Théâtre Moderne : Le Chevalier du Passé. - Théâtre Libre : Mélie. - Les Fenêtres. - Pêché d’amour

De MercureWiki.
 
Alfred Vallette, « Théâtre Moderne : Le Chevalier du Passé. - Théâtre Libre : Mélie. - Les Fenêtres. - Pêché d’amour », Mercure de France, t. V, n° 32, août 1892, p. 349-354.




THÉATRES

THÉATRE MODERNE
 Le Chevalier du Passé, tragédie moderne en 3 actes et en vers libres, de M. Edouard Dujardin, deuxième partie de la Légende d'Antonia) (1); Décor de Maurice Denis.
 L'argument du Chevalier du Passé est aussi simple que celui d'Antonia, sinon davantage. Antonia, est devenue, après la mort de l'Amant, une courtisane :

J'ai donné aux passants que m'amenait le sort
Ce qu'ils voulaient, l'extase, la joie, la mort.

 Cependant la mémoire de l'Amant n'est point défunte en elle; au plus calme des heures nocturnes, la prostituée s'absente de l'actuel ignoble pour revivre l'autrefois, et, loin du présent, échappée au souvenir des réalités quotidiennes, seule enfin avec la Chimère fidèle qui la guide et la garde, elle évoque l'Amant, et voici qu'une fois il apparaît, le Chevalier du Passé:

Je suis celui qui n'étais plus.
Du fond des temps révolus,
Du plus loin, des souvenirs les plus anciens,
Je viens.

 Le rêve d'Antonia, le constant et unique rêve qui gît au plus secret de son cœur, s'accomplirait-il ? La vie « se rouvre pour elle », l'ancien bonheur va renaître. Mais l'aube point, la clarté du jour « où toute vérité se reconnaît » et qui abolit le cher songe où s'exaltait la pauvre âme déchue : car l'Amant s'éloigne d'elle, qui n'est plus que la forme, la semblance de celle qu'il aima :

..... tu n'es plus
Celle que tu fus....
............
Le jour revient, la vie revient;
Adieu ! Le cours des choses indissolublement te tient.
Le passé est détruit, ton âme
D'autrefois est morte, tu es une autre femme ;
L'Amante avec l'Amant a connu le trépas.
O douloureuse créature, cherche ! et tu trouveras
Le chemin, le dur et divin chemin
Par où ta vie aura son lendemain.
Au milieu du sort qui t'envoûte,
Cherche ! et tu trouveras la route;
Elle peut refleurir un jour, ton âme absoute...

 Antonia obéit à ces graves suggestions de sa conscience: elle quitte le lieu de mensonge et d'avilissement où elle vécut, et s'en va vers de nouvelles destinées.
 Cette seconde partie la Légende d'Antoniaest de conception moins large que la première. L'Amante ne pouvait, jadis, en face du Tentateur, n'être point l'Eve curieuse et faible dévolue au péché : elle était alors la femme ; à la mort de l'Amant, elle choisit la prostitution : la conséquence n'était point fatale, peut-être même moins logique que telle ou telle autre, et cet acte libre de sa volonté individualise Antonia, qui n'est plus qu'une femme.
 De même, il n'y a plus ici l'ombre d'un symbole, et à peine les personnages abstraits qu'on nous montre sont-ils synthétiques.
 Le Chevalier du Passé se réduirait donc à un cas sentimental traité par la simplification : procédé excellent en soi, mais dangereux. Tout ce qui, en effet, constitue l'intérêt immédiat d'une action dramatique, le geste individuel, étant écarté, il est de nécessité absolue de le remplacer pas autre chose, une conception spéciale de la vie, une philosophie un peu neuve, une vision très lucide des arcanes de l'âme, puis une langue nombreuse en images, riche, évocatoire. Or, il faut bien reconnaître que M. Dujardin perçoit d'une façon assez ordinaire l'éternel conflit sentimental ; que sa philosophie, sans nouveauté, est encore incertaine, une sorte de fatalisme tout à coup infirmé par un mot chrétien: « Elle peut refleurir un jour, ton âme absoute » ; et qu'enfin sa langue fluente et inharmonique manque de « suggestivité ».
 L'œuvre est néanmoins intéressante en tant que signe ; la voie est ouverte à ceux qui détiennent en toute puissance des qualités rudimentaires ou frustes chez M. Dujardin, et le mérite lui restera d'avoir été le précurseur non dans la voie d'un théâtre symboligue ― le symbolisme de la Légende d'Antonia étant d'ailleurs plus que contestable ― mais dans celle d'une « simplification » au moyen de quoi les modernes se rapprocheraient des classiques, sans toutefois les recommencer.
 Il est inutile, je crois, de revenir sur cette évidence que M. Dujardin ferait mieux de ne pas écrire en vers - si ses vers sont des vers — et que, à la juger opportune, l'assonance réitérée serait tout aussi sensible dans une belle prose. Je ne reparlerai point — l'ayant dit déjà l'année dernière - du comique irrésistible d'abstractions se mouvant en redingotes, avec des cravates de fantaisie, dans un décor de rêve : pourquoi pas des parapluies! La Parole d'éternité que prononce tel personnage laissant dépasser de sa poche, selon un mauvais goût de petit gommeux, la corne de son mouchoir, perd un peu de sa valeur. Cette question du costume mâle est un point difficile du théâtre de M. Dujardin, mais il est incontestable que des deux ou trois solutions possibles il a élu la pire.
 Mlle Mellot, en progrès, s'est beaucoup donnée, et elle a honorablement tenu son rôle. M. Lugné-Poé manque décidément de souplesse dans la voix; et puis, je sais bien que l'Amant de la Légende d'Antoniaest un crucifié et que les bras en croix sont ici comme un symbole, mais invinciblement je le revoyais en évêque, dans Théodat, où les bras en croix n'étaient peut-être pas de toute rigueur... Quant aux Floramyes, elles furent déplorables. THÉÂTRE LIBRE
 Mélie, pièce en un acte, en prose, d'après la nouvelle de M. Jean Reibrach, par M. Georges Docquois;— Les Fenêtres, pièce en trois scènes, en prose, par MM. Jules Perrin et Claude Couturier; —Péché d'amour, pièce en un acte, en prose, par MM. Michel Carré et Georges Loiseau.
 Mélie est une piécette réaliste vraiment réaliste — sans cependant être tout à fait exempte du convenu naturaliste. Elle est d'ailleurs mal équilibrée, d'une désespérante longueur d'exposition. Fallait-il tant jaspiner — à parler comme dans la pièce — pour présenter cette fille du peuple qui va se marier ? Mais elles sont toutes ainsi : elles ont eu ou ont encore une amie, ancienne camarade d'atelier, qui fait la noce, et, si elles sont non pas jolies, fraîches seulement, elles n'ignorent point qu'il leur suffirait de vouloir pour avoir aussi de beaux atours, ne plus travailler, et se dérober à la vie malheureuse que, huit fois sur dix, leur réserve le mariage. Tout le long début de la pièce, si peu nouveau, eût donc pu être réduit à douze répliques, et le drame ne commence réellement que lorsque le fiancé, pendant le repas en famille, la veille du mariage, lit ce fait-divers lamentable : une femme affolée de misère tuant ses cinq enfants avant de se suicider. Toute la famille, fiancé compris, s'indigne contre la « mère dénaturée », d'où une belle scène de colère révoltée chez la fille du peuple qu'on va marier demain: elle approuve l'acte de la pauvre femme, et, pour ne se jamais trouver dans son cas, plante la famille et futur et court rejoindre son amie la noceuse. La pièce vaut surtout par la vérité du détail et la précision de la langue. Il est en effet très rare que l'auteur ne force point la note et ne détonne pas lorsqu'il emploie l'argot.
 Mlle Nau eut un beau mouvement de révolte, M. Gémier a délicieusement ânonné le fait-divers, et M. Janvier a su ne pas charger un rôle de pochard ; M. Janvier est d'ailleurs toujours d'une surprenante exactitude.


 Si Maurice Maeterlinck n'existait pas, on se serait dit, en écoutant Les Fenêtres : « Il y a là un effort vers quelque chose de neuf ». Mais M. Maeterlinck existe; il donne, beaucoup plus intense, ce même « frisson » qu'on tâche à provoquer ici; de plus, chez lui, et de façon très apparente dans L'Intruse, Les Aveugles, Pelléas et Mélisande, il n'est pas un geste, pas un fait, pas un lieu, qui ne soit significatif et la représentation matérielle de la psychique de l'œuvre; l'action extérieure est concomitante à l'action occulte, et de la correspondance continue et indéfectible du concret et de l'abstrait le drame acquiert une extraordinaire puissance. MM. Jules Perrin et Claude Couturier, en somme, ont assez mal imité leur maître. Ils lui ont emprunté ses procédésr  : l'attente, le silence, l'obscurité, la répétition d'un motif, la phrase a double sens; quelques-uns même de ses accessoires : la lampe qui s'éteint, le rideau qui flotte, la porte qui s'ouvre; mais ils n'ont pas atteint à son art, qu'ils ont comme vulgarisé pour le réduire à l'entendement du public. Il est certain que si la pièce avait cessé là où le drame s'achève réellement, quand l'architecte Laurier, accusé d'un crime et acquitté d'hier, est pris, alors qu'un courant d'air éteint sa lampe, d'une frayeur qui prouve sa culpabilité, la moitié des spectateurs de la répétition générale, composés de gens de lettres et de journalistes, n'eût déjà rien compris, et il est supposable que les neuf dixièmes du vrai public eussent été dans le même cas. Aussi les auteurs ont-ils accumulé les preuves, jusqu'à la maladresse, jusqu'à ce geste qui est un aveu formel de Laurier à sa femme. Ces moyens sont par trop gros: les fenêtres, c'est-à-dire la série d'actes inconscients par lesquels Laurier livre son âme aux regards de sa femme, sont une Ssuite de portes cochères, et, pour comble, il ouvre lui-même la dernière toute grande.
 MMmes Nancy Vernet et Barry ont un peu manqué de simplicité; M. Antoine fut bien l'homme possédé d'une idée fixe, absent des choses immédiates : mais cette attitude même ne nous dit-elle pas que Laurier est coupable ? Combien cet assassin eut été plus intéressant en jouant l'insouciance, la liberté d'esprit, la parfaite innocence d'âme — alors que par l'entrebâillement des « fenêtres » on l'eût reconnu criminel! MM. Janvier et Gémier furent excellents chacun dans un bout de rôle.


 Péché d'amour, un jeune prêtre, qui, aimant sa sœur adoptive et lui ayant fait un enfant, abandonne les ordres pour l'épouser, est un acte conçu en mélodrame, écrit en mélodrame, et qui fut joué en mélodrame par MMmes Marie Laure, Jeanne Dulac, MM. Laroche et Verse.
 Alfred Vallette.


(1) La première partie, Antonia, fut représentée sur la scène du Théâtre d'Application le 20 avril 1891 (V. Mercure de France, t. 2, p.362).



Outils personnels