Sirène

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Louis Denise, « Sirène », Mercure de France, t. II, n° 17, mai 1891, p. 276-277.


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SIRÈNE

A Remy de Gourmont.



Ainsi par les brûlants soirs de rêve,
Psalmodiant tous les vœux railleurs,
Comme un décor d'opéra, se lève
L'ironique beauté de l'Ailleurs


― Jeune homme ! ton désir jeune et vague
Vole à l'inconnu de ma beauté.
Partons ; la mer est bleue et la vague
Soupire à ton départ enchanté.


Pourquoi rester dans la cage noire
Où ta fierté s'ankylose en vain ?
Ma voix t'ouvre une porte de gloire
Sur l'horizon frais de mon matin.


Viens : Le matin frais comme un sourire
Berce la trame frêle des mâts.
Les mâts frêles ont, comme les lyres,
Des cordes où le vent rit, là-bas.


Oh ! là-bas, le soir, la voile rose
A le vol d'un oiseau fabuleux,
D'un oiseau qui jamais ne se pose
Sur l'Iceberg-Réel, trop frileux.


Tes désirs du Réel, éphémères,
Sont morts, dans les dégoûts gangrenés.
Pleure. On a bien vu pleurer des mères
Sur la tombe des enfants mal-nés.


Oh ! bien morts, tes désirs misérables !
Les amours de jadis sont bien morts !
Mais les nefs aux voiles secourables
Rêvent là-bas, prêtes aux essors.


Viens : on mettra des tapis de mousse
Sous tes pieds qu'ont meurtris les graviers.
N'est-ce pas que ma chanson est douce ?
A mes concerts peu sont conviés.


Viens dans mon empire inaccessible.
L'empire du désir immortel,
Du désir, voyageur inflexible
Qui ne dort pas au mauvais hôtel.

J'ai dans mes magiques crépuscules
Des philtres pour tous les vœux ardents.
Mais les satiétés ridicules
N'ont pas osé pénétrer dedans.


Oh ! viens : Les ombres de mes allées
Ont des violets inespérés.
Combien de flottes s'en sont allées
Loin... sans trouver mes récits dorés ?


Combien ont sombré de ces nefs frêles
Où gémissaient les héros-amants,
Cœur las des cœurs et des voix trop grêles,
Fauchés par le flot aigu, charmants !


Ne m'entends-tu pas, Fils de la terre,
Cœur ouvert au scrupule alarmant ?
Ou craindrais-tu d'ouvrir le mystère
Où t'attend la Belle-au-bois-dormant ?


Faut-il chanter toutes les musiques ?
Nommer tous les plaisirs de mes seins,
Et mes délices métaphysiques
Dont l'extase a trompé tant de Saints ?


Désir profond qui passe et caresse
Silencieusement, ignoré
De la pauvre âme folle qu'il presse,
Comme un lourd vendangeur altéré...


Je suis Celle en la mer solitaire
Qui t'attend pour rire et pour s'offrir.
Je suis, ô mon cœur trop las, le Mystère
Qui peut dire son nom sans mourir.


Oh ! viens : L'écrin brillant de tes rêves,
Tes imaginations des soirs
Pâliront, quand tu toucheras mes grèves,
A l'embrasement de tes espoirs. —


Ainsi par les brûlants soirs de rêve,
Psalmodiant tous les vœux railleurs,
Comme un décor d'opéra, se lève
L'ironique beauté de l'Ailleurs.

Louis Denise

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