Pages quiètes : Trépassés mondains. - La mort de Socrate.

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R. Minhar, « Pages quiètes : Trépassés mondains. - La mort de Socrate », Mercure de France, t. III, n° 23, novembre 1891, p. 273-277


PAGES QUIÈTES

TRÉPASSÉS MONDAINS


 Dans le cimetière si parfaitement comme il faut, les gardiens se réjouissent du tombeau monumental de la princesse Amy; d'un clignement d'œil, ils l'indiquent au visiteur, et, courtois, reculent d'un pas pour laisser juger de l'effet. Le soir, ils adressent à l'édifice un adieu amical, chassent d'un souffle modéré les grains de poussière qui souillent les moulures et vont dormir avec soin, pleins de la gloire naïve d'une avantageuse surveillance.
 A la mi-nuit, les morts font brosser leurs squelettes, et, dans les sépultures de granit verni les gentlemen forcent les gants de chevreau, vérifient le luisant des chapeaux aux coiffes quotidiennement renouvelées; les misses babillardes vaporisent du lilas blanc à l'endroit ou furent leurs épaules.
 Dans ce milieu passionnément correct, toutes les démarches sont d'un ton excellent. On inspecte les expositions d'horticulture aménagées en divers points par une élégante piété. Les spirituelles réparties se croisent, d'ailleurs prévues; les mélomanes discutent le dernier quatuor de hiboux et les vieux amiraux geignent un peu, comme les y obligent d'anciennes campagnes.
 Les groupes, à pas indolents, vont prendre une coupe de thé chez la princesse Amy. Les visiteurs se félicitent de leur trépas mutuel, qui permet de jouir d'une compagnie aussi fermée. La mémoire secourue par la liste gravée en caractères dorés sur les murs, avec des gestes mesurés et des intonations douceâtres, ils louent sur ses œuvres la maîtresse de céans. Celle-ci hausse les clavicules et méprise; les défunts, un peu gênés, claquent leurs maxillaires en signe d'approbation.  Le coq chante ; chacun regagne son home. La princesse Amy va pleurer dans un coin, l'âme pauvre et misérable, car ces gens l'obsèdent et il n'y aura pas de compte-rendu. Les journalistes sont restés chez eux : ils habitent très loin, trop loin, au champ des navets.

LA MORT DE SOCRATE
(dialogue)


 Nous étions tous les trois, sur les bords de l'Illissus. Appuyé à un platane, Prôtos regardait la terre, le front morne et les bras croisés. De ses pieds d'ivoire, Prôtê caressait les eaux harmonieuses, et moi, Deuteros, étendu près d'elle, je pleurais amèrement le maître perdu, le divin Socratès, dont la parole dorée ne résonnerait plus sous le soleil.

prôté


 Le rôle des femmes me paraît être de relever le courage défaillant des hommes. Tu me sembles, Deuteros, trop affligé par le coup qui nous a frappés : Socratès était un mortel et il a suivi la fortune des autres mortels ; il serait mal à propos de nous en étonner, nous, les croyants à d'éternelles renaissances. Socratès nous apprit la façon de mourir et nous devait ce dernier enseignement ; il convient de le méditer et non de gémir, comme la populace inconsciente et vile.

deuteros


 J'avais consacré ma vie à écouter les sages leçons de Socratès. Il est triste de vivre, Prôtê, lorsque l'on a perdu la raison de l'existence. J étais habitué aux sublimes discours du maître ; ils me manquent aujourd'hui, et je ne sais comment les remplacer. Tu devrais, étant philosophe, connaître la force de l'habitude.

prôté


 Celui qui ne peut suivre ses habitudes, doit en contracter de nouvelles. Change, Deuteros, tes anciennes coutumes. Si tu étais menuisier et que ton rabot vint à s'user, sans chercher plus loin et malgré les inconvénients d'un outil neuf, tu irais en acheter un second chez le forgeron.

deuteros


 Certes.

prôté

 Tu aimais Socratès, aime autre part. Mieux vaut peut-être qu'il soit mort, car les années commençaient à le frapper fortement. Peu de jours encore, et l'avenir devant ignorer l'abaissement de ses facultés, nous étions forcés de lui attribuer nos propres écrits. Devoir respectable sans doute, mais il est plus juste de recueillir pour soi le fruit de ses travaux.

deuteros

 En effet.

 
prôté

 Il importe de savoir regretter son maître, et si l'on y voit un simple débarras, on déplore sa perte avec un génie plus grand. Les idées non obscurcies par la douleur donnent la vision plus juste, la phrase plus digne et les images mieux colorées. Tu sais de quelle ardeur Platon élabore son dialogue du Phédon. Il craignit de se compromettre en assistant aux derniers moments de Socratès ; j'en atteste la Mère des Dieux, il en célébrera sa mort avec plus de majesté.

deuteros

 Il est possible.

prôté

 Vois-tu notre chagrin, Deuteros, si notre Socratès était devenu gâteux. Dans la ville d'Athènes où chacun sait tout, où chacun raille tout, de l'archonte éponyme au dernier vendeur de lupins, des satires auraient couru sur l'imbécillité du maitre, de bouffonnes épigrammes sur la décadence philosophique. Sans doute, on eût vanté la fidélité des derniers égrégores, mais est-il si doux de conquérir la gloire en écoutant les vagissements d'un idiot, en faisant la phalange autour d'une sentine vivante?

deuteros


 Non, par Heraklès.

prôté


 Les vieillards ont parfois de bizarres idées et ne regrettent pas seulement les chevelures frisées de leur jeunesse. Socratès pouvait abandonner la vertu ancienne, outrager la pudeur par des vouloirs non retenus. Les éphèbes eussent été compromis d'étrange façon.

deuteros


 Il est vrai.

protê


 Louons les Moires impassibles de nous avoir épargné ces ennuis, d'avoir coupé le fil de Socratès, sans qu'il nous devînt un objet de dégoût. Conservons de lui un souvenir pieux et recueilli, comme je conserve la mémoire du jour où, inconnue dans Athènes, je lui remis un message de Diotime de Mantinée, docte en amour et en beaucoup d'autres choses.

deuteros


 Tu portais une longue tunique blanche avec des franges violettes et la brise du soir ondulait mollement tes cheveux. Ta démarche était celle d'une oréade et ta voix avait la douceur du miel fraichement récolté. Je me souviens que tu parlas longtemps des paroles graves et symboliques, et mon âme se reposait en ton discours comme un oisel au milieu de son nid.

prôté


 Ta mémoire est bonne, Deuteros. C'est ainsi qu'il faut te rappeler Socratès, et l'imagination le fera revivre en toi.

deuteros


 Socratès te répondit, mais j'ai oublié sa réponse. Elle a fui comme le lièvre fuit du bois envahi par le chasseur.

prôté


 Je te la redirai, Deuteros, et tu ne l'oublieras plus.

deuteros


 Pourquoi ne pas redire deux autres mots jadis entendus, les mots de la claire nuit de juin où notre primitive unité renaquit dans le mystique secret de l’Éros triomphant.

prôté


 La présence de Prôtos nous impose une réserve qu'il ne convient pas de violer.

deuteros


 Fuyons alors. L'ombre a bleui sous les bois d'olivier.

prôté


 Deuteros! Deuteros !

prôtos (intervenant)


 J'ai trouvé la péroraison sacrée, l'auguste mélodie du verbe terminal, écartant les dissonances et les terminaisons barbares. Maintenant, j'ose le dire, notre divin Socratès sera dignement loué.

deuteros (avec remords)


 Nous étions des ingrats, Prôté. Lui pense toujours à notre maître absent.

prôté


 Non, grand sot, il pense à son oraison funèbre (plus bas) Fuyons, dis.

R. Minhar.

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