Pages quiètes : Lettre sur les Courses de Taureaux

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Raoul Minhar, « Pages Quiètes : Lettre sur les Courses de Taureaux », Mercure de France, t. VI, n° 34, octobre 1892, p. 163-166.


     
PAGES QUIÈTES

 
LETTRE SUR LES COURSES DE TAUREAUX

Saint-Sébastien, 21 août 1892.

 
A M. Petit-Naveaumembre de l'Institut, à Paris.


 Il me serait doux, cher maître et respectable ami, de voir votre laboratoire de physiologie se transporter au bord de ce golfe de Gascogne où me retiennent des devoirs trop absolus. En ouvrant les fenêtres, nous pourrions considérer à notre aise les flots orageux de la mer, le soleil se mirant dans les vagues; sans interrompre nos études de vivisection, tout en surveillant d'un regard intéressé les agonies de nos chiens et de nos cobayes, nous aspirerions à pleins poumons l'air salin, nous aurions le cœur plus léger et les muscles plus assouplis. Mais il faudrait pour cela la main secourable d'une fée ; madame et mademoiselle Petit-Naveau sont trop occupées à charmer votre intérieur domestique pour que j'ose leur demander une pareille intervention.
 Je consacre le plus grand nombre d'heures de la journée à des promenades hygiéniques dans la montagne ; mon cerveau s'en trouve bien et ses cellules recommencent à fonctionner normalement. Vous me l'avez affirmé, il serait fâcheux pour la science de me voir devenir idiot à force de travail ; sur ces paroles, j'ai renoncé sans hésiter à mes recherches sur « la notion de causalité chez les psittacides », et je vis ici comme une brute, comme un philistin, imitant les profanes et engraissant à vue d'œil.
 Je n'ai pas manqué, selon vos instructions, une seule course de taureaux. Il serait très important, m'avez-vous dit, de vérifier la loi de Weber dans le cas particulier de la tauromachie : en d'autres termes, de savoir exactement si, chez le taureau  éventrant un cheval, « l'énergie de l'excitation doit s'élever en rapport géométrique pour que l'énergie de la sensation augmente en rapport arithmétique.
 Ma première idée fut de descendre dans l'arène pour me mêler aux travaux des opérateurs ; j'en eusse profité pour faire quelques observations de température, et un thermomètre métallique placé dans le fondement de l'animal m'eût donné des courbes intéressantes. J'avais combiné en même temps un appareil très ingénieux pour enregistrer les variations de forme dans le système musculaire : une série d'aiguilles plantées dans l'ossature vertébrale et reliées à un galvanomètre eût peut-être amené des révélations inattendues.
 Le directeur, auquel je me suis présenté à cet effet, m'a envoyé promener de la façon la moins courtoise ; il a cité en espagnol diverses parties cachées du corps humain et a ri assez grossièrement pour irriter un homme étranger à la science. Je n'attendais pas mieux d'un peuple abruti par les superstitions d'un autre âge ; mais j'ai été surpris, je l'avoue, très surpris et peiné.
 Force me fut donc de me mêler aux spectateurs. Non sans peine et sans argent, j'obtins une place au premier rang, et je vous envoie le résumé des notes recueillies sur cette course et les suivantes.
 Je dois vous avouer dès maintenant qu'une course de taureaux se prête peu à des observations scientifiques. Les assistants font un tapage impossible à décrire. Ils poussent des hurlements, agitent des mouchoirs, brandissent leurs cannes sans aucun respect pour les hommes sérieux. A un moment où des cris inadmissibles se faisaient entendre contre les opérateurs, je me suis levé pour rappeler ces polissons aux convenances, et j'ai reçu en pleine poitrine une bouteille vide où mon odorat exercé reconnut la présence d'un résidu vineux. Des gens avaient donc bu dans la salle ; des gens s'enivraient peut-être à l'instant le plus captivant de l'expérience.
 Il serait préférable de ne pas admettre le public en ces endroits où il ne fait que gêner ; on laisserait seulement entrer un petit nombre de personnes instruites, en leur recommandant l'immobilité et le silence. Au temps présent, on se croirait au cours du spiritualiste Caro : jusqu'à des dames, et en grand nombre, très élégantes, très bavardes, agitant leurs éventails. La science doit-elle se borner à réjouir de pareilles caillettes?
 La course de taureaux se décompose en trois temps : dans aucun de ces trois temps, la loi de Weber ne m'a paru s'appliquer.
 Dans le premier temps, le taureau est visiblement excité ; il se précipite sur des chevaux disposés à cet effet et les perfore à grands coups de cornes. Des aides montés sur lesdits chevaux le piquent à la minute précise où l'excitation est à son maximum. Eh bien, cher maître et respectable ami, le taureau semble ne rien sentir, absolument rien. Le choc des cornes contre les os du cheval doit, en certains cas, être assez douloureux , leur glissement à travers les entrailles doit être répugnant pour un herbivore ; le taureau n'en manifeste rien.
 Je poursuis.
 Dans le second temps, le taureau est moins excité. On en profite pour lui enfoncer dans les épaules, non pas, comme je l'aurais désiré, de longues aiguilles symétriquement disposées, mais des javelots à papillotes. Pourquoi, bon Dieu ! des papillotes ? Quel peuple ! Ces javelots procurent à la bête une sensation indiscutable et perceptible ; pourtant l'excitation a diminué,
 Je poursuis.
 Dans le troisième temps, le taureau n'est plus excité du tout ; il est fini, suant, saignant.
 Or :
 C'est à ce moment précis que le taureau commence à donner des signes évidents de douleur. Il mugit, se plaint et semble beaucoup souffrir. Un aide arrive, cherche à l'égayer en remuant un morceau de flanelle rouge ; le taureau refuse toute distraction. L'excitation est tombée à zéro et la sensation douloureuse est à sa majeure amplitude.
 Un subalterne sacrifie l'animal à coups d'épée ; le peuple applaudit sans savoir pourquoi, et l'on passe à de nouvelles expériences dont les résultats sont identiques.
 De ces faits, que faut-il conclure?
 Weber s'est absolument trompé, et la loi véritable serait :
 L'énergie de l'excitation doit s'abaisser en rapport géométrique pour que l'énergie de la sensation augmente en rapport arithmétique..
 Reste à mettre la nouvelle théorie d'accord avec les chiffres et les courbes, ce qui n'a jamais offert la moindre difficulté.
 Cette loi portera naturellement mon nom, mais vous me permettrez de vous la dédier, cher maître et respectable ami, ainsi, qu'à madame et mademoiselle Petit-Naveau.

 Je suis, avec infiniment de respect, du maître l'élève reconnaissant, à l'ami le très dévoué,

 

Raoul Minhar.


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