Notes sur Villiers de l'Isle-Adam

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Remy de Gourmont, « Notes sur Villiers de l'Isle-Adam », Mercure de France, t. I, n° 8, aout 1890, p. 257-266.


NOTES
SUR VILLIERS DE L'ISLE-ADAM


Pages inédites. ― « Le Vieux de la Montagne ». ―
L'Art idéaliste.


 « ― Oh ! qu'ils sont à plaindre ! Leur châtiment consiste à désespérément essayer de vivre, et à ne recueillir, à chaque minute, que le sentiment de leur sens commun blessé. Quel triste futur ils se préparent, puisque mourir n'est autre chose que se faire justice à soi-même, en revêtant la substance de ses actes et de ses pensées !... » (1)



 Car le Devenir parfois se réalise : des vies ne furent jamais qu'une perpétuelle évaporation ; des vies, closes par la mort, demeurent ainsi que d'infrangibles vases de parfums. Ce sont quelques génies, quelques saintetés (mêmes essences), soit que l'Intelligence, soit que l'Amour ait dominé leur sève.
 Se réaliser ! C'est en des esprits fraternels, au moins d'intention : florescences larges ou exiguës de la même greffe, ― l'Esprit, ― sur le vieil arbre du monde insérée par une opération miraculeuse. Donc, s'il s'agit d'écritures, les vastes déploiements d'exemplaires de tels livres, à quoi bon ? Il suffit que les entendements seuls en qui peut séminer le Verbe soient prévenus et s'ouvrent. L'éternelle copulation des intelligences est bien rare, et la fécondité assurée d'autant qu'elle opère en un moins grand nombre de matrices. La foule ? Qu'elle se restreigne aux ordinaires pluies de mots chargés d'aventures et de faciles psychologies ! Et pourquoi vouloir la faire participer à des couleurs que son vulgaire prisme recompose en absence de couleur ? Elle adore l'éclatant rien du blanc cru, la laiteuse et neuve chaux d'une façade rajeunie où en lettres moulées se lit : Pot-au-feu démocratique. Ah ! le Blanc, vieux drapeau des parlementaires de l'Art ! Et le porte-fanion claironne : « Tout ce que vous voudrez, mais de l'argent ! » Avec quelques verdâtres lueurs de marécage, M. R. le brandit ; ― avec un falot de lupanar M. M. ; ― avec la double lanterne du fiacre, M. * ; ― coiffé du rose abat-jour des dinettes mondaines, M. (ou Mme) ** ; etc...
 Surtout sont abhorrées, ― et c'est juste, il le faut ! ― les nuances du rêve.
 Villiers de l'Isle-Adam fut tout rêve. Il rêvait de lui, de lui seul : nul ne fut plus subjectif. (Pourquoi des anecdotes, des conversations à peu près remémorées ? ce qu'il écrivait suffit, et, ― avec le regret du vol perdu des paroles, ― les papiers de son encre sont, du moins, véridiques). Ses personnages sont créés avec des parcelles de son âme, élevées, ainsi que selon un mystère, à l'état d'âmes authentiques et totales. Si c'est un dialogue, il fera proférer à tel personnage des philosophies bien au-dessus de sa normale intelligence des choses. Dans Axël, l'abbesse parlera de l'enfer comme Villiers aurait pu parler de l'hégélianisme, dont vers la fin il enseignait les déceptions, après en avoir accepté, d'abord, les larges certitudes : « C'en est fait ! L'enfant éprouve déjà le ravissement et les énivrances de l'Enfer. » Il les éprouva : il aimait, en baudelairien, le blasphème, pour ses occultes effets, le risque immense d'un plaisir qui se prend aux dépens de Dieu même. Le sacrilège est en actes ; le blasphème en mots. Il croyait davantage aux mots qu'aux réalités, qui ne sont, d'ailleurs, que l'ombre tangible des mots, car il est bien évident, et par un très simple syllogisme, que, s'il n'y a pas de pensée en absence de verbe, il n'y a pas, non plus, de matière en absence de pensée. La puissance des mots, il l'admettait jusqu'à la superstition. Les seules corrections visibles du second au premier texte d’Axël, par exemple, consistent en l'adjonction de mots d'une spéciale désinence, tels que, afin d'évoquer un milieu ecclésiastique et conventuel : proditoire, prémonitoire, satisfactoire ; et : fruition, collaudation, etc. Ce même sens de mystiques pouvoirs de l'articulation syllabique, l'incite vers des recherches de dénominations aussi étranges que : le Desservant de l'office des Morts, ― fonction d'église qui n'exista jamais, sinon au monastère de Sainte-Appollodora ; ou, l'Homme-qui-marche-sous-terre, nom que nul Indien ne porta hors des scènes du Nouveau-Monde.
 Le réel, il l'a, en un très ancien brouillon de page afférant à l'Ève future, peut-être, ainsi défini :

 « ... Maintenant je dis que le Réel a ses degrés d'être. Une chose est d'autant plus ou moins réelle pour nous qu'elle nous intéresse plus ou moins, puisqu'une chose qui ne nous intéresserait en rien serait pour nous comme si elle n'était pas, ― c'est-à-dire, beaucoup moins, quoique physique, qu'une chose irréelle qui nous intéresserait.

 « Donc, le Réel, pour nous, est seulement ce qui nous touche, soit les sens, soit l'esprit ; et selon le degré d'intensité dont cet unique réel, que nous puissions apprécier et nommer tel, nous impressionne, nous classons dans notre esprit le degré d'être le plus ou moins riche en contenu qu'il nous semble atteindre, et que, par conséquent, il est légitime de dire qu'il réalise.

 « Le seul contrôle que nous ayons de la réalité, c'est l'idée... »



 Un autre fragment, rédigé en termes moins abstraits, s'adjoint à celui-là. Il appartient à un manuscrit, perdu ou brûlé, sauf ce feuillet lui-même roussi, de la nouvelle : Le Tzar et les Grands-Ducs, qui fait partie du volume intitulé L'Amour suprême :

 « ... Et sur le sommet d'un pin éloigné, isolé au milieu d'une clairière lointaine, j'entendis le rossignol, ― unique voix de ce silence...
 « Les sites « poétiques » me laissent presque toujours assez froid, ―attendu que, pour tout homme sérieux, le milieu le plus suggestif d'idées réellement « poétiques » n'est autre que quatre murs, une table et de la paix. Ceux-là qui ne portent pas en eux l'âme de tout ce que le monde peut leur montrer, auront beau le regarder : ils ne le reconnaîtront pas, toute chose n'étant belle que selon la pensée de celui qui la regarde et la réfléchit en lui-même. En « poésie » comme en religion, il faut la foi, et la foi n'a pas besoin de voir avec les yeux du corps pour contempler ce qu'elle reconnaît bien mieux en elle-même...  »

 De telles idées furent maintes fois, sous de multiples formes toujours nouvelles, toujours rares, exprimées par Villiers de l'Isle-Adam dans son œuvre. Sans aller jusqu'aux négations pures de Berkeley, qui ne sont pourtant que l'extrême logique de l'idéalisme subjectif, il recevait, dans sa conception de la vie, sur le même plan, l'Intérieur et l'Extérieur, l'Esprit et la Matière, avec une très visible tendance à donner au premier terme la domination sur le second. Jamais la notion de progrès ne fut pour lui autre chose qu'un thème à railleries, concurremment avec la niaiserie des positivistes humanitaires qui enseignent aux générations, mythologie à rebours, que le paradis terrestre, si on le place dans l'avenir, le seul légitime espoir.
 Au contraire, il fait dire à un protagoniste (sans doute Edison), dans un un court fragment d'un ancien manuscrit de l'Ève future :

 « Nous en sommes à l'âge mûr de l'Humanité, voilà

tout. À bientôt la sénilité de cet étrange polype, sa décrépitude, et, l'évolution accomplie, son retour mortel au mystérieux laboratoire où tous les Apparaîtres s’élaborent éternellement grâce à... quelque indiscutable Nécessité...»



 Le Monde n'est qu'une épreuve photographique instantanée de ce qui vit en notre cerveau ; là seulement s'agite la vraie réalité des choses, et tous les paysages d'arbres ou d'âmes que nous libellons, c'est d'après un modèle intérieur, secret et ignoré de notre voisin : traduction en termes différents de la sorte d'axiome idéaliste par Villiers, lui-même, noté il y a quelques lignes. Il suffirait donc théoriquement de le vouloir, pour exprimer sans les avoir vues toutes les formes et toutes les circonstances de la vie. Shelley raconte en une lettre qu'un jour, mis en face d'un soudain paysage vers lequel il n'était jamais venu, il le reconnut cependant, en tout détail, telle qu'une vision antérieure. Ainsi, mais avec la suggestion de quelques images et phrases de voyageurs, Villiers de l'Isle-Adam restitua, d'après l’idée qu'il en avait, l'Inde des rajas, des lotus, des bouddhas, des vierges reines, une Inde dont un bien naïf passant seul pourrait contester l'authenticité (Le Lac Sacré de Gustave Moreau illustre, comme exprès, Akédisséril, et les deux œuvres, par deux poètes qui n'en foulèrent pas le sol, donnent de ce pays, ― vu, pourtant, ― une identique impression). Il aurait, je pense, en des pages analogues, mais d'un ton plus morne, au moins esquissé une Afrique, l'Afrique des sables et des rivages. C’était (il n'en reste aucune trace écrite, mais un jour, déjà malade et sur sa fin, au printemps de 1889, il me la conta en quelques traits) une nouvelle dont voici le strict squelette :

 Le Mirage. En Afrique. Les sables, et, sans doute, les rivages de la mer Rouge. Un chef de parti arabe contre les Anglais. Il connaît admirablement le mécanisme des mirages, et, en fuyant les envahisseurs, ordonne sa fuite

pour que, réverbérée par les sables, l'image de sa propre armée, cachée sous les dunes, se dresse imaginaire et crue réelle, à bonne distance. Les Anglais s'avancent ; les Arabes attendent ; les Anglais tirent, les Arabes tombent ; les Anglais se ruent à la curée : tout a disparu. Et pendant des jours et pendant des lieues de pays, la même duperie raille l'ennemi effrayé d'un incompréhensible sortilège et se demandant comment, si rapides que soient leurs chevaux, les Arabes peuvent si instantanément disparaître, ― en enlevant leurs morts ! Cette lutte contre des fantômes épuise les Anglais, qui vont toujours, imprudents et entêtés, enfin sont cernés par les cavaliers, grâce à un suprême stratagème, et massacrés, ― sans avoir compris, mais dans les yeux la vague horreur d'une épouvantable et démoniaque ironie.



 À la même époque, Villiers écrivait la vie, notait les pensées du si moderne Me Pied, ancien notaire, ancien forçat, et ― aux dernières nouvelles ― candidat à la députation. Cette histoire, écrite, a été achetée par un journal ; elle lui appartient ; mais si ce journal ne se décide pas ou à la faire paraître ou à la rendre aux héritiers littéraires de Villiers de l'Isle-Adam, la collaboration de quelques souvenirs finira par en donner, sinon la forme inretrouvable, du moins l'esprit : c'est un des plus cruels contes du poète pamphlétaire.
 Parmi les œuvres sous presse ou en préparation qui, depuis des années, s'alignent, longue liste, au verso du faux-titre de tous les volumes publiés par Villiers, figurent des indications ne recouvrant rien que de très vagues projets ; tels ces mots : le Vieux de la Montagne.
 De ce légendaire livre, quelqu'écriture, pourtant, demeure, et ― copiée sur deux feuillets chiffonnés ― la voici :



(Premier feuillet)


VIEUX DE LA MONTAGNE


 Être toujours soi, parlant pour chacun sincèrement, comme à lui-même.
 Examen du Haschischin, (du ?) avec le Bouffon et les femmes.

 Tristesse de Hassan ben Sabbah, escomptant l'espérance et la mort des autres pour une chose d'un jour et se le disant. ― Constatant son métier, symbole des rois.

 La jeune fille cachée sous la neige par les pasteurs et, ingrate, trouvant avec justice qu'ils sentent mauvais et sont grossiers, ― une fois libre.

 Le roi du Haschisch sera celui dont l'armure sera revêtue, avec le rôle, par Hassan, lorsque la mort, après le don de l’herbe sainte, sera venue…



(Second feuillet)


LE VIEUX DE LA MONTAGNE

Ire scène.


Oh ! la neige !...

Mourir !...


(Le vent passe.)



— Ho !...
— Sont-elles ?
— Sauve-moi !... Oh !...
— Adieu !...
— Ho !... dans l’ombre !... dans les…
— Une corde ! Ah ! le bois cède… vite…
— Là... secours !... Ah !... À moi !...
— En haut, les yeux !... mes cordes tournent aux sapins !...

 Sous les autres titres, rien. Du Sermon sur la Montagne, un souvenir : Il songeait à introniser dans cette étude des effets littéraires nouveaux. De ses paroles, il me reste la vision d'une route crépusculaire, où Jésus s'avance, lumineux dans la nuit venante... et les choses montrées, non par des descriptions directes, par la notation des entours... et rien de précisément circonscrit... On voit que Jésus passe, comment ? ― Par l'influence qui de lui s'émane… Et puis ?... ― Ah ! Il parlait bas, las, déjà étreint par la Mort...


Remy de Gourmont.



 Appendices. ― I. ― Les Premiers vers imprimés de Villiers de l’Isle-Adam ne sont pas, ainsi qu'il est admis, le recueil typographié à Lyon par Scheuring, - mais bien la plaquette (trois fois plus que rare) dont voici le titre :
 Deux Essais de Poésie, par le Comte Villiers de l'Isle-Adam ; Paris, imp. de L. Tinterlin et Cie, rue Neuve-des-Bons-Enfants, 1858, in-8° de 16 pages.
 Deux essais : l'un, le second, Zaïra, fut reproduit dans les Premières Poésies, avec, vers la fin, quelques corrections. L'autre, dédaigné à tout jamais par le poète, le méritait. C'est, précédée d'une notice indiquant que les calomnies anglaises ont indigné son patriotisme, une ode, bizarrement intitulée : Ballade. Ça et là, des vers d'une assez énergique éloquence, des vers d'un Tyrtée, vraiment supérieur ― dans cet emploi, déprécié ― à ceux qui en ont reçu patente, et aussi de curieuses expressions, comme : les cris des canons tout enrhumés de rouille. Parlant aux Anglais, il dit, du drapeau :


 
Fouillez ses nobles plis pour y trouver des taches,


Vous n'y trouverez que des trous ! ―


 Si Napoléon allait se lever « de son grand lit de pierre », si avec lui les vieilles légions...


.....Puis, que leurs canons verts,


Dans l'ombre illuminés d'une joie effroyable,
Hurlassent, haletants, leur salve formidable,
Leur cri tout enrhumé de rouille et seul capable
D'ébranler les échos tonnants de l'univers ! ―

 Finalement, des considérations sur la fragilité d’un trône :


Sapin couvert d'hermines blanches,


Il a sceptre et lauriers pour branches !...
Il est formé de quatre planches,
Absolument comme un cercueil.



 II. ― Une autre trouvaille, bien plus inattendue. C'est une brochure scientifique de 4 pages in-4°, lithographiée (Paris, lith. Michel, passage du Caire; 1859). Titre :
 Nouvelle Application de la vapeur à la navigation. Signé : Philippe-Auguste de Villiers, comte de l'Isle-Adam.
 La signature, pour supplément d'authenticité, reproduit l'écriture même de Villiers, sa claire écriture posée, très reconnaissable.
 Il s'agit d'un système de propulseurs destinés à remplacer, avec bien moins et même pas du tout de déperdition de forces, l'hélice. Faute de notions scientifiques suffisantes, sans doute, cela m'a paru obscur : la langue en est très rigoureuse, dénote de réelles études techniques (ce que l’Ève future a, depuis, prouvé). Il serait bon qu'un homme du métier prît la peine de lire ce mémoire, car enfin, esprit de génie, fils d'un homme qui eût la manie des affaires et des inventions, Villiers a peut-être émis, dans ces occultes lignes lithographiées, pour l'unique fois de sa vie, ― une idée pratique.

 III. ― On a fait photographier (voir page 267) une page inédite de l’Ève future, non reproduite en ces notes. Ce chapitre IV correspond, d'apparence, au chapitre VI du livre, mais, en réalité, les premières lignes seules concordent. ― Les mots hébreux de l'épigraphe raturée sont ceux-ci, lus sur un autre manuscrit : « Habal habalim, vehkôl habal », ― c’est-à-dire : Vanitates vanitatum, et omnia vanitas. Ce mot Habal donne la clef du symbole exprimé dans l'anecdote de miss Evelyn Habal, dont les charmes, rigoureusement factices, équivalent à rien. ― Des deux signatures, adjointes par artifice, au fragment de manuscrit, l'une est reproduite d'après une dédicace de La Révolte (1870) ; l'autre est celle alléguée plus haut (Appendice II).


R. G.


1. Dès papiers inédits, ainsi que, sauf dérogation, tout ce qui sera, de Villiers de l'Isle-Adam, cité en ces notes. ― Voir la Revue Indépendante (Avril-Mai 1890).


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