Raffaelli

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G. Albert Aurier, « Raffaelli », Mercure de France, t. I, n° 1, septembre 1890, p. 324-329


RAFFAELLI


 Des ciels gris, ennuyés, salis par des suies d'usines... des champs plats, lugubres, avares, fumés de plâtras, de tessons de bouteilles et de coquilles d'huitres, de pitoyables champs qu'on devine proches des fortifications, anémiés, contaminés par la respiration viciée, par les sueurs pestilentielles de Paris... des arbres rabougris, chauves, trognonneux... des bouts de routes poussiéreuses et mornes, avec de ces rôdeurs à loqueteux bourgerons et à pantalons tire-bouchonnants, traînant leurs échines lasses vers des besognes vagues et suspectes... des coins d'industrie ords compliqués... des petits rentiers, doucement grotesques, occupés à badigeonner de vert la barrière d'un jardinet saharien ou à caresser, comme des enfants malades, leurs rosiers chlorotiques et leurs choux poitrinaires... des ouvriers suants, noirs, abrutis par la fatigue, avec de calleuses mains pareilles à des écorces de chêne-liège... des maraîchers... des guinguettes... des rues, de cartonneuses villas suburbicaires... des rosses apocalyptiques traînant de lourdes carrioles encombrées d'équivoques bric-à-brac, des charrettes geignant sous des pyramides de moellons ou d'immondices... des types et de petits intérieurs de commis retraités, fatalement notés en quelque Asnières... des camelots, des saltimbanques, des chiens errants, des horizons de toits, de cheminées et de hauts-fourneaux, des gazons alopécies et galeux, des gouges pouilleuses, des claque-dents, des mendigots, toute la vermineuse truandaille des barrières, tous les pitoyables êtres, toutes les lamentables choses de ce monde spécial, si complexe, si mornement et si monotonement divers, qu'est la Banlieue...
 Puis, sans transition, l'Angleterre !... les ciels brouillardeux, lymphatiques d'Outre-Manche... le flegme, l'hypocrisie, le féroce mercantilisme, les policemen, les clergymen, les gentlemen et autres men, roux et rogues, à vestons bigarrés... et, s'élançant des confortables snow-boots, les idéales maigreurs, les blanches fluidités des flaves et pâles misses, qui font songer à des lys qui seraient poussés dans des boîtes à violon... les longs petits soldats imberbes, tuniqués d'écarlate, coiffés de toques d'enfants et armés de badines... les bonnes et les wet-nurses d'Hyde-Park... les gueux, les vagabonds, les alcooliques, toute la crapulerie, toute l'atroce misère de Whyte-Chapel... les élégants babies... les fillettes trop blondes à robes trop courtes et à mollets nus, dansant sur des pelouses... les public-houses... les quais goudronneux... les villes à grand fracas industriel... les cabs, les matelots, les cafés-concerts, toute la vie de là-bas, grouillant dans son atmosphère sursaturée de brouillard, de fumée de houille et de protestantisme, parfumée de pale-ale, de whisky et de thé...  Enfin, derechef c'est la France, non plus la banlieue, les environs de Paris, mais Paris lui-même dans tout son polymorphisme kaléidoscopesque.... la vie fiévreuse, tapageuse.... l'universel coudoiement, l'éternelle bousculade... le pitoyable lupanar cosmopolite où le monde vient s'ébattre, tout jubilant de ce luxe en toc, de cette élégance de figurants, de cet esprit de paillasse qui bonimente !... Paris... les boulevards bien peignés et les quartiers pouilleux... les cafés similorés et les bouges sordides... des gens qui doivent être des députés ou bien des voyageurs de commerce, frôlant de haillonneux caïmands, des tondeurs de chiens, des chanteurs de cours.... des arbres rachitiques enracinés dans du bitume.... des scènes typiques de petits logements bourgeois, d'asiles de nuit, de bouillons populaires... des professeurs corrigeant en omnibus des devoirs d'élèves.... des ramasseurs de bouts de cigares et des notaires... des bateleurs de la foire du Trône, des afficheurs, des rémouleurs, des carreleurs de souliers, des marchands de quatre-saisons, des blanchisseuses et des trottins en course, d'enfontangées nourrices aux Champs-Élysées, des négociants faisant leur partie, des museaux glabres de cabotins, des pouffiasses d'interlopes beuglants secouant leurs adiposités pour d'infâmes chahuts, grimaçant pour des éjaculations lyriques et ordurières, des catins de boulevard extérieur, des tavernes du quartier de l'École Militaire encombrées d'ignobles paillasses à soldats.... des vendeurs de coco.... d'impubères bouquetières coureuses de pissotières, des aboyeurs de journaux, des hommes-sandwich, des chiffonniers, de louches meurt-de-faim affligés de professions improbables... Et tout cela, types et scènes de la Banlieue, d’Angleterre, de Paris, notés, saisis avec leur caractère propre, leur accent essentiel, dans leur coutumier aspect, avec l'exact geste qu'il faut !
 Tel, où à peu près le brouhaha, le pittoresque pandœmonium qu'évoque en la mémoire ce seul nom : Raffaelli.

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 Au reste, je ne veux point dire que cette œuvre soit, en toutes ses parties, également admirable, ou même d'un art toujours très intéressant. M. Raffaelli est, parmi les peintres dignes de ce nom, un de ceux qui présentent le plus déconcertant mélange de défauts et de qualités. Pourtant, quelque imparfait que soit son talent, il est, je crois, digne de préoccuper la critique et de plaire aux vrais honnnêtes gens. En ce siècle qu'encombrent les trivialités hideusement jolies et « si-distinguées-ma-chère ! » des Adrien Marie, des Vibert, des Loustauneau et consorts, nous n'avons pas le droit de dédaigner un artiste qui, comme lui, peut s'enorgueillir de ces tant rares vertus : la sincérité ; la haine du banal, de la fausse élégance, des formules d'école, des techniques compliquées, du convenu et du chic ; l'acuité d'un esprit fureteur, à la fois pitoyable et ironique, patient à la recherche et prompt au pourchas des plus instantanées notations.

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 M. Raffaelli s'est baptisé lui-même autrefois « caractériste ». Il a même tenté créer cette école en iste et en préciser l'esthétique dans des brochures. Ne retenons de tout cela que cette épithète de « caractériste », qui le définit assez exactement. Son esprit, en effet, très matérialiste, très réaliste et, en même temps, très analytique, est surtout attiré par l'extériorité des êtres et des choses, par le caractère de leurs surfaces, plus que par leur nature profonde, intime. Ce qui le préoccupe, ce sont les signes de la pensée plus que la pensée elle-même, et ces signes l'intéressent plutôt par le pittoresque de leur modalité propre que par leur sens représentatif.
 Et c'est ce qui explique pourquoi M. Raffaelli passe sa vie à observer, à noter, avec un zèle et une pertinacité stupéfiants, de minuscules détails extrinsèques qui nous semblent, à nous, bien vains et bien puérils, et qui, pour lui, sont de la plus haute valeur. On l'étonnerait certainement en lui disant qu'il peut y avoir de très grands artistes qui sacrifient d'un cœur léger cette étude de l'écorce des êtres à des recherches plus profondes, en lui affirmant qu'on peut être psychologue, en peinture, sans posséder une science si complète des déformations et des stigmates professionnels, et qu'il existe d'admirables maîtres (tous ceux qui revêtent les idées pures de la somptuosité des symboles) dont l'œuvre est justement le contraire de la sienne.
 Cette exclusive préoccupation du superficiel pas plus que cette manie de futile furetage n'impliquent d'ailleurs fatalement la froideur. M. Raffaelli observe et note des accidents épidermiques, mais il observe et note comme un artiste, non comme un savant, et il a le secret, vraiment, de vibrer devant ces accidents épidermiques, d'être égayé par une fossette, attristé par une ride, ému par une verrue ! Les phénomènes, pour insignifiants qu'ils soient, se colorent au prisme de sa sensibilité, de son âme d'artiste, et c'est ce qui nous permet de nous intéresser au minutieux en-dehors de l'œuvre, d'y lire cette gaité pessimiste, cette ironique pitié qui le singularise. Un pli d'étoffe, un crevassement de peau, c'en est assez pour nous faire deviner son moi de narquois observateur des extériorités, de sincère ennuyé des choses, qui s'amuse de son ennui et des choses !...
 Pourtant, il faut bien l'avouer, cette émotion que l'on constate dans les œuvres de M. Raffaelli ne semble jamais, elle non plus — et c'est la conséquence de son mode de superficielle perception —, bien profonde ni bien grave. C'est une gaité, une pitié, une ironie volages, à fleur de cœur, s'éparpillant sur les détails, glissant sur les dermes, pénétrant à peine, suivant exactement son intelligence qui se diffuse en analyses superflues... Et c'est pourquoi, devant les tableaux de M. Raffaelli, malgré cette prodigieuse dépense intellectuelle donnée à l'étude des hiéroglyphes de ces vivants sépulcres que nous sommes, malgré leur merveilleusement nette compréhension, on se prend parfois à regretter un quelque chose.... je ne sais quoi ?... Peut-être l'immense vision térébrante, l'impressionnabilité de tout l'être, d'un Rembrandt ou d'un Daumier !...
 Daumier !... Ici, point de vaine analyse ! point de myopes microscopies de rides, de poils, de durillons ! point cet air mystérieux de vous dire : - « Hein ? l'ai-je assez exactement noté, ce calus spécial de tel spécial ouvrier, cette dépression crânienne, ce pantalon typiquement ridicule de tel bourgeois idiot ? » Rien qu'une large synthèse des formes générales, du geste, de la silhouette, rien qu'une indication de la ligne d'ensemble pour cette magistrale fixation du caractère, rien que le strictement indispensable ! C'est moins exact, peut-être, mais, indiscutablement, c'est plus vrai. Et aussi, comme cet art est plus profond, plus émouvant et plus ému ! Comme on sent que le prodigieux lithographe n'a pas seulement copié une face, un accoutrement de grotesque, mais bien une âme de grotesque, une âme sur laquelle il a craché son éclat de rire, sa douloureuse gouaillerie !... En regardant une œuvre de M. Raffaelli, n'a-t-on pas souvent l'impression contraire ? Ne l'imagine-t-on pas, malgré soi, peintre très consciencieux et très intelligent, copiant, quasiment ainsi qu'il ferait d'une nature-morte, avec une vétillarde fidélité, le derme, les oripeaux d'un type, et n'arrivant à vous un peu suggérer la psychologie de ce type qu'à force de minutieuse exactitude dans le rendu de ses attributs extérieurs?
 Il serait facile de multiplier d'autres analogues comparaisons, aussi concluantes. M. Degas, par exemple, pour nous traduire — combien intensément ! — la turpide bestialité de la femelle humaine, M. Forain pour nous montrer la cynique crapulerie, la rosserie cochonne de la fille, et pour nous imposer, celui-ci, son rire de cruel railleur, celui-là son morne dégoût, ont-ils besoin de tout ce mystérieux appareil de compliquée analyse, de ce formidable entassement de détails singularisateurs ? Ne nous disent-ils pas mieux ce qu'ils veulent nous dire avec infiniment moins de mots ? Ne sont-ils pas moins prolixes et, conséquemment, plus éloquents, plus clairs, plus pénétrants et, il faut bien le dire, plus artistes ?

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 Néanmoins, je le répète, l'œuvre de M. Raffaelli demeure, malgré tout, très intéressante, très séduisante. Cette superficialité, cette manie de dermatographie à outrance, toutes ces tares intellectuelles jointes aux nombreuses qualités qu'il possède, à son acuité visuelle, à son esprit net, à sa haine du banal et du joli traditionnel, à sa passion du vrai et du pittoresque distinctif, ont eu pour singulier résultat de faire de lui le premier et peut-être l'unique peintre anecdotier de notre temps. Ses peintures, ses dessins, ses aquarelles, racontent les mœurs, la piètre vie d'aujourd'hui, mieux que toutes les potinières historiettes des petits journaux. Ce sont moins des tableaux que des illustrations, mais de miraculeuses, d'incomparables illustrations. M. Raffaelli est, il faut le crier, un illustrateur de génie. Cette appellation, j'imagine, ne le blessera pas. Il est trop conscient artiste, trop logique et trop docte théoricien pour avoir marché au hasard dans la voie d'art qu'il suit, et sans en savoir le nom. D'ailleurs, ce titre d'illustrateur, qui peut être infamant lorsqu'il s'agit d'un Bayard, d'un Meyer et de leurs banalités industrielles, ne saurait être qu'élogieux lorsqu'on parle d'un grand poète romantique tel que Doré, ou d'un grand artiste réaliste tel que Raffaelli.

 Comme peintre, en effet, comme coloriste, pourquoi ne pas l'avouer ? M. Raffaelli existe à peine.
 Sa palette est sale, boueuse, morose. Malgré de louables efforts vers le clair, ses toiles restent le plus souvent grises, veules, plâtreuses, souillées de lignes d'esquisses, de hachures noires qui pour être voulues n'en sont pas moins choquantes. Il ignore les réelles vibrations des ensoleillements, les mystérieuses colorations des ombres. Il n'a guère la science des valeurs. Trop souvent il ne sait différencier le solide des fluidités : je connais tel de ses tableaux où l'on marcherait sur le ciel avec plus de confiance que sur le terrain...
 Mais qu'importe ? M. Raffaelli, je l'ai déjà dit, est un illustrateur, et, comme tel, peut aisément se passer du don de la couleur. Ce qu'il lui faut, c'est plutôt la science de la composition, celle du dessin. Or, à ce point de vue, il n'a rien à envier à personne.
 La composition de ses moindres pochades, excellemment simple, naturelle, impressioniste, est presque toujours inoubliablement heureuse. Il sait se passer des clichés et des formules, se contentant du perspicace regarder de la réalité où, de soi-même, tout se compose. Aussi, ses profilements — bien que parfois ils manquent beaucoup de style — sont-ils en général, logiquement établis, caractéristiques, imprévus, amusants comme des apparitions trop vraies.
 Quant à son dessin, il n'est pas moins insigne. Il a la compréhension nette du caractère des choses, des êtres, des moindres silhouettes, avec une tendance à la déformation pessimiste, qui va parfois jusqu'à la caricature. On peut cependant lui reprocher de ne point toujours s'adapter à l'esprit des divers sujets, de rester canaille, populacier, alors que, manifestement, il faudrait devenir élégant, aristocratique. Par exemple, M. Raffaelli n'a jamais pu se résoudre à dessiner un pantalon qui ne fit sur les tibias du plus impeccablement correct gentleman des milliers de plis, rappelant les spires d'un tire-bouchons. Est-ce scepticisme exagéré, touchant l'habileté des tailleurs ? Est-ce le résultat de cette tendance au caricatural que je signalais ? Ne serait-ce pas plutôt parti-pris de singulariser sa facture, de s'enclore dans un procédé graphique une fois pour toutes défini ? Le dessin de M. Raffaelli, en effet, toujours très personnel, est souvent si bizarrement personnel, si extravagamment original, qu'on est quelquefois tenté de se demander s'il n'y a pas préméditation d'originalité, excentricité voulue, création de toutes pièces, en haine des vieilles formules, d'une formule autre, mais qui n'en est pas moins artificielle, comme toutes les formules. Quoi qu'il en soit, je préfère encore cela aux écœurantes trivialités des éternels élèves des éternelles écoles. Et puis, en somme, malgré ces tâtillonnements et ces charbonneux zigzagments intentionnellement maladroits, la ligne en général s'affirme caractéristique, ferme et spirituelle, tracée d'un crayon sûr, incisif et, pour tout dire, savant.

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 M. Raffaelli est aussi sculpteur, et, en sculpture, il apporte les mêmes qualités et les mêmes défauts qu'en peinture.
 Là aussi, il est, dans toute la force du mot illustrateur — et si bien illustrateur qu'il s'est imaginé d'inventer quelque chose comme « l'illustration sculptée ». Une sculpture d'appartement ! une sculpture portative ! une sculpture de poche !...
 Ce sont des silhouettes de bronze vissées à quelques centimètres d'une mince plaque de marbre ou de bois. Cela est d'un usage commode, facile à employer, même en voyage. Pourtant, je ne crois point que cette innovation s'imposait absolument. Ces bas-reliefs simulent, en réalité, à s'y méprendre, des ombres chinoises... Cette ingénieuse et fantaisiste bibeloterie me paraît peu compatible avec le haut style, la gravité, la décorative massivité nécessaires à la statuaire. Et puis (surtout par un éclairage artificiel de nuit) l'ombre-portée du sujet sur le fond produit des effets aussi singuliers que désagréables... Je souhaite à l'auteur, c'est tout ce que je puis faire, que son invention lui procure un lucratif succès auprès des gens du monde et détermine une complète révolution dans l'Art... industriel !
 Allons ! A bientôt, n'est-ce pas, un Magazine, un très moderniste journal orné d'illustrations en demi bosse et en bronze, par M. Raffaelli, — b. v. s. g. d. g. !...


G.-Albert Aurier

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