« Les Grands Enterrements »

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Alfred Vallette, « "Les Grands Enterrements" », Mercure de France, t. VI, n° 33, septembre 1892, p. 75-78.


« LES GRANDS ENTERREMENTS »
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Sans lui donner plus d'importance qu'il ne faut, et à le considérer au seul point de vue du genre qu'on lui assigna, voici un livre certainement remarquable par diverses qualités de son esprit, par la précision et la belle tenue de sa langue fort simple, par la drôlerie de la plupart des dessins qui l'illustrent : aussi la presse, notre bonne presse française qui n'a de voix que pour flagorner la sottise puissante, s'est-elle avec soin gardée de faire aux Grands Enterrements de Bazouge la notoriété qu'ils méritent, et même, je crois, de les signaler à ceux de ses lecteurs assez dépourvus de sens comique pour ne point estimer que l'esprit de nos vaudevillistes est la dernière expression de l'atticisme. Et pourtant, ô Presse-Rengaine, Presse-Cliché, Presse-de-Panurge, Presse–Vieille-Gaîté-Française, pourtant c'est là un livre gai ! Mais pas gai de la gaîté que tu prêches, il paraît, et à la veille des temps où la Chronique, le plus beau rayon de ta gloire, va — enfin ! — crever de chlorose et de vachespagnolisme, sans doute imagines-tu, en personne à son extrême déclin et superstitieuse, que rire à ces Grands Enterrements serait un défi au destin ? Née feuille d'annonces, tu rentres en effet peu à peu dans ton premier rôle d'affiche à domicile ; l'heure est proche où tu ne seras plus qu'une annexe des Postes et Télégraphes, que la Presse-Fil-Spécial, et, en regard de la conception qu'eut notre siècle du Journal, ce dernier avatar équivaut bien à la mort. Mais, vraiment, tu ne sais pas mourir avec grâce.
 Je n'ai de ma vie rencontré M. Francis Chevassu (Bazouge), je ne le connais même littérairement que depuis son récent article du Figaro sur M. Quesnay de Beaurepaire :je n'en suis que plus à l'aise pour dire combien j'aime son talent d'ironiste de race. Et ils sont si rares, dans notre démocratie pataude, les vrais satiriques, ceux qui ont ainsi le don de manier l'ironie, si rares qu'il faut que « le peuple le plus spirituel de la terre » soit bien déchu ou subisse une terrible dépression pour ne point fêter les deux ou trois — sûrement pas cinq — qu'il possède. Car, enfin fin, qui donc nous vengerait de l'imbécillité éternelle et éternellement triomphante ! L'œuvre de Villiers de l'Isle-Adam et le Bouvard et Pécuchet de Flaubert, à ne parler que d'eux, ne sont-ils point pour nous une jouissance aiguë ? Si, au lieu de discuter avec grand sérieux et par des arguments, on opposait l'ironie à la sottise, elle vaincrait neuf fois sur dix alors qu'ils échouent quatre-vingt dix-neuf fois sur cent. La formidablement prudhomesque Ligue des Quarante-Sous, par exemple, fût à coup sûr tombée sous le ridicule, et, outre que cette bouffonnerie d'opérette nous eût été épargnée, M. Jules Simon, à l'avenir, y eût peut-être regardé à deux fois avant de nous servir quelque nouveau plat de sa morale.
 On entend bien que l'ironie de Bazouge n'est point cette chose épaisse que les naturalistes, en retapant du reste la vieille antithèse romantique, obtiennent de l'opposition des faits, des actes, des situations, cette ironie de la poutre et de la paille que perçoivent les yeux les moins clairvoyants; nous sommes avec lui dans le champ de l'intelligence : son ironie est subtile, légère, parfois d'une extrême fluidité ; correcte, au surplus, de manières irréprochables, et, souriants, elle dit tout — l'inexprimé étant suggéré de façon précise et infaillible —non sans humour, hypocrite merveilleusement et comme naïve alors qu'elle est le plus cruelle. Citerai-je quelques phrases? Elles perdront beaucoup à être détachées de l'ensemble.
 Le croquemort Bazouge relate les discours qu'il entendit aux obsèques de F. Sarcey, Georges Ohnet, Renan, Toutée, Lebargy, Mme Leprince. Avant de publier son travail, il le soumet a son chef hiérarchique, Anatole Giboyer, « Ordonnateur honoraire des Pompes funèbres, Publiciste, Membre de plusieurs sociétés littéraires », qui en écrit la préface. En voici un passage:
 On nous excusera si, dans cette rapide étude, nous sommes contraints de parler avec une extrême réserve du toujours regretté Bossuet. C'est pourtant à l'influence de ce maître, rajeunie par celle de Monsieur Edouard Montagne, que Bazouge doit de rencontrer la forme académique dont la saveur nous flatte en ces pages. — Ce serait une erreur de croire que le style académique soit incompatible avec l'esprit de notre profession... On retrouverait sous le demi-deuil d'un discours d'Institut la dignité attristée, le discret lyrisme, la large cadence qui agréent dans l'allure de nos maîtres des cérémonies. Il existe évidemment, entre ces deux solennités décoratives, des affinités secrètes, des liens mystérieux de sympathie...


 C'est M. Sarcey qu'on enterre le premier, et les discours commencent :
 M. Jules Lemaitre: Cette communion parfaite d'idées et de sentiments qui unissait les deux camarades (About et Sarcey) fut plus qu'une intimité morale, ce fut presque une association d'esprit. M. Francisque Sarcey fit son talent avec les parties de son esprit dont About ne se servait pas; quand celui-ci avait levé cette rare farine dont il composait le Roi des Montagnes et Madelon, son respectueux ami recueillait la pâte qui restait pour en pétrir ses substantiels feuilletons... Ce n'était peut-être pas de la même qualité, mais c'était de la même maison.


 M. Jules Claretie : ... La première fois que je vis Sarcey, il y a vingt ans — déjà ! — c'était à Viroflay. Il me fut amené un jour par notre ami commun Emile Bergerat... Après le déjeuner, nous fîmes une promenade sur la route de Meudon... Bergerat faisait des moulinets avec sa canne, en lançant des mots d'esprit. Sarcey marchait de ce pas lourd et assuré qui était déjà une promesse — si bien tenue depuis. Son précoce bon sens lui avait acquis une situation dans la critique. Bergerat, poète chevelu, nous parlait d'un jeune comédien qui venait de débuter à l'Odéon et présageait l'avenir aux jeunes : il se nommait Porel. Moi, je rêvais de devenir journaliste, de donner ma part de travail et de peine à l'œuvre sublime d'abnégation, qui est la Presse, cette gloire du dix-neuvième siècle.


 M. Henri Becque : ... Appelé par la Société des Auteurs dramatiques à apporter les regrets de nos confrères sur la tombe de M. Francisque Sarcey, je serai bref: Sarcey n'entendit jamais rien au théâtre, mais ce fut un excellent homme... Il fut, en effet, le dernier Français qui ait cru au calembour, au quiproquo de concierge et à M. Alexandre Bisson.


 Après avoir rapporté les discours, Bazouge ajoute:
 La plupart des comédiens et des comédiennes de Paris pleuraient en silence, avec cette aisance d'émotion particulière aux artistes dramatiques. Bref, ce fut une scène touchante et communicative, respectueuse des règles essentielles, telles que le Maître les avait recommandés en trente ans de feuilleton : pathétique et simple, avec quelques gros effets — et un peu de convention.


 C'est M. Renan qui ouvre la série aux obsèques de Georges Ohnet:
 M. Renan : Une indisposition de mon distingué confrère M. Emile Richebourg me vaut de représenter la Société des Gens de Lettres à l'enterrement de M. George Ohnet, ce jeune homme enlevé si prématurément à la littérature, à sa famille, à sa patrie...
 ... C'était (George Sand) une bien excellente dame. Elle ne concevait pas, comme moi, le dogme de l'Incarnation. Cette petite querelle théologique fit qu'elle me bouda quelque temps. Mais M. Beulé nous ayant réconciliés, aucune difficulté ne vint plus troubler la sécurité de nos rapports et de mon admiration pour son âme distinguée...
 ... Le souci du style signale toujours une âme égoïste; elle indique une préoccupation de coquetterie, dont le principe, admirable certes chez les femmes, semble être une diminution des énergies viriles. Il n'est pas une de ces futilités qui vaille le royaume des cieux...


 M. Naquet, qui prend la parole en l'absence de M. Millevoye, « retenu auprès du Czar par de graves intérêts », avoue:
 ... J'admire beaucoup le roman, tout en comprenant peu ce genre. Je n'ai essayé qu'une fois d'organiser ma vie selon les procédés du romancier ; je n'y réussis guère...


 Le dernier mot des obsèques Georges Ohnet appartient a M. Charles Chincholle, qui s'écrie:
 II me semble que c'est quelque chose de moi qu'on enterre aujourd'hui!


 Je pourrais longtemps continuer mes citations : le livre tout entier est composé de ces phrases amusantes. Car, pour n'être point gai d'une gaité de café-concert, dernier cri de la « vieille gaîté française », ou « gauloise », ad libitum, on voit que le bon croquemort Bazouge n'en a pas moins écrit des pages gaies. Et jamais il n'appuie; il relate, dirait-on, en toute candeur, à tel point qu'on croirait à une négligence d'écriture ou à une coquille lorsqu'il fait dire à M. Jean Coquelin : « J'ai connu Lebargy étudiant, Le Bar Gy sociétaire, Le Bar Gy professeur au Conservatoire. »
 Parmi les dessins, presque tous drôles , de Forain , A. Guillaume, Heidbrinck, L. Legrand, Steinlen et Willette, je citerai les divers Renan de Willette, dont l'un, en baudruche, qui monte au ciel, une cordelette attachée au coccyx, — et de Steinlen l'interminable défilé, en corps ou par catégories, des gens conviés aux grands enterrements.

Alfred Vallette.


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