Sur « Le Possédé »

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Alfred Vallette, « Sur "Le Possédé" », Mercure de France, t. I, n° 8, août 1890, p. 296-299.


SUR « LE POSSÉDÉ » (1)


 Qu'est-ce que cette démoniaque figure de Rakma ? — Non point, à coup sûr, une synthèse de la femme amoureuse et passionnée : Rakma hait, sans motif plausible d'ailleurs, le vieillard qui durant des années est son unique amant ; non plus une synthèse de la femme vicieuse par curiosité : Rakma sait tout, elle est la science même de la dépravation ; non plus une synthèse de la femme vicieuse pour le vice : Rakma n'est lubrique qu'à la seule fin de dévaster l'homme ; non plus la synthèse de la prostituée vénale : Rakma ne se fait point payer. — Le personnage de Rakma, incompréhensible et absurde en tant que réalité immédiate; inexplicable encore en tant que synthèse, se justifie au contraire totalement comme abstraction, comme un symbole du vice fatal ; et la haine pour l'homme de cette fille à la perversité infuse, dont le corps d'éphèbe recèle toutes les luxures, cette haine qui s'acharne, c'est pour le mâle qui la subit l'inéluctable représaille des vices ancestraux. Rakma est donc cela : le symbole du vice héréditaire chez le président Lépervié.
 L'apparition du symbole dans l'art de M.Camille Lemonnier, jusqu'aujourd'hui l'un des plus conscients et sincères ouvriers du roman de vérité concrète, l'un des plus solides piliers du temple naturaliste, est en fait littéraire notable : après l'évolution de MM. J.-K. Huysmans et Guy de Maupassant, c'est le signe par quoi, semble-t-il, s'avère définitivement la désuétude des théories de M. Émile Zola. Seulement, tandis que l'évolution latérale de M. Guy de Maupassant est accidentelle, ne fût vraisemblablement point advenue sans l'influence de l'universelle réaction qui se manifeste contre le naturalisme (mode passager d'expression qu'on a trop confondu avec l'éternel réalisme), l'évolution ascensionnellede M. Lemonnier, comme celle de M. Huysmans et point identique toutefois, est rigoureusement logique, et se fût produite en dehors de toute circonstance contingente. Le moyen, en effet, pour un esprit aussi magnifiquement doué, de ne point percevoir combien peu renferment de vérité essentielle, de substance, les personnages créés sur le patron de ceux qu'on rencontre dans la vie ? C'est déjà là un art, certes, et un art difficile ; mais, à qui en a la puissance, la synthèse s'impose, comme concentrant une plus grande somme de vérité ; puis,pour qui peut s'élever, bien au-dessus du réel et du sensible, dans les régions où planent les principes, et possède en même temps la faculté de saisir les analogies, le symbole devient nécessaire comme étant le signe en quoi il est possible de condenser le plus de vérité. Par delà cette limite, l'atmosphère manque aux certitudes : c'est l'éther presque vierge que seules explorent les hypothèses de l'idéalisme transcendental.
 Si l'on veut, le symbole de M. Lemonnier est de premier degré. — Le président Lépervié a honnêtement vécu entre sa femme Lydie, ses deux enfants Guy et Paule, jusqu'au jour où le vice héréditaire tressaille en lui : « L'Œil (l'œil de Rakma, institutrice de Paule) circule dans sa vie intérieure — œil obsessionnel. et qui toujours plus avant descend, aux troubles eaux de son désir, — œil nageant avec son regard, comme un lumineux poisson, par dessus les limons soulevés de la concupiscence. » — Le président essaie de réagir, et il est à observer que c'est l'unique fois qu'il le tente : plus tard, toujours double, logicien et clairvoyant, sinon dans les dernières périodes du gâtisme, il n'entendra que pour en souffrir la voix de la bonne conscience, car « à quoi bon vouloir, puisque aussi bien l'acte constamment dément le meilleur calcul ? » et à chacune de ses étapes dans la débauche il inventera un raisonnement pour s'absoudre. Il appelle un soir Rakma dan son cabinet de travail, et, sans qu'elle résiste, il la possède là, « en le familial divan, depuis des ans le confident de ses méditations, l'ami des aises de son corps... » Mais « à peine les râles expirés », au bruit des pas d'une domestique courant par l'escalier : — « Va-t'en, pars vite, trouve une raison, s'écria le président, repris à l'angoisse du rée1... — Ah ! dit-elle, auriez-vous le courage de me chasser, à présent ?... — Te chasser ? Qui peut y penser ? N'es-tu pas, toi aussi, désormais la maîtresse dans cette maison... » Et, en effet, le Vice-Rakma, d'abord humble, doucement insinuant, est dès lors le maître de la Maison-Chair de Lépervié, un maître qui tout à coup se révèle violent et impitoyable.
 Les turpitudes commencent. Le président, le magistrat, s'oublie au point de faire l'amour dans un endroit propice du Bois de Boulogne, sous le ciel clair de l'après-midi, parce que « d'autres peut-être se sont aimés là ». Puis c'est l'hôtel garni, parce que chaque fois on y a les transes de l'homme bien posé en bonne fortune, de l'homme qui doit être cru vertueux et à qui la gravité de sa situation commande le respect de soi-même. Puis ce sont les bouges, « les misérables chambres d'auberge souillées par des passages réitérés », parce que « là, ils étaient plus libres, plus dégagés de leur condition sociale, ils goûtaient une sombre joie de ravalement ». Ce n'est donc jamais le simple plaisir de possession que convoite Lépervié, mais le spécial piment des occurrences que combine Rakma, piment qu'elle gradue, qu'elle dose. Un matin que Lydie vient de sortir, Rakma entre dans la chambre à coucher du président, à qui elle confesse un caprice : « De l'œil, elle lui désignait le lit, le grand lit défait sous ses couvertures relevées, le lit tout blanc où, au creux des oreillers, deux têtes avaient imprimé du sommeil » Lépervié tressaute, soupçonnant « un pire dessein ». « — Mais oui, mais oui ! Ne suis-je pas votre femme aussi ? » Et le lit conjugal est pollué : ils se ruent et forniquent « dans la tiédeur encore de la chair de l'épouse ». « Et ils prirent goût à ce sacrilège. La religion outragée du Sacrement, dans la lassitude de leurs coupables plaisirs, les diligentait de neufs et surabondants aiguillons. — Tout le reste, à côté, me paraît sans saveur, s'avouait, Lépervié ». Le président roule d'ignominie en abjection, passif toujours, jouet de Rakma son vice. Lydie conserve pieusement une dalmatique fourrée, souvenir d'un voyage en Hollande accompli avec l'époux dans les premiers temps du mariage : Rakma s'en vêt un jour, et ils la profanent.
 Vertigineusement alors Lépervié achève sa glissée dans l'ignoble : il se met à boire, quitte le domicile conjugal lorsqu'on en chasse Rakma ; il se plaît aux excitants et aux pratiques de la pire déchéance ; il n'est plus qu'une ruine, un gaga qui perd la mémoire, bégaie, bafouille, incapable d'abouter deux idées. On l'oblige à démissionner de sa magistrature. Au réveil d'une période comateuse (attaque d'hémiplégie) pendant laquelle on l'a ramené chez sa femme, il violerait la religieuse qui le soigne s'il en avait la force : car cela seul survit à la mort de toutes ses facultés, l'allouvissement perpétuel, concrétion insoluble et inextirpable déposée en sa chair par l'habitus vénérien. Cela seul, plus même un semblant de sentiment : à certains bruits significatifs perçus dans la maison, il a la vague compréhension d'un trépas parmi ses proches, et c'est avec une joie orgueilleuse d'avoir deviné qu'il apprend en effet la mort de sa fille Paule - sa fille dont il est l'inconscient meurtrier.
  Sa première sortie est pour aller rejoindre Rakma. Mais Rakma est partie, laissant une lettre que termine cette ironie cynique : « P. S. — Guy se refuse à vous offrir ses respects. Je ne compte pas le garder longtemps. Ces jeunes gens, après vous (vous voyez que je ne suis pas ingrate), me paraissent sans saveur. » Peu de minutes plus tard, un agent surprend Lépervié en flagrant délit de stupre solitaire sur la voie publique.
  Rien n'est douloureux comme cette étude profonde, sans lacunes, qui montre un homme (une lignée d'hommes : le Vice-Rakma ne s'est-il pas abattu sur Guy, le fils du président ?) marqué par la fatalité, une vie qui commence, quand l'heure sonne, à se dissoudre lamentablement, et dont la décomposition s'opère selon la loi inexorable, sans rémission, sans recours, une intelligence qui assiste, impuissante à lutter, à sa dégradation, compte tous les stades de son avilissement, convaincue d'ailleurs de l'inanité de tout débat et de toute tentative de résistance au Destin : « Et sais-tu pourquoi elle te paraît si belle, cette fille sans beauté ... C'est qu'elle possède la beauté pire, la beauté de ton vice et de ton abjection ; c'est qu'elle est, à travers son rire de bête de proie, l'épouvantable laideur de la charogne que tu nourris en ta chair et qui te putréfie vivant ; c'est qu'elle est ton puits de perdition, le trou fangeux où il t'était commandé de rouler et où tu roules, sale ordure, infectieuse et déplorable crapule ! »
 Il n'entre pas dans mon dessein de discuter la philosophie désolante de ce livre, mais seulement de constater la haute valeur littéraire de l'œuvre. Je ne dirai rien non plus de la langue tourmentée, savante et si probe de M. Camille Lemonnier ; on aime ou l'on n'aime pas ces phrases souvent elliptiques pour plus de précision, colorées, évocatrices, définitives : on ne saurait, en tout cas, leur refuser une rare intensité d'expression.

Alfred Vallette.


Juin 1890.


1. 1 vol., par Camille Lemonnier (Charpentier).

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