Théatre Libre

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Julien Leclercq, « Théâtre Libre », Mercure de France, t. III, n° 20, août 1891, p. 113-115




THÉATRE LIBRE


Cœurs simples, de M. Sutter-Laumann ; Le Pendu, de M. Eugène Bourgeois ; Dans le Rêve, de M. Louis Mullem.
 La saison du Théâtre Libre n'aura pas été cette année bien brillante. Il est vrai qu'il nous a donné le Canard sauvage, ce chef-d'œuvre et que L'Honneur, La Meule et La Fille Elisa ne sont pas des pièces moins bonnes que tant d'autres jouées ailleurs. Est-ce que, parmi les jeunes dramaturges, il y aurait déjà pénurie de manuscrits ? En ce cas, je plaindrais fort M. Antoine, dont la seule raison d'être est de mettre à la scène des œuvres de nouveaux venus généralement maltraités. Ce huitième et dernier spectacle est d'une médiocrité décourageante. Dans Cœurs simples, sujet banal traité d'une façon banale, on devine, à cause du titre, l'intention de M. Laumann. Les gens simples de cœur pardonnent, tandis que les autres gens (financiers, ingénieurs industriels) ne pardonnent pas, n'étant point simples de cœur, ceux-là. Voilà d'où est parti l'auteur, et, certes, il pouvait y avoir quelque œuvre belle à écrire, mais M. Laumann n'a pas dépassé son intention. Nous n'avons guère de place à dépenser pour l'analyse de ce petit mélodrame, où M. Antoine s'est fait une physionomie de curé de campagne qui prête de l'intérêt et rompt un peu la banalité. Le Pendu est d'une bouffonnerie macabre qui a beaucoup amusé la salle. Dans la facture de ces deux petites choses il n'y a rien qui dénote une compréhension de l'art dramatique. Ni pensée, ni action, observation maladroite, sans profondeur, sans acuité : rien, quoi !
 M. Louis Mullem est un psychologue, mais je crois bien qu'il n'entend rien non plus à l'art du théâtre. Il a le défaut grave d'aborder la scène en romancier et non en dramaturge. C'est l'erreur de tous ceux qui sont partis du roman moderne pour créer une œuvre de théâtre. Ils sont d'une pauvreté de développements qui stupéfie. Au théâtre, l'émotion ne s'obtient que par des accords ou des heurts de personnages ; le côté descriptif compte pour peu, puisqu'il est limité au décor. Dans le roman, le personnage et le milieu sont mobiles, le milieu est l'ombre du personnage et marche avec lui, mais le décor est immobile et rarement psychologique. Si les romanciers se trouvent désorientés à la scène, c'est précisément parce qu'ils n'ont pas la ressource de multiplier les descriptions, et ils en sont si fort troublés qu'il y en a, comme M. Mullem, qui oublient qu'ils ont pourtant la ressource de changer deux, trois, quatre et même cinq fois de décor pour affirmer des sentiments en les montrant sous différents jours. Au théâtre, il faut montrer. Introduire entre deux scènes un monologue où l'on dit tout, ce n'est pas faire du théâtre, surtout dans un sujet réaliste, et c'est de l'enfantillage que cette intervention d'ombres comme dans une féerie. Restons dans la vie quotidienne ou bien, alors, sortons-en tout à fait. Tout en reconnaissant des qualités à l'auteur, Dans le Rêve n'est pas un drame, ni rien du tout qui soit du théâtre. Le titre est colossal, mais l'œuvre est bien étroite. Paul Rémond est un artiste qui étouffe dans le milieu familial où s'achèvent ses journées, après le travail de bureau dans une administration. Il lui faudrait la vie libre, indépendante, de celui qui ne se sent d'obligations que pour son œuvre ; mais le devoir le tient à la maison où, près de lui et pour lui, vivent sa mère et sa sœur. Il reste et il ne créera jamais rien ; son génie se meurt. L'idée est belle, elle est douloureuse, mais combien peu fortement exprimée ! C'est un scénario mal ébauché sur lequel M. Mullem pourra écrire un grand et superbe drame, où M. Antoine, en l'interprétant avec le talent qu'il a, mettra de son sang dans la peau de ce Paul Rémond, au souvenir des mauvaises années de bagne. Il y en a mis l'autre soir, à perte malheureusement, tant ce long monologue était faux. A la dévouée madame Barny, à la jolie Nau, à la gracieuse Meuris, à la charmante Méréan, à la replète Lucie Colas, ainsi qu'à MM. Damoye, Janvier, Arquillière, Renard et Pons Arles, toutes nos félicitations pour la façon dont ils secondent M. Antoine. Et bonne chance pour l'an prochain !


Julien Leclercq.


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