C'est un large buffet sculpté; le chêne sombre,
Très vieux, a pris cet air si bon des vieilles gens;
Le buffet est ouvert, et verse dans son ombre,
Comme un flot de vin vieux, des parfums engageants;
Tout plein, c'est un fouillis de vieilles vieilleries,
De linges odorants et jaunes, de chiffons
De femmes ou d'enfants, de dentelles flétries,
De fichus de grand'mères où sont peints des griffons;
— C'est là qu'on trouverait les médaillons, les mèches
De cheveux blancs ou blonds, les portraits, les fleurs sèches
Dont le parfum se mêle à des parfums de fruits.
— O buffet du vieux temps, tu sais bien des histoires,
Et tu voudrais conter tes contes, et tu bruis
Quand s'ouvrent lentement tes grandes portes noirs.
Octobre 1870.
- Au gibet noir, manchot aimable,
- Dansent, dansent les paladins,
- Les maigres paladins du diable,
- Les squelettes de Saladins.
Messire Belzebuth tire par la cravate
Ses petits pantins noirs, grimaçant sur le ciel,
Et, leur claquant au front un revers de savate,
Les fait danser, danser aux sons d'un vieux Noël!
Et les pantins choqués enlacent leurs bras grêles :
Comme des orgues noirs, les poitrines à jour,
Que serraient autrefois les gentes demoiselles,
Se heurtent longuement dans un hideux amour.
Hurrah! les gais danseurs qui n'avez plus de panse!
On peut cabrioler, les tréteaux sont si longs!
Hop! qu'on ne sache plus si c'est bataille ou danse !
Belzebuth enragé râcle ses violons!
O durs talons, jamais on n'use sa sandale!
Presque tous ont quitté la chemise de peau :
Le reste est peu gênant et se voit sans scandale.
Sur les crânes, la neige applique un blanc chapeau :
Le corbeau fait panache à ces têtes fêlées,
Un morceau de chair tremble à leur maigre menton :
On dirait, tournoyant dans les sombres mêlées,
Des preux, raides, heurtant armures de carton.
Hurrah! la bise siffle au grand bal des squelettes!
Le gibet noir mugit comme un orgue de fer!
Les loups vont répondant des forêts violettes :
A l'horizon, le ciel est d'un rouge d'enfer...
Holà! secouez-moi ces capitans funèbres
Qui défilent, sournois, de leurs gros doigts cassés,
Un chapelet d'amour sur leurs pâles vertèbres :
Ce n'est pas un moustier, ici, les trépassés!
Oh! voilà qu'au milieu de la danse macabre
Bondit dans le ciel rouge un grand squelette fou
Emporté par l'élan, comme un cheval se cabre :
Et, se sentant encor la corde raide au cou,
Crispe ses petits doigts sur son fémur qui craque
Avec des cris pareils à des ricanements,
Et, comme un baladin rentre dans la baraque,
Rebondit dans le bal au chant des ossements.
Au gibet noir, manchot aimable,
Dansent,dansent les paladins,
Les maigres paladins du diable,
Les squelettes de Saladins.
Comme d'un cercueil vert en fer blanc, une tête
De femme à cheveux bruns fortement pommadés
D'une vieille baignoire émerge, lente et bête,
Avec des déficits assez mal ravaudés ;
Puis le col gras et gris, les larges omoplates
Qui saillent : le dos court qui rentre et qui ressort :
Puis les rondeurs des reins semblent prendre l'essor;
La graisse sous la peau parait en feuilles plates :
L'échine est un peu rouge, et le tout sent un goût
Horrible étrangement; on remarque surtout
Des singularités qu'il faut voir à la loupe...
Les reins portent deux mots: Clara Vénus ;
— Et tout ce corps remue et tend sa large croupe
Belle hideusement d'un ulcère à l'anus.
Arthur Rimbaud.
* Ces poésies font partie d'un livre d'Arthur Rimbaud: Reliquaire, contenant de nombreuses pièces inédites, et que publie cette semaine la librairie Genonceaux.