Théâtres

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Pierre Quillard, Alfred Vallette, Gaston Danville, Rachilde, « Théâtres », Mercure de France, t. III, n° 19, juillet 1891, p. 45-56.



THÉÂTRES

 

THÉATRE D'ART. ― Représentation au bénéfice de Paul Verlaine et de Paul Gauguin. — Je ne rendrai pas compte sans quelque tristesse de la dernière représentation du Théâtre d'Art : elle était annoncée depuis longtemps, sontenue par la presse, promise comme le manifeste du symbolisme ; Hugo, Lamartine, Baudelaire, Théodore de Banville, Stéphane Mallarmé, Catulle Mendès, Paul Verlaine, Maurice Maeterlinck, prêtaient à Charles Morice, proclamé grand-prêtre de l'école nouvelle, l'éclat de leur gloire consacrée ou de leur incontestable talent. Malgré l'admiration préalable des journaux et la sympathie non équivoque de M. Henry Baüer, Chérubin a été fort mal accueilli par la foule qui ne sait pas toujours reconnaître les siens, et par les artistes, qui durent momentanément cesser de regarder Charles Morice comme l'un des leurs. Voilà, sommairement, la morale de l'aventure. Voyons le détail.
  Je ne dirai rien du Corbeau, admirablement traduit par Stéphane Mallarmé, ni des poèmes d'Hugo, de Lamartine et de Baudelaire, sauf qu'ils furent écoutés avec recueillement : le programme était assez chargé pour ne faire mention que des œuvres dialoguées. On n'attend point sans doute que je parle au long de Les Uns et les Autres, une fête galante de tristesse élégante et discrète, où par instants un vers d'intense émotion fait songer au Verlaine de Sagesse; Mlles Moreno et Lucie Gérard y furent exquises, l'une de perversité lointaine, l'autre de jeune coquetterie ; M. Paul Franck manqua un peu souplesse ; quand a M. Krauss, que j'avais vu si svelte dans Le Beau Léandre, pourquoi ici ressemblait-il à Louis XVI ?
  Mais c'est maintenant que le Messie dont Pascal, Racine et quelques autres furent les modestes précurseurs, va révéler aux gentils l'Evangile du drame : la toile se lève, et Chérubin commence. Je regrette vivement que le succès en ait été si manifestement nul : il me devient plus difficile de dire tout le mal que j'en pense — et cependant il faut le dire, ne serait-ce que pour nier la solidarité des poètes nouveaux, non point avec un homme de talent méconnu, mais avec un médiocre dramaturge. Je ne comprends pas la méprise du public et de la critique, évidemment trompés par le mot de symbolisme : ils ne se sont point aperçus que l'âme des plus purs génies français : Scribe, d'Ennery, Duvert et Lauzanne, vivifiait ce mélodrame mêlé de vaudeville ; on les avait pourtant bien avertis que « ce n'était pas de la littérature  ». Cet aveu ingénu, mais habile, aurait dû capter toute leur bienveillance, d'autant plus qu'il exprimait une vérité hors de discussion. Ce n'est pas de la littérature, c'est du rapetassage ; l'échoppe porte pour enseigne : « Au rendez-vous des banalités. On ne travaille que dans le vieux ». Pour mettre en lumière deux axiomes empruntés à la sagesse des nations : à père avare, fils prodigue, à père prodigue, fils avare, était-il bien nécessaire d'appeler des fantoches mort-nés Harpagon, don Juan et Chérubin ? Avec la forme théâtrale, la plus déshonorée de toutes, mais la plus belle pour qui lui rendrait sa splendeur originelle, art de synthèse, s'il en fût, où un mot et un geste sont le signe de sentiments et de pensées innombrables, ne trouver rien de plus que cette aventure quelconque du petit-fils plus avare que son grand-père et capable de le tuer, comme il arrive tous les jours, cela dénote un manque absolu d'imagination. C'est trop satisfaire à la mémoire de Berquin, l'ami des enfants, que punir le méchant petit ingrat, assassiné au troisième acte par un ivrogne, pour que le sympathique prodigue don Juan (mauvaise tête, mais bon cœur !) profite seul de l'argent accumulé. J'ai cru, un moment, qu'un drame un peu plus nouveau allait se dégager : Chérubin, capitaliste moderne, comprend que l'or ne doit pas dormir ; il connaît la puissance de la banque, de l'escompte, du crédit, du papier monnaie ; toute la richesse lui appartient : d'un trait de plume il ruinera les deux mondes, parce que sans le savoir tous les hommes sont devenus ses débiteurs ; — et c'était alors rendu sensible sur la scène le despotisme élégant et sauvage de la finance contemporaine, dénouement peut-être immoral, mais plus significatif, et par suite plus conforme à l'esthétique du théâtre, tandis que Chérubin est un peu ridicule quand il se laisse saigner comme un imprudent poulet. Peut-être aussi y a-t-il quelque sevérité à juger de la sorte l'œuvre de Charles Morice ; il faut la replacer dans son véritable cadre : elle était faite primitivement, je crois, pour être jouée dans un collège de Jésuites. Cela explique sans peine cet ingénieux choix de personnages classiques et les allusions transparentes à Gobseck, à Grandet, à Simon d'Athènes, à Othello, au Capitaine Fracasse qui mit à la disposition de don Juan ses métaphores truculentes, et même à l'excellent Zanoni de Sir Edward Bulwer Lytton, par une délicate flatterie pour la piété filiale de l'ambassadeur d'Angleterre. Comme il serait malséant de parler aux jeunes élèves une langue qui ne fût point conforme à la rhétorique du discours français, les tropes les plus anciens et parfois les plus impropres se présentent hardiment ; je relève au hasard : « Tu croyais déjà me tenir dans tes nœuds, vipère », le « lingot d'or à la place de cœur », la « maison de mes aïeux », le vin de « derrière les fagots » ; et dans les paroles d'Yvonne, tout l'honnête bric-à-brac des fleurs et des étoiles qui servit jadis à Madame Loïsa Puget. Ce drame d'écolier, qui des maîtres connaît seulement quelques morceaux choisis, a été fort bien joué par Mlle Camée : en son justaucorps de velours noir, elle fut un joli monstre souple et félin d'attitudes meilleures cent fois que la déclamation. Mais aussi comment dire juste cette prose amorphe et incolore ? Charles Morice nous doit, après avoir fait pénitence pour ce péché de jeunesse, le chef-d'œuvre qu'il ne saurait manquer d'écrire quelque jour.
  Après Chérubin, Le Soleil de Minuit, c'est-à-dire le contraste le plus violent, l'antithèse brutale. D'une voix volontairement monotone, avec des gestes lents, la Récitante, Mlle Camée, fait apparaître l'étrange paysage polaire, autrement mystérieux, et funèbre dans les vers du poète que dans le décor trop réel. Puis voici venir le jeune tueur de loups, et la femme sans pitié, affolée par la passion farouche, et le vieillard mort et vivant les grands alexandrins emplissent la salle, font déborder la marée sanglante, heurtent, comme des haches de pierre, leurs syllabes sonores ; ils disent le rut de fauves et le meurtre forcené et soufflent la terreur aux oreilles de la foule ; et l'importance que prend le mot dans un vers est telle, qu'après plusieurs années de Théâtre Libre quelques-uns protestent par pudeur, de crainte que leur sottise ne devienne pas manifeste, s'ils se taisaient. Il convient de louer, pour leur énergie, Mme Marie Defresnes et M. Raymond, l'un des rares qui sachent dire le vers et lui garder sa beauté propre sans nuire en rien à l'action.
  Phyllis, comme Le Soleil de Minuit, a montré la souveraine puissance du rhythme. Cette églogue, vieille d'un demi-siècle (juillet 1842), écrite d'après un hémistiche de Virgile : Phyllida amo ante alias, où nulle péripétie n'occupe l'attention et ne complaît à la futile curiosité, a charmé comme un rêve de noblesse et de joie antique. Peut-être aurais-je préféré que l'on choisît un poême plus important de Théodore de Banville, L'Ame de Célio par exemple, cette merveille. Mais, même ainsi, il était bon de rendre hommage à la mémoire d'un maître qui nous fut cher.
  La jeune littérature aurait fait triste mine, à côté de nos ainés, si L'Intruse ne nous avait pas consolés de Chérubin. Ce fut la véritable révélation de la journée même pour nous, qui, dès longtemps, avant même le courageux article d'Octave Mirbeau, admirions Maurice Maeterlinck. Qu'importe l'action même, aussi simple que celle du Prométhée enchaîné; qu'importent les figures apparentes du drame ? Entre toutes leurs paroles s'interpose un être d'angoisse et de terreur, celle qu'on n'a point invitée, l'impalpable, l'invisible ; elle est éparse dans tous les gestes, donne un timbre surnaturel aux voix et, simplement parce qu'elle est là, les mots ordinaires de la vie prennent un sens différent d'eux-mêmes, et leurs syllabes transfigurées portent toutes des marques d'effroi. C'est un spectacle d'entière probité, où l'œuvre ne doit rien qu'à soi-même. L'aïeul, le père, les jeunes filles, ce sont des êtres de toujours et qui ne sont sacrés ni par la légende ni par l'art ; toutes les fois que quelqu'un prononce le nom d'Hélène ou d'Hamlet, de Tartuffe ou d'Hernani, il profite de toute la poésie latente enclose dans ces noms magiques depuis des siècles ou des années. Rien de tel dans L'Intruse : Maurice Maeterlinck est avant tout un poète, c'est-à-dire un créateur, celui qui découvre dans le monde des analogies nouvelles et en qui j'aime à saluer une âme de noblesse native et de mélancolie tragique. L'Intruse a été mise en scène avec beaucoup d'intelligence, en un décor de brume grise qui appelait immédiatement un nom : Eugène Carrière. Les interprètes se sont montrés dignes de l'œuvre : Mlle Camée était vraiment redevenue elle-même, la plus subtile trouveuse d'intonations et de lignes qu'il y ait, et M. Lugné Poë, l'aïeul aveugle, apparaissait bien comme le seul voyant, en ses poignantes alternatives de résignation et d'angoisse irritée. Il serait injuste d'oublier M. Prad et MMmes Suzanne Gay et Denise Ahmers.
  Telle fut, le 21 Mai 1891, la représentation du Théâtre d'Art ; n'ai-je point eu tort au début d'avouer quelque déception ? Nous nous serions plaints peut-être si nous eussions été obligés d'applaudir toute une après-midi, et c'est par un raffinement de courtoisie qu'une assez mauvaise pièce nous fut en outre donnée pour ne point enlever aux méchantes gens le plaisir divin de la critique.

pierre quillard

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THÉATRE DE L'AVENIR DRAMATIQUE. — Un Mâle, pièce en 4 actes, de MM. Camille Lemmonier, Anatole Bahier et Jean Dubois. — Notre dernier fascicule parut comme se donnait la première d’Un Mâle, et maintenant tout a été dit sur ce puissant drame rustique. Je n'ai pas d'ailleurs, à raconter l'anecdote de la pièce : tout monde a lu le beau livre de M. Camille Lemonnier ; j'insisterai seulement sur ce que les auteurs ont absolument réussi dans la tâche périlleuse ― et si souvent ratée — de transporter un roman à la scène, et que, pour quiconque perçoit plus loin que la lettre, leur œuvre dégage l'impression intégrale du livre, de même que s'en déduit totalement la philosophie. Le public qui fait chaque soir un succès à ce drame en pénètre-t-il bien le sens ? Peu importe, et, en vérité, l'art suprême — au théâtre — serait peut-être d'offrir au public des pièces à quoi il pût s'intéresser sans comprendre leur haute signification. Mais cette signification pour ainsi dire occulte est uniquement ce qui nous intéresse, nous, et voici comment, au lendemain de la répétition générale, M. Camille Lemonnier lui même exposait, dans L’Avenir Dramatique, la Philosophie d’Un Mâle:
  « D'une part, la forêt, la grande nature indisciplinée et sauvage, aux halliers comme des âmes vierges, aux hautes frondaisons tourmenteuses, aux nocturnes faunes rôdant dans le mystère. D'autre part, la glèbe soumise, asservie aux labours et aux semailles, la terre du paysan, marié à ses peines et à ses joies. Et corollairement, du côté de la forêt, surgissant comme le symbole de ses énergies, l'être primitif, l'homme des sylves primordiales, le chasseur vivant de ses proies, — Cachaprès ; du côté de la terre, symbolisant les ruses par lesquelles se conjure l'immense hostilité des Forces, l'être encore rudimentaire, mais affûté, rendu subtil par le sentiment de la préservation, le glébain, maître d'un toit borné par un lopin. — Voilà le fond, voilà le drame : voilà du même coup, en ses grandes démarcations, toute l'histoire de la terre. Il s'en déduit : l'instinct de la libre propriété, de la possession immédiate aux prises avec l'ordre, la loi, la défense de transgresser les fictions légales. En Germaine tout à coups s'éveillera, à l'apparition du Mâle, de la brute héroïque et amoureuse, sortie de ses taillis et venue se mêler aux pétulances d'un jour de ducasse, la faunesse des ascendances de la forêt, la femelle chaude de soleil et mûre pour les ruts copieux. Elle s'abandonnera aux baisers, connaîtra les possessions enragées au fond des fourrés, mais sans abdiquer ses prudences de paysanne, de fille de riches tenanciers, son sang de propriétaire. Elle résume, celle-là, à travers un universel aspect de la féminité, cauteleuse à la fois et sincère, prise et reprise, l'instinct et le calcul des races mi-sorties de l'animalité, entrées dans un état de civilisation minoritive. »
  M. Camille Lemonnier excelle en la psychologie de ces êtres « mis-sortis de l'animalité », et celle de Germaine est des plus intéressantes. On a dit assez généralement, tout en reconnaissant qu'elle avait bien compris le rôle, que Mme Marguerite Rolland n'incarnait point la paysanne : mais Germaine n'est déjà plus la fille des champs, ses auteurs sont de « riches tenanciers », elle est, par rapport aux autres paysannes, une demoiselle. La blancheur de son teint ne me choque donc point, non plus que la quasi grâce de ses manières. Et combien il est exact que ce soit précisément celle-là, et non quelque brute, qui ait touché, affolé, aveuli le sauvage Cachaprès ! Mme Marguerite Rolland, selon moi, incarnait donc, au contraire, absolument le personnage. C'est plutôt M. Chelles, physionomie d'ouvrier cossu et jovial, qui s'éloignait du type hâve et farouche du terrible à la fois et candide braconnier ; M. Chelles s'est montré avec ses ordinaires qualités, mais aussi ses défauts : emphase de geste et de voix. Je ne crois pas qu'il soit possible d'être supérieur à Mme Herdiès dans la vieile Cougnole : c'est tellement « ça » qu'on se demande si réellement l'actrice n'a point l'âge, la voix et l'infirmité du personnage ; il m'a fallu voir de près Mme Herdiès et causer avec elle pour m'assurer que non. D'un tout petit rôle, qui eût pu être insignifiant, Mme Suzanne Gay a su faire une création étrange : elle se tourne, se tord, se gratte, ronge ses ongles, saute, court, et donne bien l'impression de sauvagerie et d'idiotie que comporte la figure de Gadelette : cela dénote une souplesse que je n'eusse point espérée de la Lucie de Madame la Mort. Je men­tionnerai MM. Regnier, excellent fermier Hulotte, Courcelles, paysan d'un naturel parfait, Roche, Miran, Lagrange, et Mlle Leconte.

Alfred Vallette.



THÉÂTRE LIBRE (sixième spectacle) - Nell-Horn, drame en quatre actes et six tableaux, de M. M. J.-H. Rosny. Ce n'est pas sans curiosité que nous attendions les débuts, au théâtre, des auteurs de « Daniel Valgraive ». Le théâtre réclame en effet une conception spéciale, concrète en même temps que synthétique, toute autre, à notre avis, que celle du livre. Ce dernier n'agit pas d'une façon immédiate sur nos sens, ou plus exactement sur notre sens visuel,le seul intéressé dans la lecture. Il est certain que l'arrangement des mots en phrases, au point de vue purement typographique — bien que lui dénier toute influence esthétique soit téméraire — ne saurait figurer qu'à titre très secondaire parmi les éléments du plaisir qu'elle nous procure. La cause réelle, efficiente, de notre satisfaction réside dans l'évocation de pensées, de sentiments, que suscite en nous l'écrivain, d'une part ; dans les qualités d'harmonie, et de rythme de son style, d'autre part. .
 Or, rien de tout cela au théâtre. Nous sommes là en présence de personnages vivants, dont nous entendons la voix, dont nous voyons les gestes. La succession de ces diverses impressions restreint, parce que rapide, la tendance analytique de notre esprit éveillée par les idées que cette séquence elle-même provoque. Outre que nos centres visuels et auditifs, constamment sollicités par les événements se déroulant sur la scène, accaparent le potentiel psychique disponible - qui, lors de leur inactivité pendant la lecture, s'emploie aux spéculations pures, — l'action dramatique se passant dans un décor réel et non plus dans celui que créent nos représentations, notre imagination s'en trouve mieux aiguillée sur la route à suivre : nous pensons moins, nous vivons davantage. La satisfaction artistique exige donc du théâtre une donnée corrélative à ce principe.
 En résumé, il paraît indiscutable que l'apport sensoriel restera à son minimum dans le livre, tandis qu'il attein­dra son maximum au théâtre. De là résulte une différence essentielle entre ces deux productions, dont l'analogie apparente à conduit certains écrivains, MM. Rosny en particulier, jusqu'à chercher à les identifier.
 Racontons la pièce en quelques mots.
 C'est l'histoire d'une jeune fille anglaise, de basse condition, qui, malgré ses révoltes contre une existence pitoyable à peine éclairée d'un peu de bonheur, se voit finalement condamnée à vivre sous l'angoissant fardeau d'un opprobre immérité.
 Entre un père, détective ivrogne, et une mère indifférente, Nelly, sans espoir d'un avenir meilleur, endure un supplice chaque jour renouvelé. Elle rencontre à un meeting un étranger : Juste, — alors que, navrée des scènes violentes dont elle est le quotidien témoin, parfois la victime, et prise d'un élan de foi, elle s'enrôle dans l'Armée du Salut. Bientôt désabusée sur la religion de la société dans laquelle elle s'est engagée, elle la quitte pour suivre Juste. A ce moment - on ne sait trop pourquoi - un capitaine salutiste, Villy, nous sert un long discours, trop long si l'on s'en rapporte au public,. et qui se termine par un délire extatique mortel. De l'union de Juste et de Nelly est née une petite fille ; cependant le jeune homme, cédant aux sollicitations de sa mère, ne tarde pas à abandonner sa maîtresse. Réduite à la misère, Nelly en arrive finalement à se prostituer.
 A noter la remarquable mise en scène de l'acte du meeting. Le rassemblement qui se forme, grossit peu à peu, devient menaçant, houleux, l'entrée à grand fracas des salutistes, cymbales et fifres en tête, tous ces mouvements de masses ont été exécutés avec une prodigieuse expression de vérité.
 La pièce a été au surplus parfaitement rendue par la majorité des interprètes. Nous citerons tout particulièrement Mme Nau, dont le jeu ne nous a paru mériter qu'un léger reproche : un peu trop de nerfs pour une Anglaise. M. Antoine, qui s'était contenté, à notre regret, d'un rôle très court — celui d'un vieux libertin - s'y est montré, comme toujours, comédien accompli. Mentionnons encore avec les éloges qui leur sont dus MM. Grand, Damoye, Raymond, et Mmes France et Barny.

Gaston Danville

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 THÉATRE D'APPLICATION.- Tamara, légende circassienne en 4 tableaux, par Mme Tola Dorian.
 - Un grand drame sur une très petite scène. Tamara est une belle princesse, épouse du vieux et puissant chef de tribu Chadji Arbeck. Le regard de cette créature dangereuse porte malheur à l'homme qu'il rencontre. - Elle ressemble à ces longues fioles de précieux parfums ou de coûteux poisons, où courent les riches filigranes d'une arabesque d'or, demeurées à l'ombre des étoffes rares et qui, débouchées par une main téméraire, épandent au hasard ou l'odeur des roses ou la mort... - Et Tamara, dans une promenade sur la montagne, pose son regard sur le jeune chef Ishmaël au moment où il soutient la petite Zara, sa soeur, au-dessus d'un précipice : or, ébloui, fasciné, Ishmaël lâche l'enfant, qui disparaît dans l'abîme. Scène très étrange et très dramatique, d'une grande sobriété.
 Tamara forme un projet ténébreux : elle attire le beau jeune chef dans son nid d'odalisque experte en l'art des voluptés, et, là, elle lui propose de tuer son vieil époux. Ce n'est qu'à ce prix qu'elle se donnera. Ishmaël résiste noblement ; mais Tamara lui a dérobé son poignard, et elle tue elle-même Chadji-Arbeck, laissant l'arme dans la plaie afin de pouvoir accuser le jeune chef. Il parvient cependant à s'innocenter aux yeux de la foule accourue, et il tue, à son tour,la mauvaise fée circassienne, qu'il aime malgré ses crimes, il la tue pour l'avoir plus à lui... en l'éternité. - Point de critique à faire d'une légende ; il n'y a qu'à louer l'écriture très personnelle, très solide, aussi très poétique de Mme Tola Dorian, et son entente des choses du théâtre. La musique de scène, de M. Fernand Leborne, a bien le caractère sauvage de la légende. Paul Larochelle, transfuge du Théâtre d'Art, a été superbe dans le rôle du jeune héros de la montagne, bien que sa voix portât un peu trop dans la salle minus­cule. - Belle chambrée : beaucoup de mondaines, les unes très célèbres, les autres jolies...et le Sar Péladan !

Rachilde


 THEATRE LIBRE (septième spectacle ).-Les Fourches Caudines, drame en un acte, en prose, de M. Maurice Le Corbeiller -Leurs Filles, pièce en deux actes, en prose, de M. Pierre Wolff. -Lidoire, pièce en un acte, en prose, de M. Georges Courteline.
  — Sauf Lidoire, l'amusante scène militaire de M. Georges Courteline, le Théâtre Libre nous a servi cette fois des pièces moins éloignées par leur forme de ce qu'on est convenu d'appeler « du théâtre », notamment la pièce de M. Pierre Wolff.
 Le « cas » des Fourches caudines est assez intéressant. M. Darnay, capitaine de cavalerie, et sa femme Cécile font depuis deux ans chambre à part, absolument, l'épouse ayant rebuté le mari par ses froideurs. Or, pendant que l'un court la gueuse, l'autre se console de n'aimer point son époux en aimant avec passion un jeune homme, Jacques de Naresse. Mais la voilà enceinte. Il n'est qu'un moyen de résoudre cette situation terrible : elle décide son mari à quitter sa maîtresse et à se rapprocher d'elle. Jacques de Naresse l'apprend et veut la fuir ; elle lui révèle alors la cause de son rapprochement avec Darnay : sa grossesse, et elle décide l'amant à demeurer. — Ce drame réaliste a été bien joué par M.  Antoine, qui a composé supérieurement la physionomie de l'officier de cavalerie Darnay, MM. Grand et Christian, MMmes Régine Martial et Barny.
 Quant à Leurs Filles, c'est la «  fille » de Coralie, thème quelconque et vieux jeu. Une horizontale a une fille, dont elle veut faire une personne très bien ; seulement, au couvent où on l'éduque, il arrive qu'une camarade lui flanque au visage que sa mère est une noceuse. Evidemment, il ne lui reste qu'un parti : se lançer aussi dans la haute noce. Elle se sauve du couvent et file tout droit chez... un monsieur qui lui glissait des billets doux au parc Monceau, les jours de promenade. Joli, n'est-ce pas, comme psychologie ?... D'ailleurs, juste le temps ( dirait M.de Chirac) de polluer sa fleur virginale, et elle rentre chez sa mère. Or, après une scène où, d'un air délibéré, elle raconte l'exploit de la journée à sa maman, on sonne et apparaît (ladite fleur virginale à sa boutonnière, dirait M. de Chirac) le monsieur du parc Monceau, qui précisément — la vie est semée de ces hasards !- se trouve être l'amant chéri de la mère... Rien d'humain là-dedans, sinon quelques cris maternels. Depuis longtemps la convention n'avait tenu tant de place sur la scène du Théâtre Libre. Pièce drôle toutefois et qui fut beaucoup applaudie. Mais une grosse, très grosse partie du succès revient à Mme Henriot, tout à fait admirable, qui s'est donnée complètement et dont le talent est digne de meilleures œuvres. Melle Théven aussi (Louisette, la vierge qui viole le monsieur mûr) a été parfaite, ainsi du reste que M. Antoine (le monsieur violé), Mmes Barny et Luce Colas.
 Lidoire est une scène cocasse de la vie de caserne. Ces choses-là ne se racontent pas : elles n'ont, au point de vue de la fabulation, ni queue ni tête. Elles ne valent que par le groupement des détails, des mille observations dont elles sont faites. J'ai bien dit : observation. Je sais un monsieur qui a quitté le spectacle inachevé, en déclarant : « Ce n'est pas du théâtre, et puis ce n'est pas vrai. » Ce monsieur, apparemment, n'a jamais couché dans la chambrée. Il s'en passe bien d'autres, et d'aussi bouffonnes, que M. Georges Courteline ne pouvait décemment nous montrer. C'est M. Janvier, toujours si bien « dans la peau du bonhomme », qui tenait le rôle de Lidoire - troupier faisant fonctions de caporal de chambrée, resté seul après que tous les autres, un à un, sont descendus à la Caisse, et qui finit par y descendre lui-même après une inénarrable scène entre lui et un permissionnaire de dix heures, un trompette qui vient de rentrer pochard. - Pas mal non plus M. Arquillière en trompette à qui un « civil » a flanqué une «  cuite » soignée. M. Antoine a rendu avec justesse le margis de garde. - Décor et mise en scène d'une exactitude absolue : on y était, réellement, surtout lorsqu'on entendit la sonnerie de l'extinction des feux :

   Leeeee caporal dit comm' ça
’tei-gnez -chan-dell' pour pas brûler paillasse à vououous...
   Leeeee caporal dit comm' ça

’tei-gner chan—dell' pour pas brûler paillase à vous :
   Ça puerait !

Alfred Vallette


  THÉÂTRE REALISTE. — 1° Symbolistes et Réalistes, Prologue ; - 2° La Mort violée, étude réaliste en 2 tableaux ;-3° Paternité, comédie en 3 actes. — Après le scandale inutile de Prostituée, M. de Chirac a bien compris qu'il fallait évoluer, sous peine de s'attirer les foudres de la critique. Il a donc choisi la scène de la Galerie Vivienne, déja consacrée par le passage des petites marionnettes qui font trois petits tours et puis s'en vont, pour y installer, une fois par mois, la comédie réaliste dans ce qu'elle a de plus idéal... Un court prologue a servi d'ouverture à la première séance. D'une facture doucement ironique, ce prologue a blagué le symbolisme obscur en la personne d'Adrien Remacle (et du Mercure de France), et a déclaré qu'on pouvait faire mieux. On a mal saisi les allusions dans le bruit des arrivées, des claquements de porte, etc., etc..;. mais un expert assure qu'elles étaient fort transparentes. Puis un laquais en culotte irréprochable est venu brutaliser une grande dame, vêtue de peluche bleue-paon comme une hétaire de la rue de la Lune. Cette pièce, intitulée La Mort violée, n'a pas du tout le caractère obscène que lui

prête M. Sarcey ; il ne s'agit pas de personnages en chair et en os, mais bien d'une allégorie : la langue française (voir la lettre ci-dessous) s'est prostituée à un laquais qui s'appelle le Naturalisme : le Naturalisme la tue(Elle me résistait, je l'ai assassinée ! ) pour jouir en paix de ses dernières... locutions. M. Sarcey, selon sa détestable coutume de prendre les chose au pied de la lettre, a manifesté une indignation hors de saison. - Paternité, la seconde pièce, une comédie de salon pleine de mots à double détente comme celui-ci : « Bertha Gédot, un nom qui n'est pas sec ! » n'a pu se terminer, une actrice ayant fait une chute dangereuse, mais le succès de La Mort violée avait tellement grisé les spectateurs qu'il a fallu rejouer cette scène extraordinaire... à la demande générale, demande que notre sympathique collaborateur Édouard Dubus a résumée d'une manière péremptoire autant que gracieuse. Cela ne nous a d'ailleurs pas beaucoup étonnés de sa part ; il est l'organisateur toujours écouté de ces sortes de petites fêtes. Nos meilleurs compliments à Mme Charmeroy ( la comtesse violée ), et à M. de Chirac,qui a interprété merveilleusement le rôle d'un des principaux personnages de Paternité, et enfin à tous les acteurs, certains symboles étant si durs à faire pénétrer dans les moeurs... et l'entendement du public !...

R.


 « Cher Monsieur Vallette,
« M. de Chirac a bien voulu, paraît-il, donner bonne lecture de miens vers devant la très brillante assemblée de sa première représentation dernière, et il à mis tout son effort à les comprendre. Vous chargez-vous, à ma prière, de lui transmettre tous mes remerciments ?
 « Je regrette assez de ne m'être point trouvé dans la salle, nous y aurions dialogué une conférence ; M. de Chirac a expliqué mes vers, j'eusse élucidé son drame. A défaut, permettez-moi, dans ce Mercure, le dédommagement d'une glose brève.
 « La pièce de M. de Chirac (on me l'a contée) est évidemment symbolique, et voici démasqués les mythes principaux :
 « La Comtesse, sans conteste et avec contexte, personnifie la littérature dramatique ; le valet qui la viole morte synthétise le dramaturge ;et enfin, toute discussion impossible, la liqueur séminale dont l'odeur monte de la scène à nos narines, c'est le nectar d'un nouveau Parnasse dramatique.
 « Sachez-moi, cher monsieur Vallette, vôtre et ami,

«  A. Remacle »

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