Pages quiètes : L’Emprise

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Raoul Minhar, « Pages quiètes : L’Emprise », Mercure de France, t. V, n° 31, juillet 1892, p. 200-203.


PAGES QUIÈTES

L'EMPRISE


 Depuis son retour de Palestine, le bon chevalier ne trouvait plus aucune saveur aux dames de Gaule, et la belle Hermelinde, pour laquelle il brisa autrefois tant de lances et se fit à grands coups de masse d'armes une insigne renommée dans le monde chrétien, lui était apparue si vieille et si ridée, si mère de nombreux enfants, qu'il avait offert son amour en sacrifice à la Chapelle de saint Frumence et s'ennuyait fort, ayant perdu tout but et toute envie.
 Il se résolut à faire une emprise telle qu'aux anciens temps il n'en fut jamais parlé, telle qu'aux temps à venir il en serait toujours parlé, à la fois pour se distraire et clôturer dignement sa carrière de bon chevalier. Puis, après avoir distribué son bien aux pauvres, il s'ensevelirait dans un moûtier et attendrait la mort, le crucifix au poing, comme il avait jadis attendu les Sarrasins, l'épée clamante.
 Au soleil levant, il se rendit aux gorges d'Ollioules, fit un trait sur le sol et y posa le pied gauche, se jurant de ne pas le bouger jusqu'à la troisième aube, restant fixé trois jours à la terre en l'honneur de la Très Sainte Trinité.
 Deux fois vingt-quatre heures, il demeura immobile dans ce désert ; sa gorge se desséchait et ses entrailles hurlaient la faim et la soif ; il était fertile en son emprise, fier de lui-même et de son obstination.
 A l'orée de la seconde nuit, un berger passa sur une colline avoisinante. Le vaillant sire le héla pour lui demander du pain, mais l'enfant prit peur en apercevant cet homme tout en fer et s'en fut, tournant de loin en loin sa tête à la face étonnée. Le bon chevalier éprouva l'amertume de la solitude ; sa bouche était amère; des crampes avaient envahi son mollet gauche ; il était pris d'une étrange souffrance accrue d'un indicible ennui.
 Un maheutre insolent passa et voulut le déranger par bravade ; le preux ne bougeant, ni ne daignant lui répondre, il s'approcha et l'accabla d'injures. Un furieux coup de taille lui fit sauter le chef, et, de sa poigne rude, le sire jeta le cadavre au delà d'un rocher ; mais la tête était hors de portée, et sous la visière baissée frissonnait un regard hostile.
 La troisième journée dura plus que les autres, interminable.
 Le vaillant était fort incommodé par la chaleur, et, bien que son extrême courage l'eût rendu insensible aux menus tourments de la vie, il était exacerbé par les piqûres des poux et des mouches, se frayant un chemin dans ses narines desséchées et le faisant éternuer sans cesse. Il éprouvait une violente envie de dormir et n'osait la satisfaire, craignant de remuer le pied sans le vouloir. Des visions s'échauffaient dans son cerveau ; ses pensées s'entrechoquaient avec fracas, comme des guerriers à la bataille.
 Le soleil s'inclina sur l'horizon et les ombres du crépuscule se glissèrent dans les intervalles des montagnes violettes. Le bon seigneur poussa un profond soupir de soulagement, jugeant que la fin de son emprise approchait. La nuit vint, très noire et sans lune ; les ténèbres pesèrent lourdement. Les dents serrées pour se tenir éveillé, lui s'exaspérait de ne rien voir, comptant les moments écoulés aux battements de ses artères.
 Une lumière sulfureuse brilla dans un coin. Il crut que la tête du mort était revenue à la vie ; cela arrive aux corps des impies décédés sans pénitence. La lueur augmenta, laissant voir Satan, debout et impératif. De la pointe de son épée, le bon chevalier fit un signe de croix, recommanda son âme aux bons soins de saint Frumence et se mit en garde, pour défendre son vœu contre l'ennemi du genre humain.
 Le diable ricanait sans rien dire, étendant ses ailes et les repliant avec un bruit de clapets. Soudain il se dressa et, avec un souffle empesté, essora dans la direction du héros. Celui-ci, pour ne pas être suffoqué par l'odeur, se boucha le nez d'une main et de l'autre fit tournoyer sa lame avec une telle vitesse que le démon ne trouvait pas jour pour l'approcher. Mais le bras musculeux, épuisé par les privations, commençait à faiblir; une dizaine de fois encore la pointe de l'arme décrivit avec peine une circonférence; le dévoué fut à la merci de l'adversaire et croisa les bras, s'abandonnant à la volonté de Dieu.
 Une odeur exquise remplaça la puanteur diabolique; comme soufflée, la lueur sulfureuse disparut. Des lèvres chaudes et humides dénoncèrent la vieille félonie du Satan, qui avait appelé à son secours Lilith, la démolie aux cheveux roux des plaines d'Ascalon. Un corps tendre et souple se pâmait sur la cotte de mailles, avec une pression lente et continue; le bon sire avait peine à conserver son équilibre et le pied gauche immobile. Des soupirs doux et suaves se fondaient comme des fraises sur les papilles de sa langue, et, à sa honte, il sentait ses désirs s'émouvoir, ainsi qu'au temps très passé ils s'émouvaient devant la belle Hermelinde.
 Par un dernier effort, il culbuta le succube. Et quand il releva sa grande taille, la conscience lui vint de la grandeur de son emprise, que le Tentateur lui-même essayait de faire échouer. L'orgueil de sa lutte ignorée dans la solitude fit bouillonner son sang intrépide, et, d'une main forte, il brandit à nouveau son épée, sans crainte de mollir, sans peur et sans reproche. La diablesse avait fui et le démon ne ricanait plus ; il sanglotait de rage dans l'obscurité.
 Une faible teinte bleuâtre s'aviva sur les hauteurs ; les objets devinrent distincts et les alouettes chantèrent à l'aurore. Un rayon de soleil perça les airs, et la partie supérieure de l'astre apparut. Le bon chevalier le regarda monter dans l'espace, et, quand le globe entier lui fut visible, il remercia courtoisement saint Frumence de l'heureux succès de son emprise, et sans se hâter leva le pied gauche.

Raoul Minhar


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