Une Préface

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Camille Lemonnier, « Une Préface », Mercure de France, t. II, n° 14, fevrier 1891, p. 65-73



UNE PRÉFACE (1)



 Tout le monde n'a pas la conscience littéraire de M. Maurice Barrès, qui très subtilement, dans une préface qu'il écrivait pour Monsieur Vénus, élucidait, à propos du livre et de l'auteur, le cas d'un cerveau « infâme et coquet ». Pour à peu près la totalité de la critique — (en admettant qu'on puisse ainsi dénommer l'espèce de reportage pharisaïque et bref qui prévaut dans les journaux) — les romans de Rachilde appartiennent encore à la catégorie spéciale, réputée aphrodisiaque et délétère. On les signale avec réticence, comme un article de librairie secrète, et si le courage va jusqu'à la glose, on n'est pas loin d'assimiler l'écrivain à une Locuste expérimentant sur le lecteur ses poisons. L'ignare imbécillité et la cuistreuse intolérance, dans un temps où, à force de parler de la morale, on a fini par en oblitérer la notion, s'efforcent ainsi d'avoir raison d'un esprit rétif à s'amender et qui persiste dans ses voies. C'est pourquoi il y a quelque probité à reconstituer cette figure méconnue, l'une des rares femmes de lettres qui soient plus que des bas-bleus.
 Je ne voudrais pas établir de rapprochement entre l'auteur d’Ironie sanglante et ce comte de Lautréamont (Ducasse) dont l'éditeur de Rachilde vient justement de remettre au jour les extraordinaires Chants de Maldoror. D'analogie, il n'en est point, à part peut-être la communauté d'injustice qui les voue à d'immérités silences. Je signale simplement le fait de ce tumultueux et imprécatoire rhéteur, de ce musicien des grandes orgues littéraires, de cet infant de lettres qui mourut sans avoir régné et probablement ne sera reconnu Prince spirituel que par un très petit nombre de ses pairs. Ce lyrique blasphémateur, qui attisa le plus virulent satanisme sur les grils de ses prosopopées, ce nébuleux et outré négateur des morales et des cultes professés, aux métaphores tendues comme des balistes, ou giroyantes comme des catapultes, ce vociférateur des litanies du Péché et de la Damnation, créateur d'un antiphonaire sabbatique s'égalant aux pires rituels du Diabolisme, perturba tellement l'inepte critiquaille contemporaine qu'à part deux ou trois hauts esprits, nul ne se sentit assez sûr de ses propres lumières pour plonger dans ces gouffres d'incohérences et de ténèbres où par moment clame une voix merveilleusement musicale. La plénipotentiaire sottise s'effara d'un livre dont il eût fallu chercher la clef dans les effrois du moyen-âge et qui, sur le crépusculaire marécage des actuels détritus littéraires, projette les noires coruscations d'un inquiétant bolide. Lautréamont, qu'un éditeur courageux avait tenté de ressusciter, devait périr ainsi une seconde fois sous les stratifications d'obscurité que la lâcheté et l'indifférence hostiles dressèrent autour de sa mémoire.
 Rachilde n'a rien du satanisme exaspéré de ce Maldoror, et pourtant elle est une satanique à sa manière. A travers les soufres et les poix enflammés de ses cycles de perversion, il étend, lui, les ailes tourmenteuses d'un Baphomet révolté, il est le mauvais ange sans visage assumant la colère des âmes rebelles et tourbillonnant comme un typhon dans des régions de mort et d'épouvante. A côté de cet effrayant symbole mâle de la Haine et de la Désespérance, elle n'apparaît que comme une démone diminutive, vouée aux œuvres malignes, brassant les chaudrons des curiosités réprouvées, mais du bout des doigts jetant sur les feux où elle active ses cuisines une pincée de poudre rose qui en mitige les fulgurations écarlates. Ou plutôt, c'est une petite nonne des chapelles du Mal, une nonne du temps de ces abbesses qui, à travers les enluminures de leur psautier, regardaient complaisamment tire bouchonner les cornes du Diable, une nonne qui, sous les bribes des béguins qu'elle n'a pas tout à fait jetés par-dessus les moutiers, eût pour toutes les Sainte Inquisition terriblement senti le roussi.
 Et peut-être ce joli écrivain du mauvais Savoir qu'est la petite nonne (on peut sans témérité le supposer) eût été mené devant le crucifix dans les souterraines gehennes; et là, ce même crucifix, on le lui eût mis, chauffé à blanc, dans ses mains noires du péché d'écriture, — ces mains qui, en écrivant, osèrent toucher aux emblèmes détestés et remuer les fatalités de l'originelle déchéance. (N'a-t-elle pas dit un jour les mains, les vierges petites mains, toutes les mains des pâles jeunes filles, en un court poème de prose aux senteurs libertines, aux muscs de sexe et d'officine parfumant le geste de la perdition qui ensuite s'efface et n'est plus que le rythme chaste des petites mains redevenues des mains de bonne innocence?) Ah! elle connaît les mystères, elle sait les gestes et les paroles, elle est bien la nonne des sacristies où le grand diable catholique, le pourpre grandqueux des cantines du Mal, se transfigure, pour être adoré, en l'aimable sourire et les touffes roses aux joues d'un petit page des caresses et du baiser, d'un chérubin aux bouts d'ailes légèrement apparents sous le pourpoint, d'une revivance du vieil Amour des mythologies et qui à lui seul serait tous les amours.
 Eh non ! ce n'est plus rien du Satanisme liturgique, s'il se peut dire, de l'âpre Satanisme se flagellant avec ses désirs et se crucifiant sur ses remords. La Messe noire a fait place à des rites moins tragiques où la volupté ne se vomit plus en rugissant contre les divines Miséricordes et seulement s'éréthise dans les affres de jouissances diaboliques encore, bien que le Diable ni ses suppôts ne s'y suscitent plus avec de matérielles évidences. Ils demeurent diaboliques malgré tout, ces effrénements de la curiosité, par cela même qu'ils sont la soif et la faim du Péché, — la soif qui boit à tous les ciboires avec le tourment d'en relécher jusqu'aux lies, la faim qui voudrait rafler jusqu'aux miettes des tables dressées par la démence des sens. Leur diabolisme, pour résigner le reniement des Symboles et se circonscrire dans les perversions amoureuses, n'en reste pas moins lié au primordial Satanisme par la joie périlleuse de transgresser les Commandements et de rompre les sceaux que l'Église a mis sur le goût des délectations de la chair.
 C'est encore un délice de perdition, cet ineffable besoin de se faire mal à l'âme en fatiguant et torturant l'habitacle charnel où elle bat des ailes, où, pendant les moments du péché, elle s'agite impuissante, comme le témoin muet des opprobres par lesquels on la répudie et on voudrait la casser aux barreaux de sa cage. Les âmes très chrétiennes surtout possèdent le sens des sombres blandices du ravalement et de l'immolation, car ne risquent elles pas, celles-là, le règne éternel pour un bref et exécrable délire, car chacune des titillations de la chair n'est-elle pas un coup de lance qui retentit au flanc divin ?
 Mais, même pour les autres, dénuées de la foi aux éternités, le voluptueux supplice s'attise d'une idée de sacrifice : c'est en tournant et retournant la chair sur les claies du plaisir qu'elles se sentent se recroqueviller et panteler, c'est en se fustigeant avec les lanières des coupables désirs qu'elles goûtent les joies éperdues et se délivrent en des abois qui les égalent presque à la surhumaine douleur des âmes chétiennes.
 Cette douleur, vous ne la trouverez pas chez les vierges impures de Rachilde, ni les grands frissons de la Damnation, ni les stupres qui hersent la race des hommes jusqu'en ses racines. Elles ne sont chrétiennes, je pense, que par habitude, chrétiennes peut-être uniquement par la peur des aveux qu'il leur faudra chuchoter au confessionnal, par un reste d'ancienne créance aux démons qui les émoustille délicieusement dans leurs défaillances et fait passer sur la brûlure des baisers à leur peau un rien du soupçon de la rôtissure infernale. Si elles l'étaient, chrétiennes, elles seraient bien plus ardentes à l'œuvre impie, bien plus vertigineusement emportées vers l'atroce et suave certitude de l'expiation finale, car la beauté des religions est de pousser le mal jusqu'au martyre, jusqu'au cri et au tenaillement des plus effroyables tortures corporelles.
 Ces étranges jeunes filles(et c'est par là qu'elles s'attestent bien modernes) répudient toute analogie avec leurs sœurs antérieures, les amères possédées des âges de la Damnation, les cruelles amazones des batailles de la chair s'amputant le cœur et le donnant à manger aux pourceaux des grandes luxures. Névrosées, les sens précocement excités par des ferments d'hérédité, malades d'un excès de rêverie qui les livre déjà savantes et dévirginisées à l'homme, elles assument une façon de perversité ingénue et demeurent le plus longtemps qu'elles peuvent, à travers leur corruption d'esprit, des jeunes filles ayant tâté du bout des doigts au péché, mais différant de l'étreindre corps à corps. Pour le monde ce sont, en effet, toujours des jeunes filles; le diable seul met l'œil à leur fêlure et suppute les petites salissures de leurs âmes, ces salissures par lesquelles elles lui appartiennent. Elles sont friandes de sensualités, toutes également ; la tentation chaque nuit vient cogner à leur porte et elles l'entrebâillent en attendant qu'elles l'ouvrent toute large. Ce sont les pécheresses des mauvais conseils du songe, elles se chatouillent de curiosité libertine et se mûrissent par les concupiscences. Les plus neuves jouent à la poupée avec le Mal jusqu'au jour où le joujou devient entre leurs genoux le manche à balai sur lequel ces diligentes sorcières chevaucheront vers les sabbats. Car inévitablement elles sont dévolues aux sciences de perdition, les naïves aussi bien que les rouées ; et le rêve n'est pour elles que le stage des expériences décisives. Mais par le rêve elles ont déjà tout vu, elles savent à l'avance tout ce que peut suggérer le rêve, et, plus tard, elles tâcheront de mettre leur rêve en pratique.
 Rien ne ressemble moins aux terribles ensorcelées de ce faiseur d'âmes sataniques et qui, du même geste de plume dont il les vouait à l'enfer, avait l'air de les exorciser, je veux dire Barbey d'Aurevilly; et toutefois elles sont de la famille, elles y accèdent en qualité de cadettes et de pupilles. L'auteur des Diaboliques, ce Custode des ordres de l'Impénitence, eût tiré de son trousseau la grande clef d'or pour leur ouvrir le guichet de ses monastères, comme à de mignonnes nonnains d'élection qu'il se fût chargé de former pour les sataniques épousailles. Mais je crois bien que leur mère spirituelle lui eût agréé encore plus. Cette déconcertante Rachilde qui, toute jeune fille, débutait par des livres torsés avec les plus purs fils diaboliques, cette novice des cloîtres de la perversité qui tout de suite se révélait professe, cette Agnès doublée d'une princesse de Décaméron l'eût paternellement délecté comme une fille de son cerveau. Ingénue et perverse à l'égal des énigmatiques vierges de ses romans, avec des neiges d'âme teintées d'écarlate à de soudaines réverbérations d'en dessous, il semble par moment qu'elle soit l'une des jeunes filles qu'elle osa dévoiler, ignorante de ce qu'elle ne pouvait savoir, mais bien plus savante déjà, en cette ignorance, que celles qui, n'ayant pas tout appris par la conjecture comme elle, ne savent que ce que la vie leur a fait connaître.
 Elle qui se piquait d'être sincère, le fut au point de laisser croire que les femmes qu'elle créait étaient presque toujours créées d'après elle-même. Et vraiment il y a de telles spontanéités de nature, il y a de si sûres trouvailles de vérité dans telles de ses pages venues sous sa plume comme un aveu, qu'on ne doute plus qu'elle n'ait poussé la sincérité jusqu'à se raconter dans l'entraînement d'un cœur très candide et d'une petite cervelle infiniment vicieuse. Ce dualisme s'avère en maint endroit : tandis que la tête va de l'avant et bat la campagne, une fraicheur d'émotion, j'allais dire une pudeur de bonne âme, signale, parmi les débâcles de l'imagination, la présence et la sauvegarde de l'Ange gardien.
 Ce serait le moment de parler de l'espèce d'écrivain qu'est littérairement Rachilde. J'en sais peu que, volontairement ou non, aient plus l'insouci de l'art et la négligence des coquetteries de la forme. Même pour d'aucuns, épris du chatoiement des mots et du miraillé de ce style toujours rouant qui japonise d'un air de bibelot rare les étagères de notre littérature, elle détonne sur l'universelle application à ciseler des orfèvreries, à polir des gemmes, à tailler des cathédrales dans un dé à jouer. Ce sera vertu de ma part à le confesser, peut-être artialise-t-on un peu trop de nos jours au détriment de la nature sans laquelle c'est, comme chez les illusionnistes, faire pousser des roses au bout d'un manche de parapluie. Notre préciosité, nos maniérismes, cette pompe de nos styles tout en façade (ainsi qu'un prestige de palais de théâtre sans profondeur ni densité) légueront aux démocraties futures la mémoire et peut-être l'ennui d'une ère ostentatoire et décorative, d'un autre siècle de Louis XIV où, comme là tout était équerre et cordeau, tout ici apparaîtra paillons, feux d'artifice et polychromies.  A côté de ces pétarades, la cursive écriveuse de Monsieur Vénus, de La Marquise de Sade et de Madame Adonis, se dénonce un écrivain naturel, un écrivain en déshabillé et qui, merveille pour une femme ! ne se mire en écrivant non plus au miroir de ses phrases qu'en nul autre miroir. Elle écrit comme elle sent et comme elle pense, et vous savez si dès les premiers livres cette petite raisonneuse pensait avec décision et avec netteté ! Elle écrit d'un style sans falbalas et qui, flexible néanmoins, avec un léger fard de métaphores et ça et là des fleurs et des rubans, ne verse pas dans l'hommasse et reste un style féminin. Elle écrit d'une main qui sait le point de tapisserie et fait claquer l'éventail, — d'une main d'instinct si vous voulez et qui n'a pas été gâtée par l'imitation à une époque où les femmes imitent si bien les hommes qu'elles ont fini par en prendre les manies et les virtuosités. Et cette écriture instinctive correspond bien à sa psychologie sans le vouloir, toute d'instinct aussi, de pénétration naturelle et immédiate, et qui se dévide entre ses doigts comme un écheveau dont elle porterait les fils dans son cœur et son cerveau.
 Ce qu'elle est dans ses précédents livres, elle l'est encore, mais autrement, dans cette Ironie sanglante qu'on va lire. La petite tête folle d'antan s'y révèle assagie, devenue tout à fait grande personne, détaillant posément une grave histoire qui s'attaque au problème même de la vie, une histoire dont, par exception, le protagoniste cette fois porte culottes, — mais avec quelles nuances de féminéités autour, quels délicats pastels de têtes de femmes, quels arômes de campagne en cette Grangille et quels capiteux bouquets d'essences en la petite femme sans corps, au sexe remonté dans l'orient des yeux et les humides pulpes des lèvres, mourantes du regret des baisers! J'évite de dire mes préférences, je ne veux pas comparer aux premiers ce dernier livre d'une veine généreuse et qui, à l'âge des essais encore, atteste un écrivain déjà mûri. C'est déjà un bien supérieur mérite qu'il diffère de ses aînés et répugne au procédé de nos grands pâtissiers littéraires battant leurs meringues dans un moule imperturbable. Il est estimable d'être le pommier du bord des routes : c'est une spécialité comme une autre, encore qu'un unique pommier dans le paysage à la longue me consterne. Mais le bon Dieu a permis que certains cerveaux fussent le verger tout entier. Et j'attends du verger de Rachilde des automnes féconds en toujours neuves cueillettes.

Camille Lemonnier.



(1) Ces pages servent de préface au roman de Rachilde : La sanglante ironie, qui paraîtra dans quelques jours à la librairie L. Genonceaux.

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