Triptyque des Phases

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L.-P. de Brinn'gaubast, « Triptyque des Phases », Mercure de France, t. I, n° 4, avril 1890, p. 108-109.


TRIPTYQUE DES PHASES


I.―Blasphème


J'immortaliserai ton corps dans mes vers graves,
Pour que, multiplié sur ces lourds piédestaux,
Son marbre, environné d'honneurs sacerdotaux,
Plane, au-dessus d'un peuple agenouillé d'esclaves

(J'aurai bâti mon Œuvre, en dépit des entraves,
Comme un temple étayé de fûts monumentaux
Dont nul, jamais ! ne pourra voir les chapiteaux
S'effondrer, sous l'énorme effort des architraves).

— Alors, de vains désirs souillant ton sexe nu,
Ces vils adorateurs, qui ne l'ont point connu,
Joindront leurs doigts dévots vers sa rigueur farouche :

Et moi, dont le dédain terrible l'a dompté,
Seul j'aurai possédé ton cœur, ému ta bouche,
Et trouvé l'animal sous la divinité.


II.―Refus


Pour les relire aux jours de vos mélancolies,
Ces vers désespérés que vous seule aurez lus.
Vous m'avez dit des mots qui valaient des folies :
Mais ces vers, même à vous, je ne les montre plus

(O stances de mon cœur, ô stances abolies !
Nul n'entendra gémir ces rythmes absolus,
Puisque le cristal pur des voix les plus jolies
Se brise au choc de leurs timbres voulus),

— Par vos soupirs d'amour, par vos larmes d'extase,
Par la langueur d'aveu d'une adorable phrase,
Vous m'avez réveillé d'un rêve, où vous glissez :

Vous saurez désormais que je vis dans un rôle,
Qu'une âme tendre dort sous mon masque de drôle,
Et que je suis un homme, au fond !... C'est bien assez.


III. ― Épitaphe

Plus tendre qu'un vieil air dans de lourdes étoffes,
Plus démesurément vibrant que mon orgueil,
Plus haut que la rumeur des flots blancs sur l’écueil,
Plus haut que le futur fracas des catastrophes,

Ton nom divinisé survivra dans mes strophes,
Madone aux regards noirs comme une église en deuil,
Quand ton âme et ton corps seront, dans LEUR cercueil,
Aussi morts que les dieux bien morts des philosophes.

— Glas funèbre, tinté par de joyeux grelots,
Mon affreux rire a pu s'égrener en sanglots,
Et mes sanglots, crever en larmes de délices !

Reçois donc, pour ce court bonheur immérité,
Le salaire ingénu de tes chères malices :
L'éternité du Vers, - la seule Éternité.

Louis-Pilate de Brinn'gaubast


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