OEuvres mystiques de Jean Paul : Hylo et Méhalla

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Jean Paul, trad. Jules Bois et Henri Albert, « Œuvres mystiques de Jean Paul : Hylo et Méhalla », Mercure de France, t. III, n° 22, octobre 1891, p. 200-204


ŒUVRES MYSTIQUES DE JEAN PAUL
HYLO ET MÉHALLA (1)


 La vie est un rêve : la mort est un rêve : d'un rêve nous nous réveillerons dans le ciel. Peut-être alors la sereine Lune (Herder déjà et les prêtres égyptiens le pensaient) sera-t-elle la première côte hospitalière où nous trouverons un abri, après les tempêtes de la vie. Là nous cueillerons les premières fleurs printanières de notre nouvelle vie, avant de continuer, pour notre rédemption, notre route de monde en monde, de ciel en ciel.
 Ah ! quand la terre fuyante se fondra derrière nous en un point lumineux, combien alors nous souffrirons de nos folies d'ici-bas, et de nos tristes joies, et de nos afflictions sans frein, et de notre vie sans Dieu.
 Chaque ami trépassé est pour nous un aimant qui nous attire vers un autre monde, et le vieillard ne vit plus que parmi des morts. Au minuit de sa vie, il élève, comme le Groënlandais au minuit de son plus long jour ou au midi de sa plus longue nuit, il élève ses regards vers des régions plus hautes, et du fond de sa nuit, il voit le soleil de l'immortalité empourprer et dorer les cimes.
 Mais quand, au cimetière, la voix consolatrice du prêtre s'est tue, les tombes avides ont un aspect hideux, comme des gueules béantes qui broyent devant vous des pères, des amis, des vies, et un démon venimeux, ennemi de tous les couples qui s'enlacent, réduit en cendres l'un des amants, et laisse un corps glacé contre un sein de flamme.


 Hylo aimait Méhalla. Tous deux étaient bons, mais aucun d'eux n'était heureux. Entre eux s'éleva une montagne qui sépara leurs cœurs. Ils vécurent dans deux déserts; désolée était la terre pour leurs bras, désolé était le ciel pour leurs yeux. Leur enfant mourant avait attiré Méhalla dans ses bras refroidis, ses yeux vers ses cils, son cœur contre sa frêle poitrine. Mais Hylo s'en alla sous la terre, qui ne lui donnait, ni ne lui laissait plus rien, et doucement la Mort étendit ses membres brisés, sécha et ferma ses yeux, sur lesquels une larme éternelle avait été une seconde paupière.
 La Mort aime à mener les enfants par la main, ― par sa glaciale main. Au contact de ces doigts, que nous devrons tous saisir un jour, se roidit l'enfant de Méhalla, et le papillon s'envola des fleurs de la terre vers les fleurs du ciel. Oh ! envolez-vous toujours, heureux enfants ! Au matin de la vie, vous berçant au milieu de chants et de fleurs, la Mort vous endort, deux bras vous emportent dans votre petit cercueil, et vous ne faites qu'échanger un paradis contre l'autre; tandis que nous, nous blêmissons et nous nous effondrons dans les crépuscules — dans la tempête de la vie, les traits fatigués, labourés par les misères et les peines de la terre, et l'âme à la glèbe cramponnée.
 Sous la majestueuse nuit étoilée, auprès du tertre de Hylo qui s'enfonce; souvent passait son amie : elle sentait qu'elle était seule comme la mort, et qu'ils étaient bien loin l'un de l'autre tout en étant si près. Elle leva ses yeux alourdis vers les astres et les nuages fuyants, et ses pensées s'enfuirent impatientes de quitter cette terre morne et sombre où reposait son ami.
 Sous la majestueuse nuit étoilée passait la mère de Hylo ; les larmes lui voilèrent la tombe et elle ne se consolait pas.
 Sous la majestueuse nuit étoilée, Méhalla se rendit au tombeau, pour y déposer des fleurs ; mais point de fleurs elle n'y déposa et elle tomba de douleur en douleur :
 « Oh ! toi, tu as perdu ton nom, et la terre, et tes amis, et il y a beaucoup de terre entre toi et moi, — et je ne te reverrai jamais ! — Oh! que ne puis-je te voir! ton œil s'émiette en cendres, ta main se détache, ton cœur est la pâture des vers, ton âme se dilue. — Oh! destin, que tu nous as ravagés, nous deux et tout, tout notre paradis! »
 En ce moment suprême passa au-dessus du paysage un homme jeune, et beau comme la lumière, avec un sérieux que ne donne pas ce monde. Entre lui et les étoiles était une lueur, et la lueur l'accompagnait. Il ne regardait pas, ainsi que les autres, la tombe. Comme un ciel clair, il vint à Méhalla ; son visage s'ornait d'avoir vécu l'éternité ; ses yeux reflétaient Dieu et une prière :
 « Éloigne-toi de ce mort ! Ne regarde pas cette tombe comme ton univers : le cercueil ne peut emprisonner l'âme, il ne renferme que la Mort. Élève tes yeux! Là-haut, au-dessus de cette nuit, il y a Dieu, et l'homme, et la vie, et la vertu. De là-haut votre terre lointaine apparaît scintillante, comme un glacier entre les nuages; bien au-dessous de l'immuable mer de l'Eternité, roule le torrent rapide du temps qui attire ses morts et ses vivants vers le rivage plus lucide. Vois maintenant ces étoiles qui croulent! Ce ne sont pas des étoiles, mais des enfants de la terre pourrissante, les étoiles et les soleils sont inébranlables et ne tombent pas! Comme ces aérolithes, les corps sont précipités dans la tombe, et l'âme continue ses efforts dans l'éternel éther. Mais toi, tu es encore emprisonnée dans ton corps de poussière ! »
 Méhalla resta abasourdie et inconsolée. L'adolescent continua d'une voix plus douce :
 « Hylo rayonne sur Méhalla ! Vois la Lune au-dessus de toi, c'est vers là que toute âme s'envole, en quittant le corps brisé, et un rêve diaphane y voile cette nouvelle existence. II faut que les morts rêvent comme vous, afin que les flots agités de leur vie s'aplanissent : le rêve de leur enfance terrestre se joue devant eux et berce leur âme apaisée, jusqu'à ce qu'un enfant écarte le voile du rêve, et que leur œil s'ouvre grand et pur sur les silencieuses campagnes éthéréennes du premier ciel.
 « Ah ! quand Hylo entendait dans son rêve, après la mort, résonner son rêve terrestre, et qu'il jouait de nouveau dans le paradis effondré de son enfance, et que toi aussi tu étais devant lui, et que tu enlevais de son cœur agonisant ce noir chagrin qui, semblable à une vipère, l'enlaçait et le faisait enfler... quand enfin ton enfant, par son gazouillement, réveilla Hylo renaissant de son dernier rêve... et quand sur cette fleur des adieux, un vergissmeinnicht que la mort lui conservait de toi, il vit un sourire bienheureux, et quand grandie (2) et élyséenne la terre monta à l'horizon, et que Hylo leva ses yeux vers elle, comme vers des montagnes dont on voit descendre la paix attendue...... Oh ! ne sois pas jalouse de ton Hylo ! Le jour de ta mort viendra à son tour, ta prison terrestre se réduira en poussière, ton enfant accourra te réveiller, toi aussi ; et ton premier regard dans le Ciel te dira que c'est moi, ton Hylo ! »
 Comme s'il redevenait mortel, il la baigna d'un regard d'amour ineffable, puis se dissipa en un éclair. — Et Méhalla ne regarda plus la tombe, n'y déposa pas les fleurs et s'en retourna pleine de pensées célestes, son œil pur fixé vers la Lune pâlissante.

Jules Bois et Henri Albert.


 (1) Ce poème, un des moins connus de Jean Paul, fut retrouvé dans ses écrits posthumes et publié par son gendre Fœrster dans la première édition des Œuvres complètes (1826-1838; 65e partie). D'après la date de 1794, date ajoutée de la main minutieuse de l'auteur, Hylo et Méhalla fut composé pendant un séjour à Hof, alors qu’Héspérus venait d'être terminé et que s'ébauchaient les premiers chapitres de Fixlein. C'est l'époque la plus féconde de la vie de Jean Paul, ― à la veille de son départ pour Weimar où il devait rencontrer Herder, Gœthe, Mme de Kalb et autres « dames de haute noblesse », son « académie érotique » et platonique. La sentimentalité l'attirait toujours davantage. « Je ne désire plus les satires mais les élégies, et mon âme est si lamentablement tendre qu'elle pourrait se nicher dans la poitrine d'une jeune fille de dix-sept ans et demi. » (Lettre du 19 août 1794 à un de ses amis.) ― N.D.T.
 (2) On sait que de la Lune, la terre apparaît 64 fois plus grande que la Lune ne nous apparaît à nous. Le lever d'un astre pareil doit être féerique. (Note de l'auteur.)


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