« Le Romanée et le Chambertin, le Clos-Vougeot et le Corton faisaient défiler devant lui des pompes abbatiales, des fêles princières, des opulences de vêtements brochés d'or, embrasés de lumière! Le Clos-Vougeot surtout l'éblouissait. Ce vin lui semblait être le sirop des grands dignitaires. L'étiquette brillait devant ses yeux, comme ces gloires munies de rayons, placées dans les églises, derrière l'occiput des Vierges.»
L'écrivain qui, en 1881, au milieu du marécage naturaliste, avait, devant un nom lu sur une carte des vins, une telle vision de splendeurs évoquées, devait déjà inquiéter ses amis, leur faire soupçonner une défection prochaine. A quelques années de là, en effet, surgissait l'inattendu A Rebours, qui fut, non le point de départ, mais la consécration d'une littérature neuve. Il ne s'agissait plus tant de faire entrer dans l'Art, par la représentation, l'extériorité brute, que de tirer de cette extériorité même des motifs de rêve et de surélévation intérieure. En Rade développa encore ce système dont la fécondité est illimitée — tandis que la méthode naturaliste s'est montrée plus stérile encore que ses ennemis n'auraient osé l'espérer — système de la plus stricte logique et d'une si merveilleuse souplesse qu'il permet, sans forfaire à la vraisemblance, d'intercaler, en des scènes exactes de vie campagnarde, des pages
comme « Esther », comme le « Voyage sélénien ».
L'architecture de Là-Bas est érigée sur un plan analogue, mais la liberté s'y trouve,non sans profit, restreinte par l'unité du sujet, qui est absolue sous ses faces multiples : ni le Christ de Grunewald, en son extrême violence mystique, son atterrante et consolante hideur, n'est une fugue hors des lignes, ni la démoniaque Forêt de Tiffauges, ni la cruelle Messe noire, ni aucun des « morceaux » ne sont déplacés ou inharmoniques; pourtant, avant la liberté du roman on les eût critiqués, pas en eux-mêmes, mais tels que non rigoureusement nécessaires à la marche du livre. Par bonheur, le roman est enfin libre, et pour dire plus, le roman, ainsi que le conçoivent encore M. Zola ou M. Bourget, nous apparaît d'une conception aussi surannée que le poème épique ou la tragédie. Seul, l'ancien cadre peut encore servir; il est quelquefois nécessaire, pour amorcer le public à des sujets très ardus, de simuler de vagues intrigues romanesques, que l'on dénoue selon son propre gré, quand on a dit tout ce que l'on voulait dire. Mais l'essentiel de jadis est devenu l'accessoire, et un accessoire de plus en plus méprisé : très rares sont à l'heure actuelle les écrivains assez ingénieux ou assez forts pour se soutenir en un genre aussi démoli, pour éperonner encore avec assez d'autorité la cavalerie fatiguée des sentimentalités et des adultères.
D'autre part, l'esthétique tend à se spécialiser en autant de formes qu'il y a de talents; parmi beaucoup de vanités, il y a d'admissibles orgueils auxquels on ne peut refuser le droit de se créer ses normes personnelles. Huysmans est de ceux-là : il ne fait plus de romans, il fait des livres, et il les conçoit selon un agencement original; je crois que c'est une des causes pour quoi quelques-uns contestent encore sa littérature et la trouvent immorale. Ce dernier point est facile à expliquer d'un seul mot : pour le non-artiste, l'art est toujours immoral. Dès que l'on veut, par exemple,
traduire en une langue nouvelle les relations des sexes, on est immoral parce que, fatalement, l'on fait voir des actes, qui, traités par les ordinaires procédés, demeureraient inaperçus, perdus dans le brouillard des lieux communs. C'est ainsi qu'un écrivain nullement érotique peut être, par des sots ou par des malveillants, accusé devant le public de stupides attentats. Il ne semble pas, cependant, que les faits d'amour simple ou d'aberration génésique rapportés dans Là-Bas soient bien alléchants pour la simplicité des ignorances virginales. Ce livre donne plutôt le dégoût ou l'horreur de la sensualité qu'il n'invite à des expériences folles ou même à des jonctions permises. L'immoralité, si l'on se place à un point de vue particulier et spécialement religieux, ne serait-ce pas au contraire insister sur les exquisités de l'amour charnel et de vanter les délices de la copulation légitime? L'immoralité absolue, c'est la joie de vivre.
Le moyen-âge ne connut pas nos hypocrisies. Il n'ignora rien des éternelles turpitudes, mais, dit Ozanam, il sut les haïr. Il n'usa ni de nos ménagements, ni de nos délicatesses; il publia les vices, il les sculpta sur les porches de ses cathédrales et dans les strophes de ses poètes; il eut moins souci de ne pas effaroucher les timoraisons des âmes pharisaïques que de fendre les robes et montrer à l'homme, pour lui faire honte, toutes les laideurs de sa basse animalité. Mais il ne roule pas la brute dans son vice; il l'agenouille et lui fait relever la tête. Huysmans a compris tout cela, et c'était difficile à conquérir. Après les horreurs de la débauche satanique, avant la punition terrestre, il a, comme le noble peuple en larmes qu'il évoque, pardonné même au plus effrayant des massacreurs d'enfants, au sadique le plus turpide, à l'orgueilleux le plus monstrueusement fou qui fut jamais : l'âme du moyen-âge est en ce livre.
Quant au satanisme, il est bien évident que l'auteur en a horreur. Quel insensé voudrait mettre à
son compte les invocations à Satan du chanoine Docre? Nul, je pense, ne l'a fait : il faudrait une incompréhension qui dépasse les bornes allouées aux plus obtus. Néanmoins, ces éjaculations d'un prêtre infâme en délire d'impiété obscène ont ça et là scandalisé quelques médiocres farceurs qui ne croient pas en Dieu, ou d'autres qui de leur croyance se font des revenus. On n'est pas habitué à tant de haine envers le Christ : Voltaire pissait contre la Croix: Renan y épandit goutte à goutte un ample flacon d'urine parfumée : ce sont les seuls blasphèmes tolérés par une société qui veut bien rire un peu du Crucifié, mais qui ne veut pas avoir peur. Elle conçoit un clergé jovial ou mondain : c'est matière à épigrammes; elle l'admet coureur et débaucheur : c'est de la copie pour l'anti-cléricalisme; mais satanisant, c'est-à-dire logique jusque dans le crime, elle ne comprend plus. Les catholiques eux-mêmes, oubliant leur catéchisme, ont été effarés : il a fallu qu'un très intelligent journaliste, des leurs, leur rappelât que l'existence de Satan, avec toutes ses conséquences, est un des fondements de la religion.
Je ferais cependant volontiers (pour clore ces notes, où j'ai cru inutile d'analyser directement un livre que tout le monde a lu, à cette heure) deux reproches à Huysmans. Le premier, c'est d'avoir été un peu dur pour un clergé qui n'est pas plus misérable aujourd'hui qu'il y a quatre ou cinq cents ans. La richesse intellectuelle de l'Eglise s'était amassée jadis dans les cloîtres, dans les cellules des ordres contemplatifs, mendiants ou prêcheurs; quand elle fut dispersée, elle ne se reconstitua pas; de là le déchet. Mais le clergé séculier ne fut jamais d'une grande élévation. Voyez ce qu'en disent, avec tant d'autres, Théodulphe, évêque d'Orléans, Odon, abbé de Cluny, sainte Brigitte et surtout Pierre le Diacre, moine du Mont-Cassin : « Ils font garder les portes, pour que le pauvre n'entre pas. Ils
sont aux genoux des Césars, mais ils méprisent les pauvres... »
- Fores observare jubent
- Pauper ne ut veniat
- Caesares vero salutant,
- Pauperes despiciunt...
- Fores observare jubent
Et deux siècles avant, saint Pierre Damien disait des ecclésiastiques de son temps : « Le clerc illettré et adonné à l'orgueil, méprisant les mystères, gît telle qu'une stupide bête... Il ne distribue pas la parole de Dieu, trop occupé à des bavardages particuliers, et s'il prêche, c'est pour narrer d'inanes et vides paraboles... »
- Despicieus mysteria...
- Verba Dei non nuntiat...
- Et recitat parabolas
- Inanes atque vacuatas...
- Despicieus mysteria...
Rien n'a changé; cela n'est pas pire.
Le second reproche, c'est d'avoir peut-être un peu trop exhaussé le Satanisme. L'essence de cette déviation de l'esprit religieux, c'est la médiocrité même et non pas la haine de la médiocrité. Et à ce propos je me souviens du mot d'un prêtre de campagne qui à certaines objections me répondit, touchant le Diable : « Il ne peut rien faire qui ne soit médiocre. » C'était aussi l'opinion de Villiers de l'Isle-Adam : l'Enfer aux médiocres, aux médiocres seuls. Mais cela serait une thèse à discuter. Là-Bas en fournirait plus d'une, en art, en littérature, en théologie, — les trois sujets seuls dignes de discussion : c'est un livre d'une grande richesse.
Remy de Gourmont.