Thomas Lovell Beddoes

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Charles-Henri Hirsch, « Thomas Lovell Beddoes », Mercure de France, t. VI, n° 34, octobre 1892, p. 116-130.


THOMAS LOVELL BEDDOES
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 Peu connu en Angleterre de son vivant, presque oublié aujourd'hui, et totalement ignoré en France — où pour la première fois, peut-être, son nom fut imprimé dans le Mercure, en novembre 1891 (article de M. Remy de Gourmont), — tel est le sort littéraire de Beddoes. Aussi est-il nécessaire, avant d'analyser son œuvre, de dire succinctement quel homme il fut (1).

I


 Thomas Lovell Beddoes vint au monde, le 20 juillet 1803, à Clifton, ville du comté de Gloucester, proche et en aval de Bristol sur l'Avon. A l'âge de six ans, il perdit son père, un chirurgien de quelque notoriété, — et sir Davies Gilbert fut désigné pour lui servir de tuteur. — Sa mère était sœur de Maria Edgeworth, le romancier.
 Thomas suivit les cours de l'école de grammaire de Bath, et continua ses études a Charterhouse, où furent composées ses premières poésies, en 1817. Un de ses condisciples rend hommage à son érudition précoce. « II possédait tous les meilleurs dramaturges anglais, depuis Shakspere, ou avant lui, jusqu'aux pièces du moment », écrit ce témoin des jours d'adolescence, M. C. D. Bevan. Il nous apprend aussi que Beddoes était un « excentrique » et se montrait fort « jaloux de son indépendance »; qu'il se plaisait à imiter les acteurs Kean et Macready. Cet ami a surtout conservé le parfait souvenir d'une remarquable interprétation du Faust de Marlowe, par son camarade.
 Il reste peu des productions d'extrême jeunesse de Beddoes. On sait le titre d'un roman: Cynthio and Bugboo, qu il détruisit lui-même, et quelques fragments ont été épargnés de sa rapsodie d'Alfarabi. Il quitta Charterhouse pour Oxford, où il n'obtint aucun grade universitaire. En revanche, parut en 1821 The Improvisatore, son premier volume de vers, dont il rechercha tous les exemplaires pour les brûler. Il agit de même pour The Bride's Tragedy, publiée peu de temps après et qui eut un certain retentissement dans le monde littéraire.
 Depuis, Beddoes ne fit jamais imprimer rien de ce qu'il écrivait. Ses œuvres durent de paraître — après sa mort — au dévouement de M. Thomas Forbes Kelsall, un jeune avocat qui lui avait été présenté lors d'un séjour à Southampton. Les quelques mois passés dans cette ville furent employés à ébaucher deux tragédies jamais achevées : The Second Brother et Torrismond.
 Vers cette époque mourut Shelley, dont Beddoes fut un des premiers et des plus fervents admirateurs. Il s'occupa de réunir les écrits inédits du grand écrivain, — et par ses soins furent publiés les Posthumous Poems de Shelley. Beddoes reprit ses travaux personnels. Il commença deux drames romantiques: Love's Arrow Poisoned et The Last Man (2).
 Appelé à Florence auprès de sa mère, gravement malade, il la trouva morte en arrivant. Il demeura quelques semaines en Italie, revint à Clifton avec ses sœurs, et se livra à l'étude de la langue allemande. Sous l'influence des écrivains allemands, Beddoes conçut le projet d'une « tragédie gothique », — et c'est probablement le désir de s'imprégner parfaitement de l'esprit germain qui lui fit entreprendre le voyage d'Allemagne. Il se fixa à Gœttingue, où le savant professeur Blümenbach devint son intime ami. Cédant à ses sollicitations, le littérateur abandonna momentanément son art pour la médecine. Cependant, chaque jour il employa quelques heures à sa tragédie: The Death's Jest-Book ...
 En 1828, il vint en Angleterre pour conquérir le grade universitaire de M. A. (Master of Arts). Après un très court passage à Oxford, dans cette intention, il retourna à Gœttingue, qu'il habita deux ans encore.
 Beddoes se retira en Bavière, à Wurzbourg (1831). Il considérait sa tragédie comme terminée et parlait de la livrer au public. Il écrit à ce propos : « Je m'y suis pris à vingt fois pour la bien copier ». Il en avait laissé le manuscrit à son ami Kelsall, qui en surveilla l'impression. Mais celui-ci conseilla quelques modifications à l'auteur... Beddoes connut, à cette époque, des révolutionnaires polonais. Il les protégea contre le gouvernement bavarois qui les traquait, — et s'attira pour cet acte généreux de tels ennuis qu'il dut quitter la Bavière. Il gagna Strasbourg, puis Zurich où il se fixa. Par les soins de son professeur et ami Blûmenbach, — sa réputation de savant l'avait précédé en Suisse. On lui proposa la chaire d'Anatomie comparée (il était docteur en médecine depuis 1832). Son élection à ce poste ne fut pas ratifiée: on argua de ce qu'il n'avait jamais publié d'ouvrage scientifique, — mais Beddoes estime que des raisons politiques lui valurent cet échec.
 Ces années passées à Zurich furent heureuses. Il s'occupa de sciences autant que de littérature, et préparait un recueil poétique: The Ivory Gate (la Porte d'ivoire), en même temps qu'il publiait une version allemande d'un ouvrage médical de Grainger.
 Nous arrivons à l'année 1839. Une émeute bouleverse Zurich. De sa fenêtre, Beddoes voit s'accomplir le meurtre du ministre Hegetochweiber, un de ses meilleurs amis. Le pays n'est plus sûr pour lui-même — et cependant il y mène une vie si heureusement calme qu'il ajourne de quelques mois son départ, espérant l'apaisement des troubles. En mars 1840, il est obligé de s'enfuir et doit d'avoir la vie sauve à l'aide d'un ancien chef du parti libéral, Jasper, qui favorise son départ furtif.
 Le poète parcourt l'Allemagne, passe une année en Angleterre, revient en Suisse, puis se rend à Giessen (1844), où l'attire Liebig, dont il suit les expériences chimiques. Beddoes versifie, entre temps, en allemand. Les journaux publient des épigrammes et des odes qu'il ne signe pas, et qu'on n'a pu retrouver... Il revient en Angleterre (août 1846), qu'il habite dix mois durant. Kelsall, dont il est l'hôte, le trouve « excentrique ». Le vrai est que l'écrivain est devenu misanthrope. Il a des heures terribles de crise. C'est ainsi qu'un jour il veut mettre le feu au théâtre de Drury-Lane, — avec une banknote de cinq livres.
 Lassé de tout, Beddoes quitte une fois encore son pays. Il vient à Francfort (1847), ou se lie... d'amitié avec un ouvrier boulanger de 19 ans, nommé Degan. « C'est un joli jeune homme, vêtu-d'une blouse bleue, d'expression fine, et qui a dans ses manières une dignité naturelle.... », écrit-il à sa cousine, Miss Zoë King.
 Pendant six mois, le poète vit dans un complet isolement, avec Degan ; — entreprend de faire son éducation ; — lui apprend l'anglais pour qu'il puisse interpréter ses œuvres ! Les deux « amis » vont à Zurich : Beddoes loue un soir le théâtre, où Degan lui donne une représentation. Ils voyagent ensemble;—mais, à Bâle, l'ancien boulanger l'abandonne...
 Beddoes, pris de désespoir, se porte un coup de rasoir à la jambe droite. A l'hôpital, où on le soigne avec charité, — il arrache les bandages qui garantissent sa plaie, et provoque, de cette façon, une dangereuse infection de gangrène, qui nécessite l'amputation du membre au-dessus du genou.
 Sur ces entrefaites, Degan est revenu à Bâle. Beddoes reçoit sa visite ; il reprend goût à la vie ; il se sent heureux ; il écrit et écrit, projette de merveilleux plans pour l'avenir... Dès sa guérison, il partira pour l'Italie, — avec Degan. Celui-ci le quitte une seconde fois — Beddoes s'empoisonne et meurt...
 Sur son corps, on trouva une lettre écrite au crayon, par laquelle il laissait tous ses manuscrits à Kelsall « pour qu'il les publiât ou non, suivant qu'il lui semblerait bon ». Beddoes y parle vaguement des raisons qui l'ont poussé au suicide : « La vie était une trop grande misère sur une seule jambe, — et celle-ci mauvaise!.... »

II

 Étrange destinée que celle de Beddoes, étrange destinée que n'éclaira pas même un pur et radieux rayon d'amour ! Il semble qu'il soit né en dehors du monde ; son existence nomade serait d'ailleurs une preuve suffisante de son inquiétude au milieu des hommes, qui n'étaient pas ses semblables, des paysages, qui n'étaient pas ceux de ses rêves. Et le poète a dû terriblement souffrir de cet isolement dont il avait conscience et qu'il ne put jamais combattre, car sa nature le lui commandait impérieusement : « Je me sens, en une certaine mesure, seul dans le monde, — écrit-il — et j'aimerais rester ainsi, car, d'après les expériences que j'ai faites, je crains d'être un mauvais conducteur de l'amitié, une personne pas très aimable.... Pour cela, je dois occuper cette partie du cerveau qui devrait être employée à des attachements imaginaires, — à la poursuite du bien immatériel et immuable...» Il ne connut pas l'amitié,'et quand il crut la trouver, ce fut chez un être absolument inférieur. Ce sentiment eut la violence d'une inexplicable passion, en dehors de la nature, — et peut-être fut-elle l'expression même de sa révolte contre cette nature qui lui fut toujours marâtre.
 .... M. Taine, après une étude très sommaire (3) où se coudoient Thomas Moore, Cooleridge, Campbell, Southey, etc.., écrit: « II y en a une trentaine d'autres par derrière, et je crois que de tous les beaux paysages visibles ou imaginables... il n'en est pas un qui leur ait échappé. » Notre poète ne doit pas être compris dans cette « trentaine d'autres », à la suite des quelques-uns précédemment cités. Il est plus haut, pour avoir été un créateur.
 Beddoes écrit comme aucun avant lui ne l'avait fait. Avec lui, — dès la disparition de Byron et du grand Shelley, — s'ouvre une voie nouvelle où s'engagera Swinburne, et,après, M. Oscar Wilde. Deux lignes empruntées au poète définissent son esthétique: «.. Nous devons plutôt engendrer que faire revivre, tenter de donner à la littérature de cet âge un esprit et une idiosyncrasie propres, et ne dresser un spectre que pour le contempler et non pour en vivre. » Cette dernière appréciation, appliquée aux romantiques français, serait rigoureusement la condamnation de l'école.
 Beddoes est le poète du surnaturel, parce que les choses vues ne l'émurent jamais. Ce monde n'était pas sien, il en créa d'autres, où vivaient des pensées, où luttait l'âme des morts, où les passions, plus fortes que la vie, s'entre-choquaient au-delà. On trouve chez lui, constamment, l'affirmation de la survie. Elle le console de ce qu'il souffre. Il l'applique de même aux personnages issus de lui. Aucun d'eux n'est gai, parce que tous le reflètent,—les plaintes de son âme inquiète et les angoisses de son cœur qui cherche à aimer! Ecoutez sa légende (4) : The Phantom-Wooer:

Le Fantôme-Galant


 Un fantôme, qui aimait une belle Dame, se tenait toujours à son chevet, dans l'air stellaire de minuit. Et le fantôme, — avec une douceur qui s'élevait au-dessus des mots de l'amour humain, — qui leurrent ! — se fiançait à son âme.

 Douce et douce est leur note empoisonnée,

 La note des petits serpents à gosier d'argent.

 Ils nichent et reposent dans les crânes moussus,

 Toujours chantant : « Meurs, oh ! meurs. »

 Mets bas ta chair ! jeune âme, — et viens avec moi dans la quiète tombe, notre séduisant, et doux, et sombre lit. Sous le chaud linceul de plomb, et sous notre couverture de neiges, nous bercera la Terre, ainsi qu'elle tourne !

 Chère et chère est leur note empoisonnée,

 La note des petits serpents à gosier d'argent.

 Ils nichent et reposent dans les crânes moussus.

 Toujours chantant : « Meurs, oh ! meurs. »


 Et Beddoes, en toutes ses poésies, a chanté la gloire de la Mort : le bonheur conquis sûrement par cette échappatoire, ou l'éternelle angoisse pour les méchants, — mais sans jamais rien emprunter à la superstition religieuse. C'est pour lui une loi plus forte que toute volonté, où l'intervention divine (dont il ne parle nulle part d'ailleurs !) est absolument étrangère.
 Voici dépeint l'« état de souffrance » en cette poésie : The Old Ghost :

Le Vieux Spectre.

 Sur la rive,vers un cimetière d'église, marche à grands pas un vieux spectre. Sur lui, — pâle, blafard et las, — les eaux coulent depuis mille ans, ou plus. Et jamais elles n'avaient vu d'Esprit semblable à lui. Solitaire et lugubre, — il doit être le fantôme d'un corps réduit en poussière dans la mer.
 Sur les ondes, s'est arrêté le vieux spectre. Et, moqueurs, chantent les vents, — car le spectre sans corps devra pleurer sur la vierge qui, si jeune, reposa parmi les chardons et les champignons, tant remugles ! Il demande une larme aux vagues, mais elles retirent au loin leur gloire lunaire. Et le requin contemple avec un « ricanement » l'affliction de son désir et de son agonie !.. (1).

 Il évoque autre part tout un paysage d'outre-tombe, et parmi les morts inquiets passent deux amants, dont l'un est entraîné dans la ronde macabre, — The Ghosts' Moonshine :

Le Clair-de-Lune des Spectres.
I

 Il est minuit, mon épousée, restons sous la tempête brillante et bravée, dans le tonnerre chaud. — Ne tremble ni ne pleure! Pour toi est le meilleur souhait de mon cœur : Que tu sois blanche, et couchée dans le plus doux cercueil, au clair-de-lune des spectres.

 Est-ce le vent? Non, non : deux diables, seulement ; ils soufflent çà et là, à travers les côtes du meurtrier,

 — Dans le clair-de-lune des spectres,

II

 Elle dit, effrayée: Qui est celui-là, maintenant, qui éveille et remue le pauvre vieux mort ? Sa bêche fait seulement... — Ne tremble ni ne pleure ! Que demandes-tu?...— Là-bas, où se lient les herbes, ma mie, un lit plaisant, que les enfants appellent une tombe, au froid clair-de-lune.

 Est-ce le vent? Non, non : deux diables, seulement; ils soufflent, çà et là, à travers les côtes du meurtrier,

 — Dans le clair-de-lune des spectres.

III

 Sur la blancheur de sa gorge aimée, que serres-tu? Une mantille de soie pour celer l'éclat de ses seins? — Ne tremble ni ne pleure : que crains-tu?.... Comme du vin, coule Mon sang, tu M'as étranglée ; tu M'as assassinée, Mon amant ; mortellement tu M'as frappée, cher, dans le claire-lune des spectres.  Est-ce le vent? Non non : son gobelin, seulement ; il souffle, çà et là, à travers les côtes du meurtrier,

 — Dans son clair-de-lune !
 Peut-être de vieilles chansons de Cornouailles ou du pays de Galles ont inspiré cette légende, qui offre aussi beaucoup d'analogie avec certains contes bretons Mais il est utile de remarquer qu'ici Beddoes est moins précis que le sont en général les récits populaires, qu'il est sobre en détails matériels et supprime la moralité qui, de coutume, fait le fond de la dernière strophe.
 Là, notre poète est surtout « objectif ». De même dans The Boding Dreams:

Les Rêves qui présagent.
I


 Dans l'oreille de l'amant une voix sauvage crie:
 « Dormeur, debout, lève-toi? » Une forme pâle, avec de lourdes larmes en ses yeux tristes, s'est dressée près de son lit.
 « Une main qui fait signe, un son qui gémit, nue tombe creusée, nouvellement, dans la terre couverte d'herbes mauvaises. — pour Celle qui dort et rêve de toi. Debout! Empêche que soit le meurtre ! »
 Le fidèle rêve, inentendu, prie ; et, tristement, il se consume en soupirs.
 Et le Sommeil chante : « Dors ! il sera temps de connaître ta douleur demain ! »

 Et la Mort chante: « Dors! tu m'emprunteras le sommeil demain! »
 Dors, amant, dors, le rêve troublant s'est enfui. La cloche frappe un coup.

II


 Une heure nouvelle, un autre rêve; il gémit:
 « Debout ! debout! Lève-toi avant que le dernier rayon de lune ait pâli Sa vie rosée! »
 Une lumière cachée, un pas voilé, une main qu'arme une dague, près du lit de Celle qui dort et rêve de toi.
 « Tu ne t'éveilles pas : que le meurtre soit ! »
 En vain, le fidèle rêve, prie ; et, tristement, il se consume en soupirs.
 Et le Sommeil chante : « Dors, il sera temps de connaître ta douleur demain ! »
 Et la Mort chante : « Dors, tu m'emprunteras le sommeil demain ! »
 Dors, amant, dors, le rêve troublant s'est enfui. Bientôt le soleil va luire.

III


 Avec l'heure nouvelle, un autre rêve : sur une poitrine couleur de la neige, une rouge blessure ; une main rude qui étouffe le dernier cri ; pressé sur des lèvres rosées, un baiser de mort ; sur les draps, du sang; du sang sur le plancher...
 Le meurtrier qui s'enfuit par la porte.... Avec une tristesse lassée, elle dit, — la Voix :
 « Maintenant tu peux dormir, en vérité, — Elle dort!»
 Alors s'enfuit le rêve dédaigné, la première lueur du jour, sanglante, venue.
 Et le sommeil chante : « Dors, il sera temps de connaître ta douleur demain ! »
 Et la Mort chante : « Dors, tu m'emprunteras le sommeil demain! »
 Dors, amant, dors, le rêve troublant s'est enfui. Le meurtre est consommé !


 Moins farouche est Love in Idleness, ballade de tournure gothique, qui rappelle les lieder de Walter von der Vogelweide, mais n'a pas leur délicieuse et franche naïveté. Au contraire, la poésie de Beddoes est très subtile, c'est une jonglerie de finesse pour arriver au dernier vers qui exprime pleinement l'illogique amour:

Frivole Amour.
I


 « Serai-je votre premier amant, Madame, serai-je le premier?
 « Oh ! je tomberais devant vous, sur mon genou de velours. .. Et profondément inclinerais-je ma tête rose ; et contre toi je la presserais ; et je jurerais qu'il n'est rien dont mon cœur ait soif, rien de plus qu'un baiser caressant, et rose, en la fente douce de tes lèvres! »

II


 « Oui, vous serez mon premier amant, enfant, et vous serez le premier.
 « Et dans le nid de mon sein je vous élèverai ; et, — que plus d'une dise que vous l'avez baisée sur la lèvre ou la joue, — votre chaîne je briserai et laisserai choir sur le gazon, afin que vous me quittiez, si vous l'osez! Et nous folâtrerons ainsi l'entière nuit, après le jour! »

III


 « Mais, — me laisser être votre second amant, Madame, me permettrez-vous,— le second?
 « Je frapperais, alors, si gentement à la vitre de votre fenêtre ; et je me glisserais où jamais homme n'a reposé, — entre les rideaux ; et jamais je ne quitterais ton coté, que l'étoile du matin n'ait fait signe, — dans le lacis de soie de l'embrassement de tes jeunes bras! »


IV


 « Bien, tu seras mon second amant, gentil enfant, tu seras le second.
 « Et je veillerai dans l'attente de ta venue, en ma solitaire retraite ; et je m'abandonnerai dans tes baisers, — tel un bourgeon au spectacle d'avril, — du lever de la lune jusqu'à l'heure de l'aube, signifiée par la cloche de la tour ; et dans mes bras, je t'enfermerai, silencieux, sous le charme. »

V


 « Non ! je serai ton troisième amant, Dame, je serai le troisième!
 « Et je me précipiterai sur toi — qui te baignes dans un bois solitaire ; et je te porterai sur ma selle ; et sur le torrent et les pierres nous chevaucherons ; et je te presserai bien, et, bien, te baiserai, et je ne dirai jamais un mot, — jusqu'à ce que tu aies repoussé le bord de la coupe d'amour! »

VI


 « Alors, enfant, tu ne seras pas mon premier amant, — ni le second, — ni le troisième!
 « Sois le premier, — je me rirai de toi et percerai d'aiguillons tes chairs ;
 « Sois le second, —je te chasserai de ma chambre, avec un rire moqueur, avec dédain ;
 « Et si tu oses être le troisième, ma dague jamais vue je tirerai, et couperai ton cœur en deux.
 « Et alors, je mourrai, en te pleurant!... »


 Par ces quelques traductions seulement, on est a peu près informé du génie poétique de Beddoes. Il est facile de découvrir ce qui l'éloigne et le met au-dessus de Southey, par exemple, ou de Thomas Moore lui-même, — si l'on compare à l'une quelconque des poésies que nous avons traduites les plus belles pages de l'un ou l'autre de ceux-ci. Par exemple, prenons The Bishop Bruno du premier, et The Ring des Juvenile Poems de Thomas Moore. En ces vers, on entend bruire la Mort ; ils émeuvent profondément, impressionnent d'étrange. A les lire, un frisson gagne, intense. De même pour Christabel et le Vieux Marinier de Cooleridge, pareillement empreints de fantastique et d'irréel.
 Beddoes produit une impression plus forte et plus durable que généralement les lakists. Comme eux, le surnaturel l'attire ; comme eux, la majesté de la mort, et son interrogatif merveilleux, l'ont inspiré. Mais cette passionnante physionomie purement décorative ne le satisfait pas ; il scrute le problème présenté sous d'aussi attrayants dehors, et devient un poète intérieur. En cela, l'écrivain outrepasse les romantiques arrêtés aux formes. Certes, il les met à profit, mais pour envelopper l'idée, pour exprimer une philosophie.

III


 Le Théâtre de Beddoes comporte seulement deux œuvres achevées : The Brides' Tragedy (La Tragédie des Fiancées) et The Death's Jest-Book (Le Livre des Farces de la Mort), — et de nombreuses ébauches.
 Cinq scènes ont été écrites de Love's Arrow Poisoned (La Flèche de l'Amour empoisonnée) ; un acte de Torrismond, et quatre de The Second Brother (Le Second Frère). Ces deux tragédies ont pour cadre l'Italie. Peut-être l'auteur les aurait-il terminées, s'il avait entrepris le second voyage qu'il se proposait à Florence.
 Sous le titre The Last Man (Le Dernier Homme) — qui devait être celui d'une tragédie en cinq actes, — sont groupées de fugitives et violentes notations. On en peut déduire que cette œuvre eût été, peut-être, le chef-d'œuvre de Beddoes. Il importe que la page intitulée Dream of Dying trouve place en cette étude:

Rêve de Mourir.

 Faible, éclatant de fièvre, comme le désert, desséché, — mes oreilles, ces entrées de pensées vêtues de mots ; mes yeux qui perçoivent ; mon toucher qui s'assure des formes, — me quittaient...

 Et mon corps me renvoyait de son habitacle aimé ; or, j'étais mort...

 Et, dans mon tombeau, je me suis assis auprès de mon corps. Et vainement j'attendais d'y revenir, — dans mon corps!

 Lors, sont venus les spectres précoces de deux « bébés ». Ils ont joué dans les ruines de mon corps abandonné, — et s'en sont allés !

 Et des serpents, un par un, ont avalé mes membres....

 Enfin, je me suis assis : un seul serpent à l'œil bleu, — enroulé autour de mes côtes, mangeait le dernier reste de mon cœur.

 Et il me sifflait!...

 O ! sommeil ennemi ! noirceur de la nuit ! Combien tes rêves ont effroyables et tristes !... (5)


 Les lignes suivantes éclaireront suffisamment le lecteur, croyons-nous, sur la nature des notes qui forment l'embryon du « Dernier Homme ». Elles sont intitulées : Subterranean City :

Ville Souterraine.

 Se peut-il, alors, que la terre ait aimé quelque ville, enfant d'une certaine planète, et si longuement, et si fidèlement, que nous puissions en trouver l'image dans la terre contre son cœur, comme une pensée abandonnée, mélancolique, — et encore lisible ?...


 Hamlet dit, dans le monologue du IIIe acte: « Mourir,— Dormir ; — Dormir ! rêver peut-être? — Oui, là est le nœud ; — Car dans le sommeil de la mort quels rêves peuvent venir ? .. » Peu après, le prince de Danemark ajoute : «... Et cela nous fait supporter les maux que nous avons, — (plutôt) Que fuir vers d'autres que nous ne connaissons pas... » On peut avancer que toute la philosophie des personnages de Beddoes est le développement de ces passages du fameux monologue. Beddoes supprime le douteux « peut-être » et, poète visionnaire, affirme : « Mourir: Rêver ! » C'est pourquoi l'on verra, dans la Tragédie des Fiancées, Hesperus tuer l'aimée dont il se croit trahi, avec l'espoir de la retrouver purifiée par la Mort, — c'est pourquoi, mourant (il s'empoisonne en marchant au supplice), Hesperus s'écriera: « Je ne suis pas mort maintenant ! » Pour lui la mort n'est pas le terme. Elle n'est qu'un incident dans l'éternité de l'homme. Et parce que cet « incident » est commun aux humains, il ne s'en préoccupe pas. Il lui importe peu comment meurent ses héros, — mais leur survie est pour lui le grand problème. Hesperus se demande: « Beyond existence, to the past or future ?...» Tout ce qui l'intrigue est : l'au-delà est-il la vie qui remonte le cours des ans terrestres, un recommencement, ou bien est-il une vie toute nouvelle, l'accomplissement d'un futur ?
 ... Hesperus est un caractère très complexe, formé d'éléments shaksperiens dont l'ensemble résulte en une physionomie toute particulière : c'est avant tout Hamlet, ou plutôt une suite à ce héros-type (j'entends : un complément d'Hamlet ; Hamlet plus hardi philosophe); — c'est un amant passionné comme Othello, jaloux autant que le More de Venise, et sans que la perfidie d'un Iago fasse naître en lui la jalousie ; — c'est un homme d'action comme Macbeth, mais en lui s'unifient l'irrésolution du thane de Glamis et la férocité de lady Macbeth ; et il souffre seul les remords dont le couple est écrasé.
 En son ensemble, la tragédie est un terrifiant symbole de la disproportion de la cause et des effets, quand la fatalité les développe. Pour un chaste baiser, meurent les êtres : « There'll be a jovial feast among the worms » — « II y aura joyeuse fête parmi les vers », dit Hesperus. Là, — comme dans Shakspere,— reparait l'aspect matériel de la Mort. Mais Beddoes — qui a foi en les rêves d'au delà : rêves heureux ou cauchemars effroyables, selon qu'on aura vécu, — n'entoure pas la Mort de l'odieux habituel. Elle semble plutôt sourire à ceux qu'elle guette ; elle les charme... En elle, ils trouveront le calme qui fait l'amour meilleur. For when our souls are born, we will be wed... », dit Hesperus :
 Alors que seront nées nos âmes, nous serons unis.
 Notre poussière se mêlera et s'élèvera dans une tige.
 Nos souffles ne feront qu'an seul parfum, dans un seul bouton de fleur,
 Et la rougeur de notre front se rencontrera dans une rose...
 Nous serons la musique, le printemps, toutes belles choses,
 Alors que nos esprits seront plus doucement unis
 Que dans l'air les parfums et les mélodies!
 Attends donc, si tu m'aimes...(6)


 Voilà ce que semble à Beddoes la Mort : une vie enchantée, une vie nouvelle (sans les peines et les misères de l'autre), vers laquelle les êtres qu'il idéalise vont avec joie. Un de ses personnages la définit : Men call him Death, but Comfort is his name. — (Les hommes l'appellent Mort, mais Bien-Etre est son nom.)  Hesperus tue sa fiancée, dont le père meurt de douleur; Olivia, l'autre fiancée, va mourir parce qu'on doit châtier le meurtrier selon la loi. Alors seulement, — et pour un moment, — Hesperus doute qu'il ait gagné l'éternel bonheur dans la Mort : il craint un châtiment possible auquel il n'avait pas songé:
 Qu'elle (Olivia) vive; ô ciel! elle ne doit pas mourir,
 Il y a assez d'accusateurs dans la tombe! ...

 Et jusqu'à ce qu'il meure la vision terrible s'affirme en lui. Hesperus pressent l'Enfer, c'est-à-dire l'expiation ; — il ne sera pas réuni à celle qu'il aima jusqu'à la tuer...
 Toute vision de Mort devient plus confuse en lui, jusqu'à s'écrier:
 Tout ce que je sais de la Mort, c'est qu'elle viendra !

 Dans Le Livre des Farces de la Mort, — c'est aussi une hantise de mort qui plane sur l'œuvre. Le premier rôle même appartient à la Mort, — car elle apparaît en l'ombre troublée d'un chevalier traîtreusement assassiné qui revient d'outre-tombe emporter sa fiancée, et punir les méchants de la terre. Et la fatalité « à l'inégale main », toujours présente, frappe aveuglément, met en présence des frères le cœur haineux...
 Ici, Beddoes est créateur plus qu'ailleurs. Il emprunte énormément aux procédés contemporains du romantisme, mais se sert plus ingénieusement que nulle part, dans le seul but décoratif, de ces emprunts à l'école...
 Jamais il n'a pu se libérer de la tutelle de Shakspere. Hamlet se retrouve encore dans Isbrand, — le principal personnage du drame qui porte en sous titre: La Tragédie du Bouffon. Isbrand est un sage, un philosophe coiffé de la cape à grelots. Dès qu'il sait l'assassinat de son frère, il entreprend de le venger, rejette au loin son hochet, revêt l'armure lourde et ceint la pesante épée ; — il fait des harangues au peuple, lui dit ses droits, ce qu'il souffre injustement. La foule écoute ses discours et suit ses conseils. Le fou devient roi, et, tant il se sent capable de grands desseins, quand il tombe frappé d'un coup de poignard, son dernier cri est une hautaine révolte; il meurt, soit, mais qu'on le craigne encore cependant, il meurt, mais:
 Je reviendrai pour punir, — ou j'irai détrôner Pluton! C'est du vin que je répands, ce n'est pas du sang qui coule.

 Un amalgame de bouffonnerie et de noblesse fait le fond du personnage. Quand il annonce sa résolution de ne plus porter le bonnet à sonnettes, il s'écrie:
 Je donnerai à la Mort la couronne de la folie. Elle n'a pas de cheveux, et, par ce temps, pourrait prendre froid et mourir...

 C'est d'ailleurs l'explication du titre de la tragédie ; — dès ce moment il n'y a d'autre « fou » à la cour ducale allemande que la Mort. Elle préside, maîtresse insatiable, aux actes des hommes. Tous tombent par surprise, selon qu'elle leur donne le baiser d'appel, — et elle est seule à rire de ses plaisanteries, dont la moindre est d'emmener un vivant parmi les morts.
 Il n'y a désormais plus de raison pour que je vive ou laisse vivre les autres,

profère un des personnages, — et la Mort ricane. On la sait présente à tout instant. Un Egyptien, quelque peu sorcier, conte qu'autrefois elle charmait les hommes sous l'espèce d'une fleur exquisément pâle. Il invoque la divinité des trépassés en ces termes:
 O Dieu de ceux pour qui la vie est comme à nous la mort

faisant allusion au réveil des morts que ses arcanes peuvent rappeler sur la terre. Et quand ceux-là reviennent de l'Hadès noir, ils ont un parler si doux que les femmes en sont charmées et demandent à mourir. La belle Sibylla parle au fantôme de Wolfram, mort pour l'avoir aimée:  Je ne te quitterai jamais et tu ne m'abandonneras. Oh, non!
 Tu ignores quel cœur tu repoussas!
 Combien il serait bon, si l'amour l'avait chéri,
 Et comme il est déserté ; ah! si déserté
 Que j'ai souhaité souvent que vienne un spectre
 Dont l'amour pourrait hanter mon cœur. Ne t'en va pas!
 Tu vois, je suis jeune ! combien je pourrais être heureuse!
 Et cependant je souhaiterais seulement que ces larmes que je verse
 Fussent pleurées sur ma tombe. Si tu ne veux pas m'aimer
 Rends-moi ce seul service ; montre-moi seulement
 Le plus court chemin à la mort solitaire...


 Et la mort transparaît, moins occulte à mesure que se développe l'intrigue, jusqu'à la péripétie où elle entre en scène, avec fracas, sinistrement accompagnée: les figures grimaçantes d'une lugubre danse macabre, peinte sur les murs d'un sépulcre, s'animent, et dansent, et chantent, sur la barbare musique de vers écrits en un rhythme haletant:
 Momies et squelettes ! hors de vos tombes!


 Chaque âge, chaque mode et aspect de la Mort:
 La mort du géant, avec des os, pétrifiés;
 La mort de l'enfant qui jamais ne respira:
 Petite et cartilagineuse, ou osseuse et grande,
 Blanche et bruyante, moussue et jaune ;. —
 Les vis-à-vis attendent, pour « enlever » une gigue.
 Dansez joyeux, car la Mort est compagnonne drôle.
 L'empereur et l'impératrice; le roi et la reine;
 Le chevalier et l'abbé; frère gras et maigre frère,
 Le gitane et le mendiant, — se rencontrent sur la lande verte;
 Où est la Mort et son « chéri » ?-...
 Nous danserons et rirons au nez rouge du fossoyeur.
 Qui ne rêve pas que la Mort est une compagnonne, aussi joyeuse...


 Et c'est encore, toujours, la Mort! Elle poursuit son œuvre, dédaigneuse de ceux qu'elle touche. Isbrand semble la reconnaître comme la familière de ses rêves. Il prête aux fleurs même des hymnes à sa gloire et pense que le « lys de La vallée » — qui est « le bouffon. des fleurs, car son calice a l'aspect d'une clochette », — murmure sous la brise:


Le roi la Mort a des oreilles d'ânes!

IV


 Nous n'avons guère parlé des pages amoureuses de Beddoes. Elles ornent son œuvre ; elles sont le point de départ des fictions qu'il invente, et cela seulement. Il n'a pas tour à tour honni et chanté l'amour comme Byron, mais il lui rend à peu près la place due, — au second plan...
 Il était curieux de renseigner quelque peu cet étrange poète (nous l'eussions voulu mieux faire), d'autant que sont venus, après lui, des écrivains pareillement inspirés et maîtres consacrés par une gloire universelle. Edgar Poe en premier lieu, et Baudelaire,— sont très étroitement parents de Beddoes. Par hasard? Et parmi les actuels, — Maurice Maeterlinck. Par hasard aussi ? — Par hasard, soit!

 ... On lit encore en post-scriptum à la lettre que Thomas Lovell Beddoes écrivit sur son lit de mort: « ... Je dois avoir été — entre autres choses — un bon poète... » N'a-t-il pas été mieux que cela : on grand poète?'

Charles-Henry Hirsch.

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(1) Ces renseignements biographiques sont empruntés à la remarquable étude de M. Edmond Gosse (The Poetical Works of Thomas Lovell Beddoes, Londres, 1890).

(2) De ce dernier il écrivait que, mené à bonne fin, il pourrait causer « quelque amusement aux hommes et aux ânes » (février 1824).

(3) Histoire de la littérature anglaise. Livre IV : L'Age moderne, les Idees et les Œuvres.

(4) Dans la traduction des poésies de Beddoes, nous avons préféré une adaptation presque littérale, avec le souci d'un rhythme rappelant celui des pièces originales.

(5) On retrouve dans les « Poésies » de Beddoes une interprétation peu différente de ce songe.

(6) The Brides'Tragedy. Acte II, scène III.

(7) Le motif de cette légende reparaît dans une pièce intitulée The Doomsday, « Le Jour du Jugement dernier. »



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