Découpures I Le gardien du square

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Jules Renard, « Découpures I: le gardien du square », Mercure de France, t. II, n° 13, janvier 1891, p. 28-29.


DÉCOUPURES

I

LE GARDIEN DU SQUARE


C'est, entre une caserne haute et l'échafaudage d'une maison qu'on ne finit pas de construire, un square pauvre.
 Si on osait en comparer la verdure à quelque tapis, ce serait à une carpette usée et souillée par des chaussures sales. Les oiseaux ne s'y posent plus. On ne leur a jamais jeté de mie de pain, et peut-être qu'elle leur serait volée! Aucun industriel n'a jugé commercial d'y installer une bascule automatique.
 Sur les bancs aux dossiers durs, les pauvres bâillent, dorment la bouche ouverte aux feuilles tombantes, ou bien ôtent leurs souliers et font prendre l'air à des pieds impurs et malades qu'une mère ne reconnaîtrait pas. Quelques-uns lisent des bouts de journaux sans date, qui ont enveloppé du fromage. Ils y cherchent des chiens à retrouver.
 Sorti de son kiosque, le gardien du square se promène en uniforme vert, tenant ferme la poignée de son épée afin d'éviter ses crocs-en-jambe. Il dévisage ces déguenillés, toujours les mêmes et toujours là, qui lui font honte. Volontiers, il les provoquerait. Sournoisement, chaque matin, il croiserait des baguettes sur les bancs sans cesse enduits de peinture fraîche.
 Mais ces meurt-de-faim y prendraient-ils garde? Ils sont assez las pour dormir sur des culs de bouteille.
 Puisqu'il n'a que de pareils êtres à surveiller, ses fonctions lui semblent basses et la supériorité en ce monde une chose vaine.
 Soudain, il reprend tous les pouces qu'il avait perdus de sa taille, et sourit : un couple lui arrive d'un monsieur et d'une dame bien mis, qui marchent lentement, hanche contre hanche.
 Le gardien se cambre, avec une mimique gracieuse et discrète, comme s'il voulait faire les honneurs et inviter Madame et Monsieur à s'asseoir... oh! cinq minutes seulement!
 Mais le couple passe, laissant derrière soi une odeur fine que tous les nez respirent pour la porter à tous les cœurs. Le parfum d'une femme ne donne-t-il pas l'envie de s'attabler à son corps?
 Le gardien se penche sous un peu plus d'humiliation .  — « C'est ma déception quotidienne, se dit-il. Comment d'honnêtes gens proprement vêtus s'arrêteraient-ils au milieu de cette gueusaille? »
 Il rentre à son kiosque, et, découragé, par les vitres, d'un œil méchant, surveille (il le faut bien!) cette troupe infâme et sans étage qu'il ne peut pas mettre à la porte de chez lui.

Jules Renard.

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