Philosophie de la Censure

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Remy de Gourmont, « Philosophie de la Censure », Mercure de France, t. V, n° 32, août 1892, p. 347-349.




PHILOSOPHIE DE LA CENSURE


 Ce n'est pas un recueil sans intérêt, ce volume récemment paru où sont donnés différents rapports des censeurs dramatiques sous le second Empire (1). On peut même négliger l'inénarrable sottise de la Censure elle-même, bien qu'elle ait une certaine saveur de courtisanerie peureuse et bigote mélangée d'un bizarre fumet de vanité professorale: — la lâcheté des auteurs dramatiques, tel est plutôt, inaperçu du compilateur, inaperçu de tous les journalistes qui ont chroniqué sur ces documents, le vrai sujet du livre de M. ***.
 Que la Censure demande quelques suppressions de mots qui paraissent sales ou trop durs et que l'auteur consente à ces suppressions qui n'amputent que de verrues, souvent, l'intégralité de son oeuvre, il n'y a pas à lui en vouloir; ainsi M. de Goncourt dût laisser quelques bribes de la peau de Germinie Lacerteux aux ongles de la médiocre Harpie. Mais, d'ordinaire, cela va plus loin : la Censure dicte et l'auteur corrige.
 Alfred de Musset fut, après M. Dumas fils, l'un des premiers à capituler. Deuxième rapport sur André del Sarto : «... Aux théories trop exaltées et paradoxales, qui d'ailleurs ont parfois été affaiblies dans leur expression, l'auteur a opposé des répliques en forme de correctifs qui en atténuent la portée; des détails trop vifs ont été supprimés ou adoucis... » Diane de Lys, par M. Dumas fils ; deuxième rapport : « L'auteur ayant remanié son oeuvre a demandé un nouvel examen. Les modifications ont été capitales; elles ont porté sur les principales situations qui nous avaient paru rendre la pièce inadmissible... » Ce rapport est tout à fait-typique; si Diane de Lys ne porte pas au faux-titre cette mention : en collaboration avec la Censure, ce ne peut être que par oubli ou ingratitude.
 Le Verrou de la Reine, par Dumas père: « Cette pièce est la réduction en trois actes de la comédie La Jeunesse de Louis XV..., refusée sur notre rapport du 9 novembre 1853 ».
 Deuxième rapport sur Le Mariage d'Olympe, par Emile Augier: « L'auteur du Mariage d' Olympe, auquel nous avons communiqué nos réserves... a fait droit à celles qui concernent le dénouement et les détails du dialogue indiqués sur les manuscrits. »
 Souvent le directeur se fait le complice de la Censure. A propos d'un drame historique en vingt-cinq tableaux, Paris : « Le directeur est entré pleinement dans nos vues, mais il s'est trouvé en présence des résistances de l'auteur. Il a passé outre... »
 M. Paul Foucher est bien plus conciliant. Il consent, dans sa Notre-Dame de Paris, drame tiré du roman de Victor Hugo, à « séculariser » Claude Frollo ; l'archidiacre devient un imagier, et l'auteur s'engage à lui enlever « tout caractère ecclésiastique ».
 Pour la Tireuse de cartes; Victor Séjour autorise la Censure à modifier elle-même tout ce qui lui avait déplu dans le drame ; elle le bouleverse entièrement et l'auteur approuve.
 Je sais bien que l'indocilité des dramaturges n'eût servi de rien. La Censure est plus entêtée qu'une mule ; elle ne cède jamais, — mais cela, parce qu'elle sait que la majorité des auteurs préfère l'argent à la dignité, la recette à l'indépendance. Si jamais aucune concession n'avait été faite à la Censure, son rôle serait devenu si odieux qu'une impopularité certaine la balayait. Il est encore temps, pour ceux que cela intéresse, de prendre ce parti.

R.G


 (1) La Censure sous Napoléon III, par ***. Rapports inédits et in-extenso (1852 à 1866). Préface de *** et interview de M. Edmond de Goncourt (Savine).



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