Poil de Carotte : Mathilde

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Jules Renard , « Poil de Carotte : Mathilde », Mercure de France, t. VI, n° 33, septembre 1892, p. 53-55.


POIL DE CAROTTE
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MATHILDE

 — « Tu sais, maman, dit sœur Ernestine essoufflée à Madame Lepic, Poil de Carotte joue encore au mari et à la femme avec la petite Mathilde, dans le pré. Grand Frère Félix les habille. C'est pourtant défendu, si je ne me trompe. »
 En effet, dans le pré, la petite Mathilde se tient immobile et raide sous sa toilette de clématite sauvage à fleurs blanches. Toute parée, elle semble vraiment une fiancée garnie d'oranger. Et elle en a, de quoi calmer toutes les coliques de la vie. La clématite, d'abord nattée en couronne sur la tête, descend par flots sous le menton, derrière le dos, le long des bras, volubile enguirlande la taille et forme à terre une queue rampante que Grand Frère Félix ne se lasse pas d'allonger.
 Il se recule et dit :
 — « Ne bouge plus ! À ton tour, Poil de Carotte. »
 À son tour, Poil de Carotte est habillé en jeune marié, également couvert de clématites où, çà et là, éclatent des pavots, des cenelles, un pissenlit jaune, afin qu'on puisse le distinguer de Mathilde. Il n'a pas envie de rire, et tous trois gardent leur sérieux. Ils savent quel ton convient à chaque cérémonie. On doit rester triste aux enterrements, du commencement à la fin, et grave aux mariages, jusqu'après la messe. Sinon, ce n'est plus amusant de jouer.
 — « Prenez vous la main, dit Grand Frère Félix. En avant, doucement. »
 Ils s'avancent au pas, écartés. Quand Mathilde s'empêtre, elle retrousse sa traîne et la tient entre ses doigts.
 Poil de Carotte galamment l'attend, une jambe levée. Grand Frère Félix les conduit par le pré. Il marche à reculons, et les bras en balancier leur indique la cadence. Il se croit Monsieur le Maire et les salue, plein d'autorité, puis Monsieur le curé et les bénit, puis les amis qui félicitent et il les complimente, les trouve gentils, puis le violoniste et il râcle avec un bâton un autre bâton.
 Il les promène de long en large.
 — « Halte! dit-il, ça se dérange. »
 Mais le temps d'aplatir d'une claque la couronne de Mathilde, il remet le cortège en branle.
 — « Aïe ! » fait Mathilde qui grimace.
 Une vrille de clématite lui tire des cheveux. Grand Frère Félix arrache le tout. On continue.
 — « Ça y est, dit-il, maintenant vous êtes mariés, bichez-vous. »
 Comme ils hésitent :
 — « Eh bien ! quoi ! bichez-vous. Quand on est marié on se biche. Faites-vous la cour, une déclaration. Vous avez l'air plombés. »
 Supérieur, il se moque de leur inhabileté, lui qui, peut-être, a déjà prononcé des paroles d'amour. Il donne l'exemple et biche Mathilde le premier, «pour sa peine».
 Poil de Carotte s'enhardit, cherche à travers la plante grimpante le visage de Mathilde et la baise sur la joue.
 — « Ce n'est pas de la blague, dit-il, je me marierais bien avec toi, moi. »
 Mathilde, comme elle l'a reçu, lui rend son baiser. Aussitôt, gauches, gênés, il rougissent tous deux. Grand Frère Félix leur montre les cornes.
 — « Soleil ! soleil ! »
 II se frotte deux doigts l'un contre l'autre et trépigne, des bousilles aux lèvres.
 — « Sont-ils buses ! ils croient que c'est arrivé ! »
 — « D'abord, dit Poil de Carotte, je ne pique pas de soleil, et puis ricane, ricane, ce n'est pas toi qui m'empêcheras de me marier avec Mathilde, si maman veut. »
 Mais voici que maman vient répondre elle-même qu'elle ne veut pas. Elle pousse la barrière du pré. Elle entre suivie d'Ernestine la rapporteuse. En passant près de la haie, elle casse une rouette dont elle ôte les feuilles et garde les épines.
 Elle arrive droit, inévitable comme l'orage.
 — « Gare les calottes, » dit Grand Frère Félix.
  Il s'enfuit au bout du pré. Il est à l'abri et peut voir.
 Poil de Carotte ne se sauve jamais. D'ordinaire, quoique lâche, il préfère en finir vite, et aujourd'hui il se sent brave.
 Mathilde, tremblante, pleure comme une veuve, avec des hoquets.
 — « Ne crains rien, lui dit-il. Je connais maman ; elle n'en a que pour moi. J'attraperai tout. »
 — « Oui, dit Mathilde, mais ta maman va le dire à ma maman, et ma maman va me battre. »
 — « Corriger, fit Poil de Carotte ; on dit corriger, comme pour les devoirs de vacances. Est-ce qu'elle te corrige, ta maman ? »
 — « Des fois ; ça dépend, » dit Mathilde.
 — « Pour moi, c'est toujours sûr, » dit Poil de Carotte.
 — « Mais je n'ai rien fait, » dit Mathilde.
 — « Ça ne fait rien, dit Poil de Carotte. Attention ! »
 Madame Lepic approche. Elle les tient. Elle a le temps. Elle ralentit son allure. Elle est si près que sœur Ernestine, par peur des chocs en retour, s'arrête au bord du cercle où l'action se concentrera. Poil de Carotte se campe devant « sa femme », qui sanglote plus fort. Les clématites sauvages mêlent leurs fleurs blanches. La rouette de Madame Lepic se lève, prête à cingler. Poil de Carotte, pâle, exalté,croise ses bras, et la nuque raccourcie, les reins chauds déjà, les mollets lui cuisant d'avance, il a l'orgueil de s'écrier :
 — « Qu'est-ce que ça fout, pourvu qu'on rigole ! »

 Jules Renard.


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