Paul Verlaine

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Charles Morice, « Paul Verlaine », Mercure de France, t. II, n° 14, fevrier 1891, p. 81-83.


PAUL VERLAINE




A Eugène Carrière



En mi-chemin de cestre nostre vie
Me retrouvai en une salve obscure,
Car droite voie ore estoit esmarrie.
Ah, ceste selve, dire m'est chose dure
Connue elle estoit sauvage et aspre et fort
Si que mon coeur encore ne s'assure,
Tant est amer que peu est plus la mort.

Dante : (L'Enfer traduit par Littré).


I


Le Poëte au penchant de sa destinée
S'arrête et contemple l'avenir obscur :
Déjà le soir de sa mourante journée
Monte parmi la vieillesse de l'azur.



Comme Dante a-t-il quitté la bonne voie
Celui qui mieux que tous connut le secret
Des hymnes splendides d'amour et de joie —
Comme Dante perdu dans l'âpre Forêt?



C'est à peine si la mort est plus amère
Que cette Forêt d'épouvante et de nuit
Qu'emplit le sanglot de la chère chimère
D'autrefois, fantôme déçu qui s'enfuit.



Ah, que les routes claires se sont éteintes
Depuis que dans l'aube on partit pour là-bas
Où brillait au sommet des montagnes saintes
Une Rose en prix de glorieux combats


Une Rose éblouissante comme un astre
Dans un ciel promis aux combats glorieux ! —
Quelle faute, hélas, enfanta quel désastre
Dont s'enténébrèrent les routes des cieux ?


Ou si ce fut vraiment comme Dante un ordre
Mystérieux qui conduisit le rêveur
Vêtu d'une armure où l'Enfer ne pût mordre
Dans la Forêt de l'erreur et du malheur ?


II



Le Poëte au milieu de son chemin sombre
S'arrête et triste contemplant le Jadis
Se revoit dans sa jeunesse — telle une ombre
Ambitieuse de tous les paradis.



Il se revoit dans toute la belle ivresse
De sa jeunesse éprise de l'Absolu —
Tel un fol vers une amérique s'empresse
Pour un livre menteur naïvement lu.



Il voulait entendre parler dans les nues
Les messagers ailés, purs, savants et vrais —
Sans rien perdre cependant des chansons nues
Du plaisir qui s'ébat au fond des Lieux frais.



Ce ne fut pas une mission céleste,
Ce fut un téméraire abus de pouvoir
Et voilà qu'il faudrait au remords qui reste
Expier d'avoir espéré tout avoir.


III



Le Poëte dans un désolé silence,
Sans plus se rebeller contre aucune loi,
Sans invoquer dès lors aucune clémence,
Comme un vieil enfant regarde devant soi.


Comme d'un vieil enfant près des pleurs encore
Ses lèvres, on dirait murmurent : « Déjà !
« Déjà le soir ! et quoi ? ce n'est plus l'aurore ! ... »
(Et c'est en vain que sur lui le temps neigea.)


« O mon Dieu, je ne suis qu'un simple poëte,
« Sans volonté, sans responsabilité ;
« Tout chantait en moi, le cœur, les sens, la tête,
« Et sans vouloir, et sans choisir, j'ai chanté !


« S'il me faut entrer dans la Forêt profonde
« Sans doute ce sera pour chanter encor ?
« Je suis un élément dont les feux du monde
« Ont fait tour a tour et du plomb et de l'or.


« J'ai jeté aux vents des richesses peut-être :
« Eh bien ? Je suis né sous l'astre saturnien :
« Libre et nerveux ! — Je n'ai pas subi de maître
« Puisque certes jamais je ne fus le mien !


« Je ne sais trop quelle route j'ai suivie,
« Comme j'y suis entré ni comme on en sort, —
« Je ne sais pas ce que j'ai fait de ma vie ..
« Qu'est-ce que je pourrais faire de la mort ? »


Charles Morice. 
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