille avec rigueur où la guerre me mène,
  Et que je trouve au fond de la nuit enchantée
  Le Rêve de beauté de la Vie exaltée. »

 Il conclut :

  « L'expérience a trop duré : cessons ces jeux ! »

 Et il tue Liliane.
 Une fois morte, elle est ce qu'elle doit être, une belle image, une Idée. Son oraison funèbre se termine par ce vers significatif :

  « J'aimais ta Beauté seule et ta Beauté persiste. »

 C'est donc par une négation formelle de la Femme, et, il faut le dire, de la Vie ― car Liliane représente la vie, le monde extérieur sensuel et passionnel, la matière — que se clôt le drame. L'homme est fait pour être seul, il crée son univers, il n'existe réellement et pleinement que par la vertu de ses Idées et la radiation orgueilleuse de son Moi.
 Je voudrais citer le passage où Hénor se compare à Dieu et celui de la Frégate, qui sont, je crois, les plus beaux vers du poème. Il faut me borner, pour finir, à transcrire l'argument du cinquième acte, qui est aussi fort beau, et qui a l'avantage de tirer du drame la morale — sans doute étrange et discutable, mais logique ― qu'il comporte.

  « Comme à nos orgueils de très beaux emblèmes
  Suscitant l'ampleur de nobles destins,
  Les arbres, qui sont pareils à nous-mêmes,
  Les arbres sont mus par des vœux hautains.
  .......................................
  Car, rien ne se voit en eux du mystère
  Grave de leur vie : impassiblement
  Ils naissent debout dans un calme austère,
  Sachant le monde et le mésestimant.

  Au-dessus des herbes qui les encensent,
  Fiers de leurs mélancoliques splendeurs,
  Et convaincus de leur toute-puissance
  Ils sont bienveillants comme la grandeur.

  Disséminés, au loin, dans les parterres,
  Ils ne mêlent pas leur sort isolé :
  Les arbres géants meurent solitaires
  Avec les secrets qu'ils ont recelés. »



Louis Dumur.


 Peterhof, 22 juin 1890


1. 1 volume, par Mathias Morhardt (Perrin et Cie).

CHASSE À COURRE


Les gens, tel on boit à l'amphore,
Soufflent dans les escargots d'or ;
Il sort une bave sonore
De chaque spiral corridor.


Là-bas les chiens, montrant l'ivoire,
Ruissellent derrière le cu
D'un cerf dont la roide mémoire
Brame qu'il est dix fois cocu.


Pour s'éjouir du sganarelle
Dévalent, sur leurs fins chevaux,
Les Fiers de l'altière Tourelle :
Écrin de la sueur des vaux.


Héraldique et svelte avalanche
Où mâles yeux parent d'aveux
Certaine damoiselle blanche
Ayant des guêpes pour cheveux.


Ambitieux de l'estocade,
On salte l'onde et la moisson ;
L'air sable l'âpre cavalcade
Comme l'ivrogne la boisson.


Enfin, sur un lit de pelouse,
Le cerf vêtu de saignements
Épouse la Fidèle épouse
Parmi le glas des aboiements.


Les gens, tel on boit à l'amphore,
Soufflent dans les escargots d'or ;
Il sort une bave sonore
De chaque spiral corridor.


Saint-Pol Roux.


9 février 88.

LE MASSACRE DES RÊVES

Dit la Baronne, en son morne manoir :
 — « Le vent hulule !... Et le ciel est sans astres !
 « Le vent hulule !... Et le ciel est bien noir !...
 « C'est une nuit de guerre et de désastres !...
 « Le vent hulule, aux créneaux du manoir... »
 Dit la Baronne, en son morne manoir.
 « Gai Troubadour ! O mon gai Troubadour !
 « Racontez donc, à votre douce dame,
 « En attendant que fleurisse le jour,
 « Racontez donc, ô mon gai Troubadour,
   « Une histoire d'amour ! »
 Le Troubadour ceci dit à sa dame :


 « Pour l'effroi des hameaux de ces terres novales
 « Que protéger ne sut le Moine nonchalant,
 « Des Ducs velus, juchés sur d'étiques cavales,
 « Ont passé, dans la nuit, comme un songe sanglant !...


 « Sous les sabots traînant, dans l'ombre, un incendie,
 « Et les naseaux fumant ainsi que des Etna,
 « Pleuraient les chapelets, entre les mains roidies
 « Des Tonsurés, qu'un bras lourd estramaçonna !...


 « Ils ont passé, dressant leurs féroces bannières !...
 « Et leurs sabres fauchaient les cous comme des blés...
 « Et des têtes en sang fleurissaient les crinières
 « Des chevaux !... et les poings des Ducs échevelés !...


 « Des Ducs que Dieu voulut sevrer des apanages
 « Et qui mirent à mal les Dîmes des Clergés,
 « Éclaboussant le ciel du sang de leurs carnages
 « Et comblant les vallons d'Évêques égorgés !...


 « Mais, maintenant, épars sur les chairs coriaces
 « Et les gestes gelés de ces morts sans tombeaux
 « Et que ne sanctifie aucune croix, croasse,
 « Voraces et couards, le vol noir des corbeaux !...


 « De la sorte ont passé, sur ces terres novales
 « Que protéger ne sut le Moine nonchalant,
 « Les Ducs velus, Des Ducs velus, juchés sur d'étiques cavales,
 « Qui furent, dans la nuit, comme un songe sanglant !...


 Le Troubadour ainsi dit à sa dame
   Une histoire d'amour...
 « Racontez donc, ô mon gai Troubadour,
 « Racontez donc à votre douce dame
 « En attendant que fleurisse le jour,
 « Racontez donc, à votre douce dame,
 « Gai Troubadour, une histoire d'amour !... »
 Dit la Baronne, en son morne manoir  :
 « Le vent hulule, aux créneaux du manoir !...
 « C'est une nuit de guerre et de désastres !...
 « Le vent hulule !... Et le ciel est bien noir !...
 « Le vent hulule !... Et le ciel est sans astres !... »
 Dit la Baronne, en son morne manoir...


 

G.-Albert Aurier.

SUR « LE POSSÉDÉ » (1)


 Qu'est-ce que cette démoniaque figure de Rakma ? — Non point, à coup sûr, une synthèse de la femme amoureuse et passionnée : Rakma hait, sans motif plausible d'ailleurs, le vieillard qui durant des années est son unique amant ; non plus une synthèse de la femme vicieuse par curiosité : Rakma sait tout, elle est la science même de la dépravation ; non plus une synthèse de la femme vicieuse pour le vice : Rakma n'est lubrique qu'à la seule fin de dévaster l'homme ; non plus la synthèse de la prostituée vénale : Rakma ne se fait point payer. — Le personnage de Rakma, incompréhensible et absurde en tant que réalité immédiate; inexplicable encore en tant que synthèse, se justifie au contraire totalement comme abstraction, comme un symbole du vice fatal ; et la haine pour l'homme de cette fille à la perversité infuse, dont le corps d'éphèbe recèle toutes les luxures, cette haine qui s'acharne, c'est pour le mâle qui la subit l'inéluctable représaille des vices ancestraux. Rakma est donc cela : le symbole du vice héréditaire chez le président Lépervié.
 L'apparition du symbole dans l'art de M.Camille Lemonnier, jusqu'aujourd'hui l'un des plus conscients et sincères ouvriers du roman de vérité concrète, l'un des plus solides piliers du temple naturaliste, est en fait littéraire notable : après l'évolution de MM. J.-K. Huysmans et Guy de Maupassant, c'est le signe par quoi, semble-t-il, s'avère définitivement la désuétude des théories de M. Émile Zola. Seulement, tandis que l'évolution latérale de M. Guy de Maupassant est accidentelle, ne fût vraisemblablement point advenue sans l'influence de l'universelle réaction qui se manifeste contre le naturalisme (mode passager d'expression qu'on a trop confondu avec l'éternel réalisme), l'évolution ascensionnellede M. Lemonnier, comme celle de M. Huysmans et point identique toutefois, est rigoureusement logique, et se fût produite en dehors de toute circonstance contingente. Le moyen, en effet, pour un esprit aussi magnifiquement doué, de ne point percevoir combien peu renferment de vérité essentielle, de substance, les personnages créés sur le patron de ceux qu'on rencontre dans la vie ? C'est déjà là un art, certes, et un art difficile ; mais, à qui en a la puissance, la synthèse s'impose, comme concentrant une plus grande somme de vérité ; puis,pour qui peut s'élever, bien au-dessus du réel et du sensible, dans les régions où planent les principes, et possède en même temps la faculté de saisir les analogies, le symbole devient nécessaire comme étant le signe en quoi il est possible de condenser le plus de vérité. Par delà cette limite, l'atmosphère manque aux certitudes : c'est l'éther presque vierge que seules explorent les hypothèses de l'idéalisme transcendental.
 Si l'on veut, le symbole de M. Lemonnier est de premier degré. — Le président Lépervié a honnêtement vécu entre sa femme Lydie, ses deux enfants Guy et Paule, jusqu'au jour où le vice héréditaire tressaille en lui : « L'Œil (l'œil de Rakma, institutrice de Paule) circule dans sa vie intérieure — œil obsessionnel. et qui toujours plus avant descend, aux troubles eaux de son désir, — œil nageant avec son regard, comme un lumineux poisson, par dessus les limons soulevés de la concupiscence. » — Le président essaie de réagir, et il est à observer que c'est l'unique fois qu'il le tente : plus tard, toujours double, logicien et clairvoyant, sinon dans les dernières périodes du gâtisme, il n'entendra que pour en souffrir la voix de la bonne conscience, car « à quoi bon vouloir, puisque aussi bien l'acte constamment dément le meilleur calcul ? » et à chacune de ses étapes dans la débauche il inventera un raisonnement pour s'absoudre. Il appelle un soir Rakma dan son cabinet de travail, et, sans qu'elle résiste, il la possède là, « en le familial divan, depuis des ans le confident de ses méditations, l'ami des aises de son corps... » Mais « à peine les râles expirés », au bruit des pas d'une domestique courant par l'escalier : — « Va-t'en, pars vite, trouve une raison, s'écria le président, repris à l'angoisse du rée1... — Ah ! dit-elle, auriez-vous le courage de me chasser, à présent ?... — Te chasser ? Qui peut y penser ? N'es-tu pas, toi aussi, désormais la maîtresse dans cette maison... » Et, en effet, le Vice-Rakma, d'abord humble, doucement insinuant, est dès lors le maître de la Maison-Chair de Lépervié, un maître qui tout à coup se révèle violent et impitoyable.
 Les turpitudes commencent. Le président, le magistrat, s'oublie au point de faire l'amour dans un endroit propice du Bois de Boulogne, sous le ciel clair de l'après-midi, parce que « d'autres peut-être se sont aimés là ». Puis c'est l'hôtel garni, parce que chaque fois on y a les transes de l'homme bien posé en bonne fortune, de l'homme qui doit être cru vertueux et à qui la gravité de sa situation commande le respect de soi-même. Puis ce sont les bouges, « les misérables chambres d'auberge souillées par des passages réitérés », parce que « là, ils étaient plus libres, plus dégagés de leur condition sociale, ils goûtaient une sombre joie de ravalement ». Ce n'est donc jamais le simple plaisir de possession que convoite Lépervié, mais le spécial piment des occurrences que combine Rakma, piment qu'elle gradue, qu'elle dose. Un matin que Lydie vient de sortir, Rakma entre dans la chambre à coucher du président, à qui elle confesse un caprice : « De l'œil, elle lui désignait le lit, le grand lit défait sous ses couvertures relevées, le lit tout blanc où, au creux des oreillers, deux têtes avaient imprimé du sommeil » Lépervié tressaute, soupçonnant « un pire dessein ». « — Mais oui, mais oui ! Ne suis-je pas votre femme aussi ? » Et le lit conjugal est pollué : ils se ruent et forniquent « dans la tiédeur encore de la chair de l'épouse ». « Et ils prirent goût à ce sacrilège. La religion outragée du Sacrement, dans la lassitude de leurs coupables plaisirs, les diligentait de neufs et surabondants aiguillons. — Tout le reste, à côté, me paraît sans saveur, s'avouait, Lépervié ». Le président roule d'ignominie en abjection, passif toujours, jouet de Rakma son vice. Lydie conserve pieusement une dalmatique fourrée, souvenir d'un voyage en Hollande accompli avec l'époux dans les premiers temps du mariage : Rakma s'en vêt un jour, et ils la profanent.
 Vertigineusement alors Lépervié achève sa glissée dans l'ignoble : il se met à boire, quitte le domicile conjugal lorsqu'on en chasse Rakma ; il se plaît aux excitants et aux pratiques de la pire déchéance ; il n'est plus qu'une ruine, un gaga qui perd la mémoire, bégaie, bafouille, incapable d'abouter deux idées. On l'oblige à démissionner de sa magistrature. Au réveil d'une période comateuse (attaque d'hémiplégie) pendant laquelle on l'a ramené chez sa femme, il violerait la religieuse qui le soigne s'il en avait la force : car cela seul survit à la mort de toutes ses facultés, l'allouvissement perpétuel, concrétion insoluble et inextirpable déposée en sa chair par l'habitus vénérien. Cela seul, plus même un semblant de sentiment : à certains bruits significatifs perçus dans la maison, il a la vague compréhension d'un trépas parmi ses proches, et c'est avec une joie orgueilleuse d'avoir deviné qu'il apprend en effet la mort de sa fille Paule - sa fille dont il est l'inconscient meurtrier.
  Sa première sortie est pour aller rejoindre Rakma. Mais Rakma est partie, laissant une lettre que termine cette ironie cynique : « P. S. — Guy se refuse à vous offrir ses respects. Je ne compte pas le garder longtemps. Ces jeunes gens, après vous (vous voyez que je ne suis pas ingrate), me paraissent sans saveur. » Peu de minutes plus tard, un agent surprend Lépervié en flagrant délit de stupre solitaire sur la voie publique.
  Rien n'est douloureux comme cette étude profonde, sans lacunes, qui montre un homme (une lignée d'hommes : le Vice-Rakma ne s'est-il pas abattu sur Guy, le fils du président ?) marqué par la fatalité, une vie qui commence, quand l'heure sonne, à se dissoudre lamentablement, et dont la décomposition s'opère selon la loi inexorable, sans rémission, sans recours, une intelligence qui assiste, impuissante à lutter, à sa dégradation, compte tous les stades de son avilissement, convaincue d'ailleurs de l'inanité de tout débat et de toute tentative de résistance au Destin : « Et sais-tu pourquoi elle te paraît si belle, cette fille sans beauté ... C'est qu'elle possède la beauté pire, la beauté de ton vice et de ton abjection ; c'est qu'elle est, à travers son rire de bête de proie, l'épouvantable laideur de la charogne que tu nourris en ta chair et qui te putréfie vivant ; c'est qu'elle est ton puits de perdition, le trou fangeux où il t'était commandé de rouler et où tu roules, sale ordure, infectieuse et déplorable crapule ! »
 Il n'entre pas dans mon dessein de discuter la philosophie désolante de ce livre, mais seulement de constater la haute valeur littéraire de l'œuvre. Je ne dirai rien non plus de la langue tourmentée, savante et si probe de M. Camille Lemonnier ; on aime ou l'on n'aime pas ces phrases souvent elliptiques pour plus de précision, colorées, évocatrices, définitives : on ne saurait, en tout cas, leur refuser une rare intensité d'expression.

Alfred Vallette.


Juin 1890.


1. 1 vol., par Camille Lemonnier (Charpentier).

LES LIVRES



  Le Possédé, par Camille Lemonnier ( Charpentier). ─ Voir page 296.
 Hénor, par Mathias Morhardi (Perrin et Cie). ─ Voir page 288.
 Notre cœur, par Guy de Maupassant (Ollendorff). ─ George Sand, ayant fini un roman à trois heures du matin, narre quelque part un témoin effrayé et admirant, prit un autre feuillet, inscrivit un autre titre, Jacques, et, sans désemparer, sans une minutes de réflexion, commença un nouveau volume. Exemple certainement mémorable de ce que peut la volonté jointe à du sens sens pratique et à de l'avidité industrielle : M. de Maupassant est tout de même supérieur à la célèbre « danseuse de revue » ; sa philosophie,aussi vile, est moins naïve, et ses œuvres sont moins ennuyeuses. Ce roman raconte d' éternels et nécessaires malentendus ; la conclusion en est assez dure pour les princesses, auxquelles le héros de l'histoire décidément préfère une petite bonne, toute simple, toute… ─ Ah ! toutes les femmes de chambres voleront le livre à leurs maîtresses. En somme, c'est une bonne lecture pour le wagon, la plage, le yacht…

R. G.


 Le petit Margemont, par Robert de Bonnières (Ollendorff). ─ L'analyse de cela, même avec peu de mots, est bien inutile. Ni observation, ni analyse, ni fantaisie, ni style ; c'est avec ce qui reste que cet amateur confectionne ses romains, durant les après-midis de loisirs que lui laissent ses obligations mondaines.Les lecteurs de la Revue des Deux Mondes croient que de telles pages font partie du mince grand livre de la Littérature actuelle : oui, mais à l'état de feuilles blanches, l'écriture qui les recouvre n'ayant atteint à aucune signification.

R.G.


 Amour de tête, par Abel Hermant (Charpentier). ─ Ah ! celui-ci est dur à lire ! Pas de trous, pas même de pores visibles : densité égale, au moins, à celle d'une barre de platine. C'est voulu, mais à tort. Même dans l’Armante de Stendhal, il y a quelques solutions de continuité, quelques brisures, ou, pour changer de métaphore, quelques clairières. Ici, sans soleil, presque sans lumière, s'en va la forêt des déductions enchevêtrées l'une en l'autre telles que les lianes… Enfin, elle n'est pas, il s'en faut, médiocre, cette analyse d'un médiocre ou plutôt d'un impuissant, car il a assez d'intelligence pour des actes intéressants, et la volonté seule lui manque ; et aussi il réfléchit trop, mange en pensées ─ comme en herbe ─ ses actions possibles. J'ai noté plus d'une observation neuve et vraie, des mots précis, un effort vers le non banal.

R. G.


 Byzance, par Jean Lombard (Savine). ─ Nous ne faisons aujourd'hui que signaler ce livre, reçu trop tard pour que nous en rendions compte d'une façon suffisante. Un article lui sera d'ailleurs consacré dans notre prochain numéro.



THÉATRE



 Le Théâtre mixte, sous la direction de MM. Paul Fort et Hérisé, a donné sa première représentation le 27 juin, salle Duprez.
 M. Hippolyte Paulet n'a pas très bien lu un À-propos en vers de M. Marc Legrand ─ lequel À-propos lui-même manquait d'épices. ─ Puis, dans le Florentin, trois actes de La Fontaine (ou de Champmeslé : grammatici certant), tripatouillés par J. -B. Rousseau qui les réduisit en un seul, M. Andréas (Timante) a été d'une gaucherie remarquable, et M. Paul Fort a exagéré la mimique du rôle d'Harpagème. Melle Laurel (une pétulante Marinette) et Mme Bucy (Agathe, mère d'Harpagème) furent suffisantes, mais on a fait un petit succès à Melle Beauprez, une jolie personne d'une cinquantaine d'années que son inexpérience même a servie dans le rôle de l'ingénue Hortense. ─ Après le Florentin venait Pierrot et la Lune, comédie lyrique de M. Marc Legrand, un acte en vers où Pierrot symbolise l' Art… pour l'art (à toi, Renard !) Cassandre le Bourgeois bourgeoisant, Arlequin le vulgaire jouisseur, Colombine la Femme, la tentatrice qui, repoussée par l'amant de la Lune, épouse Arlequin et laisse un regret au cœur de ce Saint Antoine de Pierrot. J'indiquerai bien la scène à ne pas faire, si je ne craignais de sarcéiser : car cette piécette gagnerait évidemment à finir lorsque Pierrot, ayant refusé l'amour de Colombine, voit s'éclipser la Lune. Mais notre ami Marc Legrand n'est point si pessimiste. M. Paulet a beaucoup mieux joué Pierrot qu'il n'a In l' À-propos du début ; M. Bondenet fera bien de crier moins fort et de soigner ses r ; M. Paul Fort est un bon Cassandre ; Melle Rachel d' Aincourt, encore une jolie ingénue de quatorze ans, qui n'avait jamais mis le pied sur les planches, a créé une Colombine inattendue, charmante du reste, une Colombine naïve et qui n'a pas trop l'air de savoir ce qu'elle risque en se jetant à la tête de Pierrot. ─ Le programme promettait aussi un acte en vers de M. Charles Grandmougin : Caïn ; mais une indisposition a retenu chez lui l'auteur, qui devait jouer dans sa pièce.



ENQUÊTES DE CHOSES D’ART



 Au Louvre, de nouvelles acquisitions, provisoirement exposées salle Henri II : un beau triptyque attribué à Memling ; un merveilleux portrait en pied, de jeune homme, par Antonis Mor ; un paysage de Huet, un portrait par Boningtom. À voir aussi, dans les salles de l'école française, la « Remise des Chevreuils », de Courbet, et les « Glaneuses », de Millet, récemment installés.
 Au Luxembourg, accroché provisoirement, en attendant son transfèrement au Louvre, l' « Ave Maria », de Bonvin, légué par M. Vince.
 Chez Boussod et Valadon(boulevard Montmartre) : un admirable portrait de femme, de Corot ; une biche dans la neige, de Courbet ; un Monticelli ; un grand paysage, de Th. Rousseau, qui est un des plus beaux que nous sachions ; des Claude Monet, des Gauguin, des Degas (portraits, jockeys et chevaux, etc.), des Raffaelli(1), (sculptures, peintures, surtout le « Café du quartier de l'École Militaire »), des Renoir, des Guillaumin, des Odilon Redon, des Lautrec. Prochainement, la maison mettra en vente un « Album de lithographies d'après certaines œuvres de Monticelli », qui est une précieuse merveille.
 Chez Tanguy (rue Clauzel) : des Van Gogh, des Gauguin, des Émile Bernard, des Guillaumin, des Luce et une nature morte de Cézanne (poires sur une serviette) qui est tout simplement un incomparable chef-d'œuvre.
 Chez Mayer (rue Laffitte, 5) : une étude de femme au pastel, de Forain.
 Chez Coutet (rue Lafayette, 34): Le « Faucheur », la « Gardeuse d'oies », le « Bineur de betteraves », de Camille Pissaro; une Vue du quartier Notre-Dame, de Schuffnecker.

G.-A. Aurier


Échos divers et communications

30 juin 1890.


 « Monsieur le Rédacteur en chef,
 « Je crois de mon devoir, en vous remerciant des lignes consacrées à notre ami disparu, Directeur et Fondateur des Écrits pour l'Art, de faire remarquer que votre note pourrait vouloir dire que ce Périodique (dévoué par la volonté de M. Gaston Dubedat « à ma Philosophie évolutive et ma théorie d'Instrumentation verbale », et non à un inane symbolisme) est quasi déchu…
 « Quand Gaston Dubedat fonda les Écrits, en 87 : plein d'une foi amie en mon Œuvre, il voulait dès lors les vouer entièrement à moi. Je refusai, et comme alors, ne sachant au juste ce que voulait M. Mallarmé, je l'admirais candidement, comme d'autres, pour ce qu'il semblait promettre, je m'effaçai devant lui : de là, la Revue adopta le Symbole posé en théorie, de M. Mallarmé ; et de moi, la théorie Instrumentaliste. Je n'avais publié encore, pour l'Idée, mon principe de Philosophie évolutive. ─ Cinq ou six rédacteurs seulement, dont trois sont encore des nôtres actuellement : MM. Stuart Merrill, Georges Khnopff, et moi.
 « Après sept numéros, ce périodique, en cette série sans cohésion, s'arrêta ─ pour, le 15 novembre 88, abolissant cet essai, reparaître avec, selon le rêve de Gaston Dubedat demeuré le Directeur, mon Principe de Philosophie évolutive et ma théorie d'Instrumentation verbale pour programme, sans dommage à la personnalité de chacun.
 « Les Écrits pour l'Art depuis paraissent, et continueront ─ grâce, qu'il me pardonne l'indiscrétion, à la générosité de notre ami Stuart Merrill, puisque jusqu'à ce jour nous n'avons voulu d'abonnements. ─ Et, avec les trois restés de la première série, les Écrits comptent actuellement quinze poètes admirablement voulants et unis. Déjà, il en serait bien plus, mais il n'est pas chez nous d'inutiles.
 « Il fallait cette fois-ci encore et malgré nos Déclarations et la preuve de nos œuvres (on sait cela, d'ailleurs, car bien connus et loin sont les Écrits et les Principes qui les guident), répéter notre mépris des Symbolistes aussi mort-nés que les Décadents, ─ et montrer vivace plus qu'en aucun temps pour vos lecteurs, l'œuvre fondée par notre cher ami mort avant le triomphe auquel il avait foi : Les Écrits pour l' Art.
 « Je vous remercie, etc… »

René Ghil



  Volontiers, mon cher Ghil, nous avons inséré votre lettre, mais c'est pure camaraderie, car nullement l’écho incriminé ne saurait être pris dans le sens que vous dites.

  MM. Léo Trézenik, dans le Roquet, Rodolphe Darzens, dans la Revue d'Aujourd'hui, et A. Berliaux, dans Art et Critique, ont simultanément publié un projet tendant à la création, par le groupement des périodiques de littérature et d'art existants, d'une feuille quotidienne. Cette feuille s'intitulerait, par hypothèse, Le Journal Libre, et porterait en sous-titre, à tour de rôle, le titre des périodiques syndiqués. Chacune des publications adhérentes conservait sa direction et son administration. Une réunion préparatoire de directeurs de revues a eu lieu le 5 juillet, et, annoncent les trois publications précitées, l'entreprise a été reconnue possible.

 De notre collaborateur Jules Renard : dans la Revue d'Aujourd'hui, un bouquet de Petites Bruyères et un humoristique conte rapide, La mèche de cheveux ; dans le Roquet, un amusant et paradoxal article, l'Art… pour l'argent.

 Dans un numéro de la Wallonie qui lui est entièrement consacré, M. Émile Verhaeren a publié les proses et poésies alternées dont voici les titres : Poésies : Silencieusement ; Un Soir ; Sais-je où ? ; Une Nuit ; Quelques-uns ; le Polder ; Sonnet ;Proses : Une Promenade ; Un Réveil ; L'Aquarium ; En Biscaye ; Les Maîtres du Siècle. ― La Wallonie annonce d'importants fragments de M. Jean Moréas.

 Le Roquet continue son amusant « Massacre des Innocents ». En voici la série, par ordre chronologique : Paul Bourget (Alfred Vallette) ; Francisque Sarcey (Léon Millot : ― le Maximus Pontifex de la critique théâtrale a eu l'honneur d'un second éreintement dans le même numéro, par Georges Darien) ; Joséphin Péladan (Édouard Dubus) ; Édouard Noël (Rodolphe Darzens); Émile Bergerat (Jean Ajalbert) ; Albert Wolff (Rodolphe Darzens).

 M. François Coppée devrait bien soigner sa prose, où se rencontrent, toutes les douze syllabes, comme s'il le faisait exprès, de fort désagréables assonances ; on en peut juger par ces quelques extraits du Coup de tampon :
 « C'est pis que sous l'Empire. Trop heureux de ne pas attraper de prison. Ah ! misère ! Avec leur chimie, ils ont raison, les Russes. Si l'on veut renverser la marmite des bourgeois, il faudra prendre la dynamite et les faire sauter, dût-on sauter avec !…
 « Il faisait beau. La rue avait un air joyeux. D'une école sortait une bande de gosses. Les charrettes à bras et leurs humbles négoces de verdure et de fruits parfumaient le trottoir ; et des couples, parmi la poudre d'or du soir, passaient, heureux, chacun auprès de sa chacune. » (Figaro du 7 juillet).
 Dans la Revue de la Littérature Moderne, un intéressant article de notre collaborateur Ernest Raynaud : Le Théâtre moderne.
 Les Jardins de l'Élysée Montmartre sont très en vogue : tous les étrangers y viennent admirer les transformations faites et entendre l'excellent orchestre de Dufour.


PRIME GRATUITE


 Nous avons l'honneur d'informer nos abonnés que nous offrons gratuitement à ceux qui nous en feront la demande leur portrait peint à l'huile par un artiste bien connu, M. Dugardin (84, faubourg Saint-Honoré). Il suffira d'adresser au bureau du Mercure de France une photographie en indiquant la couleur du teint, des cheveux, des yeux et des vêtements. — La photographie, devant être détériorée, ne sera point rendue. ― La livraison du portrait s'effectue dans le délai d'un mois à un mois et demi.
 Pour les frais de correspondance et de port, joindre en timbres-poste la somme de 1 fr. 05.

Mercvre.


1. Nous sommes obligés de remettre au prochain numéro l'article annoncé de M. G.-Albert Aurier sur l'œuvre de M. Raffaelli.

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