Anniversaire

De MercureWiki.
 
Jean Court, « Anniversaire » , Mercure de France, t. III, n° 21, septembre 1891, p. 155-162


ANNIVERSAIRE
———

I

 Naufragé, parmi les épaves il naviguait seul, au gré des houles, sous un ciel blafard où fulguraient des astres apocalyptiques, des astres larges et multiformes pareils à de barbares boucliers d'airain fourbi... Les flots galopaient avec des bonds désordonnés, sans un murmure, comme pris de panique ; les vents, tels des fauves affamés, lacéraient sans rugir des nues violâtres qui saignaient dans les hauteurs du ciel et tachaient l'Océan de flaques tragiques... Tout à coup, un cri d'angoisse qui se prolongea longtemps, répercuté par l'écho des grèves, anéantit l'inexorable silence qui présidait au désastre, et un choc formidable coucha brutalement l'homme sur le radeau, qui tourbillonna durant quelques secondes pour s'engloutir à tout jamais...
 Phanuel, éveillé en sursaut, se frotta les yeux et promena un rapide regard par la chambre très calme... Qui avait crié?... Une terne lueur d'aube blanchissait à peine les vitres, où le gel avait buriné de florales arabesques. A côté de lui, Marie, sa femme, enfouie jusqu'au nez sous les couvertures, dormait profondément.
 — Suis-je bête! grommela-t-il.
 Et il se mit en devoir de reprendre son somme.
 Mais à peine s'était-il assoupi qu'une plainte long-modulée l'éveillait de nouveau. Cette fois, il se dressa sur son séant, perplexe, et se pencha sur Marie. Elle avait déclos ses grands yeux d'enfant et semblait contempler très attentivement le parasol japonais suspendu au plafond. Il eut un sourire à la voir si charmante dans l'ébouriffement de sa chevelure d'or, et se mit à la câliner doucement avec des mots d'amour ; puis, comme elle ne répondait points à ses cajoleries, il crut à des jeux coutumiers et laissa tomber une pluie de baisers au hasard des lèvres. Marie, impassible, garda son attitude contemplative de roide momie et s'obstina dans un absolu mutisme.
 Alors une inquiétude, qui grandit de seconde en seconde, commença de poigner Phanuel, et le pressentiment d'une subite catastrophe le secoua de tel frisson que, sur le coup, il pensa raffolir. D'une main fébrile il chercha la place du cœur, et ne la trouva pas; aucun souffle ne soulevait la poitrine ; les yeux, dans leur implacable fixité, gardaient une lueur d'au-delà qu'atténuait à peine le léger voile d'ombre qui les scellait pour l'éternité.
 Sans force devant une pareille catastrophe, Phanuel, enfantinement, essaya tout d'abord de la révoquer en doute et, d'une voix priante étranglée de sanglots, il chercha à ressusciter la morte par des paroles douces et des supplications. Mais, peu à peu, de la voir toujours s'abandonner, malgré ses efforts, en une veulerie de poupée de son, il s'exaspéra. Dans un accès de rage impuissante, il la secoua frénétiquement, broya ses bras frêles entre ses doigts nerveux, la mordit violemment au visage. Et comme soudain une écume rougeâtre ensanglantait les lèvres de Marie, il sauta d'un bond sur le plancher, ouvrit la porte en hurlant : « Au secours ! », empoigna le cher cadavre à plein bras, et, piétinant sur place, il se mit à proférer de si désespérés hurlements qu'un voisin, attiré par le bruit, fut pris de frayeur sur le seuil de la chambre, et s'en retourna.

II

 Phanuel était un grotesque étrange. Démesurément long, sec comme un coup de trique, presque calvite, il était en outre d'une irrationnelle laideur. Il devait le jour à l'ignoble accouplement d'une juive prostituée et d'un client de hasard.
 Lorsqu'il vint au monde, la sage-femme, qui s'était vue grand mal à le tirer du maternel giron, salua son avènement de cette fatidique exclamation, qui aussi fut un horoscope : « Enfin, le voilà donc ce gibier de malheur! » Et, de fait, il grandit sous un véritable déluge de taloches, au milieu d'une perpétuelle tempête de railleries, traînant mélancoliquement le guignon à ses chausses. Comme sa face exsangue et osseuse avait de tout temps

requis la sotte malignité des fillettes, aux soirs d'amoureux prurits, que d'autre part sa naissance lui interdisait formellement le plaisir tarifé des filles de joie, il s'était vu, jusqu'à ce qu'il connût Marie, condamné à un célibat d'autant plus cruel que, souffreteux et de nature tendre, il avait d'impétueux besoins de moral épanchement.
 Ainsi traqué par le destin, Phanuel était pourtant resté sans haine. Le cilice de douleurs endossé dès le premier jour avait purifié son âme, ennobli son esprit ; insensiblement il s'était détaché de la réalité marâtre pour s'absorber, à la façon d'une plante, dans les consolantes joies du rêve, et bien souvent, par les nuits clairs, ce bizarre solitaire avait pleuré d'extase avec des bégaiements éperdus et de fols gestes d'étreintes vers les astres, vers les nuées, pour les brises...
 Aussi lorsque la blonde Marie, par un miracle d'adorable pitié, lui offrit un soir ses lèvres nuptiales, il pensa mourir d'allégresse ; ses élans de passion si longtemps endigués s'épandirent d'un coup en larges flots d'infinie tendresse, submergeant à jamais les désespoirs abolis, et ce fut une aube d'existence nouvelle, toute vibrante de clartés. Libéré des tourmentes anciennes par la voix pacifiante de l'Amie, il connut enfin l'heur de vivre et se grisa du vin violent des neuves espérance. Son éternel rêve, matérialisé désormais, se constitua tout entier dans cette enfant de vingt ans, aux cheveux couleur de crépuscule, que son amour créa une seconde fois à l'image de la surnaturelle Maîtresse songée aux soirs de solitude. Il la magnifia comme l'Idole souveraine qui incarnait toute sa joie, vers qui montaient tous ses espoirs, et il vécut d'ineffables heures, blotti dans l'affection sororale de Marie, ne respirant que par elle et pour elle, en une complète abdication de sa volonté, tel qu'un enfant.


 En se retrouvant seul, après la fatigue cérémonie des funérailles, Phanuel, pour la première fois, songea que si la Mort était la Reine du Rapt et de Deuil, elle était aussi la grande, la véritable Consolatrix afflictorum, et il se résolut au suicide. Cette décision prise, il fut plus calme. Il se procura une fiole d'acide prussique, et, sûr de son prochain affranchissement, il se plut à se remémorer l'élégie de ses deux ans de ménage écoulés en un unique frisson d'amour. Il revécut le passé, minutieusement, minute par minute, et le charme douloureux de ses songeries le captiva si bien que les heures présentes furent brèves... Peu à peu, elles firent, les heures compâtissantes, neiger de l'oubli, comme une blanche charpie, sur son cœur blessé... La fiole d'acide prussique fut reléguée au fond d'une armoire... Pha­nuel, un matin de soleil, se surprit à chanter...

III

 Les mois s'écoulèrent. Tombé dans une sorte de léthargie cérébrale, il avait quasi cessé de souffrir, lorsque soudain, sans qu'il fût capable d'en définir la cause, une sourde angoisse l'étreignit de nouveau. Ce soir-là, sa chambre lui parut vide, plus abandonnée que de cou­tume. Il songea que Marie était décédée depuis près d'un an, et cette remembrance lui causa une sorte de terreur qu'il ne put réprimer. Son inquiétude alla grandissante les jours qui suivirent, et la nuit qui précéda le jour an­niversaire de la mort de Marie il fut assailli d'épouvantes folles et ne put fermer les yeux. Enfin, au matin, la crise, latente jusque-là, finit par éclater. Dans une terrible hal­lucination, le drame annulé se rejoua point par point, méthodiquement : Marie mourut une seconde fois.
 Phanuel, incapable de se débattre, se mit à fuir à tra­vers Paris, éperonné par une douleur vorace qui lui man­geait le cœur.


 La tête enfouie jusqu'aux oreilles dans le col haut monté de son pardessus, les mains dans les poches, il allait droit devant lui, rasant les murs, l'échine courbée, le regard vague. Parfois, à l'intersection de deux rues, il s'arrêtait net, semblait « prendre le vent » comme un chien perdu, et continuait sa route d'une marche irrégulière et bizarre d'ivrogne. Sourd aux imprécations des gens qu'il bousculait, il brûlait le pavé à grandes enjam­bées ; par instant, il accélérait son allure, prenait le pas gymnastique, se mettait à courir vertigineusement, puis, épuisé, hors d'haleine, il s'alentissait par degrés et finis­sait par muser sans rien voir, en des poses de flâneur, aux vitrines d'un quelconque boutiquier.
 Pendant des heures il ambula ainsi sous le ciel plombaginé de cette hivernale après-midi, insensible à l'âpre. bise qui lui coupait la figure et figeait des perles de glace, dans sa moustache aux crins roidis.
 Enfin, sur le soir, la fatigue mâta la douleur. Aveuli, fourbu, Phanuel presque inconsciemment se réfugia dans une taverne qu'un vitrail polychrome défendait contre les tristesses de la vesprée. Il s'affala sur un divan, dans un coin d'ombre, et se fit apporter de l'absinthe.

IV

 Et tout de suite ce fut un grand apaisement, une quiétude douce, comme si, d'un coup, sa cervelle se fût effondrée dans l'envahissante torpeur du bien-être physique.
 Sans pensée, il contemplait machinalement les deux grandes salles asymétriques, en retour d'équerre, séparées par une haute tribune où trônait une grasse matrone diadèmée d'un peigne dentelé d'or.
 Un jour fin, violâtre, tombait du vitrail rouge et bleu sur le plancher saupoudré de sable. Presque déserte, la taverne, dans cette lueur crépusculaire, arborait un aspect mystérieux de temple, avec ses antique crédences de vieux bois sculptées en forme de châsses byzantines, et ses lustres bizarres, semblables à de primitifs lampadaires, suspendus par des chaînettes de cuivre au plafond à poutrelles. Un silence presque absolu planait, seulement coupé par le cliquetis aigre de pièces de monnaies comptées et recomptées interminablement par la patronne, ou par la musique cristalline des verres entrechoquées.
 Et Phanuel, à moitié ivre déjà, pour avoir lampé d'un trait son verre d'absinthe, laissait errer distraitement ses regards de la verrière historiée d'héraldiques vignettes aux tentures de haute lice, dont les couleurs vétustes sombraient dans une teinte uniforme de gris poussiéreux où transparaissait à peine une forêt aux arbres étrangement tordus, une forêt peuplée d'apocalyptiques monstres que chevauchaient des nains fantasques et des écuyers bardés de fer.
 Un léger engourdissement l'assouplissait dans son coin, tandis que les balsamiques vapeurs du bienfaisant poison montaient à son pauvre cerveau obnubilé par la souffrance, le libéraient enfin de la martyrisante obsession, l'éclairaient peu à peu d'une merveilleuse lucidité.
 Un rayon de soleil moribond filtra soudain à travers la déchirure d'un nuage et vint lamber le vitrail de la taverne. Le sable se revêtit d'une teinte d'or safrané ; les vermouths, les amers, les absinthes étincelèrent, tels d'énormes joyaux. Les monogrammes enclos en des touches d'or sur les caissons latéraux s'allumèrent, striés d'une bande irisée ; la pourpre cardinalice des minces colonnettes, cerclées de patères de cuivre où grimaçaient de simiesques binettes, s'aviva. En l'ombre discrète des dressoirs, cristaux et vieilles faïences éclaboussés par place se mirent a chanter, accusant des panses rebondies, des cols minces, des évasements délicats. Tout un pan de la draperie fut balafré d'un éclat de lumière brutale qui en précisa les couleurs passées, et, par-dessus toute cette symphonie en mineure, le vitrail en fusion hurla par la double gamme de ses rouges et de ses bleus constellés de topazes, d'émeraudes et d'améthystes, un éclatant alleluia.
 Phanuel s'émerveillait. Une bouffée d'extase lui renversa la tête sur le dossier du divan ; la bouche béante, les regards noyés, il se prit à rêver. Aussi bien, il ne souffrait plus du tout, ne songeait même plus à la morte. Ses idées maintenant papillottaient en visions vagues qu'il n'avait pas la force de préciser, mais qui toutes se rapportaient à la conception d'un futur meilleur. De temps en temps il allongeait avec paresse la main vers son absinthe, et en absorbait quelques gouttes qui lui brûlaient le palais. Son second verre consommé, ses idées, tout en restant rationnelles, devinrent extraordinairement falotes.
 La nuit tombait dans un léger brouillard, et les passants entrevus à travers le vitrail prenaient des allures cocasses d'ombres chinoises. Proches, ils se mouvaient raides, guindés, anguleux, avec des gestes cassés et gourds de marionnettes frileuses. Lointains, ils s'estompaient en taches sombres et indécises, semblaient s'évaporer comme des formes de rêve; les chevaux, qui patinaient sur un pavé butyreux avec de rythmiques ondulations de la croupe, paraissaient mus par des ressorts.
 Et Phanuel se plut à imaginer l'univers peuplé de fantoches en bois, se démenant dans tous les sens, sans raison autre que la fantaisie d'un chorège farceur qui tiendrait les fils conducteurs et souvent les embrouillerait en vue d'une incompréhensible amusette. Une fois lancé sur cette piste fertile, il se mit à déraisonner à perte de vue sur la duperie de l'existence, l'intellectuelle myopie de l'humanité et autres considérations philosophiques du même acabit.
 Ce flot désordonné d'incongrues révoltes l'amena naturellement à d'insolites comparaisons, et, une troisième verrée d'absinthe aidant, il se produisit le plus stupéfiant des phénomènes : Phanuel, le laid, le triste, le souffreteux Phanuel eut pour la première fois un frisson colonnettes, cerclées de patères de cuivre où grimaçaient de simiesques binettes, s'aviva. En l'ombre discrète des dressoirs, cristaux et vieilles faïences éclaboussés par place se mirent a chanter, accusant des panses rebondies, des cols minces, des évasements délicats. Tout un pan de la draperie fut balafré d'un éclat de lumière brutale qui en précisa les couleurs passées, et, par-dessus toute cette symphonie en mineure, le vitrail en fusion hurla par la double gamme de ses rouges et de ses bleus constellés de topazes, d'émeraudes et d'améthystes, un éclatant alleluia.
 Phanuel s'émerveillait. Une bouffée d'extase lui renversa la tête sur le dossier du divan ; la bouche béante, les regards noyés, il se prit à rêver. Aussi bien, il ne souffrait plus du tout, ne songeait même plus à la morte. Ses idées maintenant papillottaient en visions vagues qu'il n'avait pas la force de préciser, mais qui toutes se rapportaient à la conception d'un futur meilleur. De temps en temps il allongeait avec paresse la main vers son absinthe, et en absorbait quelques gouttes qui lui brûlaient le palais. Son second verre consommé, ses idées, tout en restant rationnelles, devinrent extraordinairement falotes.
 La nuit tombait dans un léger brouillard, et les passants entrevus à travers le vitrail prenaient des allures cocasses d'ombres chinoises. Proches, ils se mouvaient raides, guindés, anguleux, avec des gestes cassés et gourds de marionnettes frileuses. Lointains, ils s'estompaient en taches sombres et indécises, semblaient s'évaporer comme des formes de rêve; les chevaux, qui patinaient sur un pavé butyreux avec de rythmiques ondulations de la croupe, paraissaient mus par des ressorts.
 Et Phanuel se plut à imaginer l'univers peuplé de fantoches en bois, se démenant dans tous les sens, sans raison autre que la fantaisie d'un chorège farceur qui tiendrait les fils conducteurs et souvent les embrouillerait en vue d'une incompréhensible amusette. Une fois lancé sur cette piste fertile, il se mit à déraisonner à perte de vue sur la duperie de l'existence, l'intellectuelle myopie de l'humanité et autres considérations philosophiques du même acabit.
 Ce flot désordonné d'incongrues révoltes l'amena naturellement à d'insolites comparaisons, et, une troisième verrée d'absinthe aidant, il se produisit le plus stupéfiant des phénomènes : Phanuel, le laid, le triste, le souffreteux Phanuel eut pour la première fois un frisson stupide et démentielle jalousie. En ce court espace de temps, une véritable tempête de désirs s'était ruée sur lui, brû­lant son sang, martelant ses tempes à coups sourds et multipliés.
 A ce degré d'alcoolisme, le rut ainsi déchaîné confi­nait à une sorte de folie éréthique où sombrait irrémé­diablement le reste de sa lucidité. De vagues, idées de meurtre et de viol s'emparèrent despotiquement de son crâne alourdi, et, lorsque les deux amants s'escampèrent, machinalement il les suivit.


V

 Dans le brouillard, il avançait à l'aveuglette, à travers . un dédale de ruelles désertes, titubant ignoblement, se cognant aux murs, embrassant les réverbères...
 Rien ne subsistait plus maintenant, en son intellection à vau-l'absinthe, qu une vertigineuse ronde de chairs nues qui attisaient sa charnelle fringale.
 Soudain une ombre lui barra le passage, se cramponna à son paletot; une voix qui voulait être cajoleuse mur­mura une invitation...
 Le lendemain Phanuel s'éveilla entre les draps souillés d'une abominable pierreuse.

Jean Court.

Outils personnels