Un roman de la VIE GRISE "Le Vierge"

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Remy de Gourmont, « Un roman de la VIE GRISE: "Le vierge" », Mercure de France, t. II, n° 15, mars 1891, p. 167-172.


UN ROMAN DE LA VIE GRISE
« LE VIERGE» (I)
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 Annuellement, d'après de sûres statistiques, la nation française produit environ trois mille tomes de roman : c'est une grande richesse. Là-dedans sont comprises les réimpressions et les traductions et toutes sortes de babioles, — de jouets et de verroteries. Il est à croire que le trafic engendré par cette industrie est spécialement d'importation ; on voit des gens curieux et même dévoués tenter sous l'Odéon la dévirgination subreptice de ces tomes, on n'en voit jamais que la passion exalte au point de leur faire payer, afin d'une possession complète et définitive, la rançon de ces multicolores esclaves. Où vont-elles, après ce stage à des comptoirs, à des vitrines, ces créatures issues de nous, pour qui leurs fabricateurs révèrent des robes brodées d'orfroi comme des chasubles, des colliers de perles noires, des diadèmes d'escarboucles, des souliers en peau d'unicorne, — et des lits de harem où la favorite parfumée d'origan s'évente sur des toisons de lynx avec des plumes de chimères !
 Il y a telle sorte d'ivoire vert dont la provenance est inconnue ; presque aussi mystérieux, mais à l'inverse, le commerce des livres. On en sait le départ, on en ignore les suites. Rachilde émettait l'autre jour cette idée que peut-être, en telles régions invisitées, enfilés comme des merluches à de souples baguettes, ou comme des conques à des cordes de ramie, les romans nouveaux servent de monnaie, de régulateur du troc : avec ces ligatures, on dote les filles, on acquiert des chèvres et des armes de guerre, des femmes et de l'eau-de-vie. Bien que cette opinion ne soit encore que probable, et que nulle carte géographique, même de Justus Perthes, ne marque dans les solitudes de l'Afrique centrale une « Région des Livres » comme il y a une « Région des Lacs », bien que Stanley soit resté à ce sujet, non comme sur d'autres, muet, — on peut, néanmoins, l'accepter provisoirement. Cela nous tire d'un grand embarras, — si toutefois, ainsi que je le pense, le doute est supérieur à l'ignorance.
 D'autre part, c'est encore un soulagement. Qui n'avait été froissé de constater, en ces temps si noblement utilitaires, la vanité, le bon-à-rien du roman filosèle, de la bobine vulgaire débobinée en feuilleton puis rebobinée en volume (marques Delpit frères, Rabusson aîné, les Fils de Cotonet, Gréville-Duruy jeune et Vve Theuriet, Aux 100,000 Bobines (Ancienne Maison Maupassant', Aux Fleurs de Mèdan, etc.).
 Dorénavant, nous voilà consolés et rassurés sur les floraisons funèbres d'un des arbres fruitiers les plus productifs du grand verger de l'industrie française. Travaillons, l'avenir est à nous : qui sait si à la prochaine exposition décennale nous n'aurons pas une place notoire, au pavillon de la République de Libéria, entre les plumes d'autruche et la poudre d'or !
 Cependant, n'étant point spécialement qualifié pour les enquêtes commerciales, je me permettrai, au risque de mortifier dans leur dignité et même de léser dans leurs intérêts tant de respectables usiniers, de considérer la question à un point de vue différent, oh ! moins sérieux, et même, disons-le, entièrement futile, — celui de l'art.
 Pour des yeux inexercés, inhabitués au compte-fil, les marques ci-dessus (et toutes les autres) se différencient très bien : tel amateur des produits galamment mélancoliques et jobardement mondains des « Fils de Cotonet » méprise avec résolution la marchandise « Rabusson aîné »; ceux qui se fournissent aux 100,000 Bobines (Ancienne Maison Maupassant) haussent les épaules devant les filés prudemment perpétrés sous les auspices de la Vve Theuriet ; et les habitués des cordonnets Fleurs de Médan (avec lesquels, disent-ils, on pourrait se pendre) récusent l'usage des pelotons « Delpit frères », qu'ils qualifient de simple filasse.
 Il est difficile de compatir aux sympathies et aux dégoûts de ces amateurs, car les produits qu'ils aiment et ceux qu'ils repoussent sont tous taxés de hâtivité et d'insolidité, tous fabriqués avec une belle ignorance ou un rare dédain des élémentaires principes artistiques, tous « établis » avec le seul souci de la vente, du succès rapide, de la caisse à remplir.
 Un homme de lettres qui, pour gagner strictement sa vie, se livre à des écritures ou médiocres ou volontairement médiocrisées, fourrées, selon la nécessaire clientèle, de cédrats ou de piments, n'est par cela même nullement condamnable : la liberté est une maîtresse qu'on ne paie jamais trop cher. Mais celui qui, à l'abri de toute pauvreté présente ou future, rédige, dans un but mercantile, de la copie, s'exclut à jamais, par ce seul acte, de la société des honnêtes gens dont nous voulons que la Littérature soit exclusivement composée. M. Zola, par exemple, qui eut du talent, l'a si bien galvaudé à des entreprises du genre de la Bête humaine et du Rêve que l'annonce actuelle de tel de ses livres nouveaux nous laisse aussi indifférents que les réclames des poëliers et des droguistes.
 Il nous suffit d'ailleurs qu'à la suite de maîtres toujours dignes, quelques jeunes écrivains, bien décidés à ne jamais forfaire, publient de temps à autre un livre dont l'art, qui en est le moyen, est aussi le but: Le Vierge, d'Alfred Vallette est de ceux-là.
 On était accoutumé, dans un cercle, à dénommer ce volume, avant son apparition, « Monsieur Babylas », et il me coûte (moins qu'à l'auteur, sans doute) d'avoir à employer une appellation différente et fausse, — sans être inexacte. Il faut, en de certaines circonstances, capituler avec les éditeurs, il serait parfois périlleux de leur répondre par un « Sit ut est, aut non sit », — mais ces raisons majeures ne peuvent m'empêcher de regretter le premier titre. Non que « Le Vierge » soit spécialement mauvais, mais ces syllabes induisent en erreur sur le but du romancier, qui n'a voulu ni donner un pendant à la vie de saint Stanislas Kostka, ni exciter les imaginations.
 C'est une étude très simple, très dense et d'un bon naturalisme de la petite vie de province, synthétisée en une figure falote de petit vieux, figure merveilleusement vivante en son absence de vie, étonnamment vraie en son exagération vers le néant. Monsieur Babylas est la créature à laquelle il n'arrive jamais rien de notoire, qui se meut dans un milieu on dirait fluide où les chocs sont rares et peu violents, à laquelle rien ne réussit, mais qui d'ailleurs n'entreprend à peu près rien, qui est d'une timidité de chien battu et naturellement se fait battre rien que sur son air, souffre-douleur par destination, souffrant réellement, mais pas comme d'autres, souffrant négativement, ne comprenant pas la vie et incapable de chercher à la comprendre, un être faible, facilement roulé, mais jusqu'à un certain point protégé par cet excès d'innocence contre de trop grosses canailleries, incapable également de s'amuser et de s'ennuyer, contenté par l'absence d'activité, passant de longs moments, au bureau où il fait des copies, à jouir de ne rien faire, « dans une pose de petite fille qui s'ennuie à la messe », ne changeant guère en prenant de l'âge, ne s'apercevant de la puberté que par des désirs très imprécis, ne parvenant, à aucun moment, malgré des luttes contre une sorte de couardise maladive, à se renseigner directement sur la différence des sexes, mourant encore jeune ou toujours vieux d'une phtisie héréditaire, mourant guetté par d'équivoques captations, et après sa mort insulté, lui, le pauvre immaculé Babylas, dans ses mœurs !
 C'est une création qui, sans être immense, est bien une création. Babylas nous était inconnu ; désormais il existe, il entre dans les types. Création originale, oui, car si elle doit quelque chose à Charles Bovary, elle pousse ce quelque chose très loin en dehors du type de Flaubert. Bovary est un homme faible, bon, un peu niais, non dénué d'instruction, capable même, avec une autre femme, de faire figure : c'est un homme acceptable et même supérieur à bien des petits médecins et fonctionnaires de province. Babylas n'est pas acceptable ; il y a en lui du gnome, de la larve; il donne la sensation pénible de l'incomplet, d'un chien sans queue, d'un chat sans oreilles, d'un oiseau saus plumes ; il n'a ni cheveux ni barbe ; des sa première jeunesse il doit couvrir d'une perruque son crâne de poussin duveté à peine, son crâne guère plus gros, guère plus plein : pourtant ce n'est pas un idiot, ni un noué, — c'est une maquette.
 Il est presque prodigieux que l'auteur ait réussi a donner la vie à un être qui semble si peu fait pour vivre. Il vit, néanmoins, même d'une vie très visible, avec les paroles et les gestes, le corps et l'âme, de la vie intérieure et de la vie de relation, bien posé dans son ambiance, debout sur ses maigres jambes, bien logique avec lui-même, du dehors au dedans et du dedans au dehors : pour cela, le mot de création n'est pas excessif. Et l'ensemble est une œuvre d'art comme tel ivoire de Chine, tel bronze du Japon, art qui vaut par le détail autant que par le total et, dans le ramassis condensé de son grotesque intense et suranimé, nous donne une impression d'existence que ne nous donneront jamais, les contemplerions-nous pendant des siècles, les truquages grécoromains de M. Chapu.
 L'histoire de Monsieur Babylas apparaît, pour la contexture générale, ordonnée selon des principes scientifiemment codifiés. Le livre qui a ainsi servi de grammaire artistique à l'auteur est évidemment l’Education sentimentale, mais il n'y a pas imitation; c'est plutôt une assimilation volontaire de procédés, une expérience résolument tentée et certainement réussie, comme d'un peintre qui emprunterait à un devancier sa perspective, son groupement, ses lointains, son étagement de plans, mais se réserverait la couleur, la forme, l'expression, l'intention, tout ce qui doit être personnel, à moins d'inexistence. Ainsi l'ironie est plus accentuée, les faits sont plus menus, plus tassés, engendrent bien plus que dans tels succédanés de l’Education le sourire et même le rire, l'émotion et même la pitié, la curiosité et même la sympathie, — ce qui est très loin des exagérations d'indifférence où se sont complus (pour n'avoir pas compris tout ce qu'il y avait en Flaubert de tristesse, d'amertume et même de tendresse et de bonté sous la rigidité affectée de cet homme au large cœur) de prudents compilateurs comme M. Céard ou M. Alexis.
 Le Vierge est plein d'agréables descriptions qu'on devine exactes (il ne faut pas dire vraies), avec dedans de jolis mots, le « grisollis » des alouettes, les tons d'un couchant dégradés jusqu'au « vert putride »; — de très curieuses observations : une nouvelle circule dans l'école, colère du maître, silence, recueillement, « après quoi prudemment une tête se releva, imitée d'une autre, d'une autre encore, et de toutes »; on voit ces oiseaux : c'est tout à fait charmant; — d'autres telles que : les petites filles aiment bien le sage Babylas, mais elles l'utilisent, lui font tourner la corde, brusquement, le jeu fini, le plantent là; — par la forme de sa bouche « abaissée aux commissures, il semblait toujours sur le point de pleurer »; — page 5, une très bonne psychologie de l'enfant pris et dompté par la vanité; — ailleurs, bien notée « la tristesse des journées de fêtes », des jours où les gens ont l'air de jouer à s'ennuyer; — plus loin, la naissance de la puberté, sur le fond toujours gris pointillée en menus coups de pinceau, en minuscules taches, mais fondues et assemblées vers une impression unique; — des remarques d'un humorisme lugubre, d'un comique atroce : Babylas — cette malchance n'arrive qu'à lui — « ferma les yeux de son père, — qui se rouvrirent peu après ».
 En général, il y a, tout le long du volume, une bonne représentation de l'acte par le mot qui matériellement le détermine d'entre les autres actes, et un bon choix des actes nécessaires à la différenciation du type Babylas d'entre ses congénères.
 Après avoir amusé, vers les deux tiers de cette histoire en images, la pauvre créature, tout d'un coup, par un imperceptible changement de rhytme, commence à vous navrer : cela s'accentue à partir de la femme fuyante à ses pitoyables velléités, et l'enterrement du chien — fragment d'un tout à fait vrai sentiment — vient encore préciser la sorte de misère dont souffre alors Babylas: celle de l'isolement par timidité sentimentale.
 Enfin, tout autour de Babylas, des personnages et des choses bien concordants avec la tonalité de la figurine centrale et qui la repoussent, par les hachures de leur grisaille, vers une lumière doucement trouble : on dirait d'un pays d'éternelle demi transparence, une perpétuelle atmosphère de matin d'hiver, mais d'un matin ni froid ni chaud, ni clair ni sombre.
 Ici finit le résumé, en impressions, de ce premier roman d'Alfred Vallette, — roman sobre et solide, consciencieux et achevé, de noble labeur et d'art sincère.

Remy de Gourmont.


(I) Un vol., par Alfred Vallette (Tresse et Stock).


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