Le Fantôme (chapitres X, XI et XII. - Fin)

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Remy de Gourmont, « Le Fantôme (chapitres X, XI et XII. - Fin) », Mercure de France, t. IV, n° 27, mars 1892, p. 255-263.


LE FANTOME
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X. — LE RIRE


 Cette messe, nous l'entendîmes dans un monastère de Bénédictines, sous un vitrail tel que des feuilles givrées, tombées en une eau d'aube, parmi la gloire d'un chant blanc crucifié d'or. La grâce coula de l'hostie blessée, quand l'ostensoir fut levé au-dessus des guimpes adoratrices, et nous étions aveuglés par les intarissables flots du sang sacré de la Rédemption.
 Nous l'entendîmes dans l'escurial sépulcre des Carmélites, parmi la ténèbre d'un chant de mort assombri encore de tout le deuil de la grille et du voile, — car il n'y a nulle joie pour qui est enserré par la chair, — et nous tombâmes à genoux, écrasés de stupeur et d'affliction, prêts à crier: pardon ! aux expiatrices de nos plaisirs, à ces mourantes de la perpétuelle agonie, et il nous sembla que de baiser un de ces pieds nus serait un acte, en soi, indulgentiel et absolutoire.
 — « L'obligatoire exultation de la Bénédictine, me dit Hyacinthe, est peut-être plus effroyable encore. Il leur faut une somptuosité de cœur vraiment déconcertante...
 — « Oui, répondis-je, mais l'idéal d'être glorieux contrarie moins les instincts humains. Il n'est que le développement paradisiaque de la tendance universelle de l'être à s'épanouir et à jouir. Mais vous dites presque vrai : la joie d'une contemplatrice de la Résurrection dépasse la médiocrité de la femme autant que la tristesse sacrée de celle qui œuvre dans la nuit perpétuelle son propre suaire et le suaire du Christ... Aussi, songe comme elles sont loin, ces choses; au milieu de nous et étrangères à la marche de nos vies. Si nous étions plus de notre temps, Hyacinthe, toi cueillie comme une fleur de jadis dans la flore d'une tapisserie des Flandres, et moi qui ai aboli tout contact d'âme avec une humanité que j'estime à l'égal d'une vieille catin enrichie, — si nous étions vraiment de notre temps, la seule existence de quelques centaines de ces dédaigneuses vierges serait une insulte à notre incontestable modernité. Et pour ne pas nous fâcher contre ces inoffensives sottes qui n'ont pas su extraire de la vie une seule goutte de l'alcoolique rigolade qu'elle contient, — pour bien leur faire entendre que nous les apprécions telles que des enfants sans expérience, inaptes à la triple jouissance connue qui est la vanité, le sexe et la gueule, — pour qu'aucun doute enfin ne contrecarre nos avantages de citoyens civilisés, nous nous bornerions à rire. »
 Là, je sortis d'un carton une large feuille de papier de Hollande où la main d'un instituteur primaire avait consenti à calligraphier pour moi ces lignes précieuses où palpite (j'ose le dire) l'âme de la France régénérée :


Chambre des Députés. — Débats parlementaires
Séance du 9 décembre 1890
Compte-rendu officiel
M. B... — « Les Carmélites, congrégation
contemplative (Rires à gauche)... »


 Hyacinthe fut très effarée de vivre sous le règne d'une telle stupidité. Nous crûmes un instant que les temps prédits par Flaubert s'accomplissaient.
 — « Que vous importe? dis-je en remettant dans son carton l'exemple d'écriture. Nous ne sommes pas solidaires de ces revendications d'imbécillité, puisque nous les jugeons, et puisque nous en souffrons. Que la tourbière les enlise et les dévore, eux, nos frères : regardons-les descendre, et quand le sommet de leur crâne vide dépassera seul la ligne de boue, nous mettrons une lourde pierre dessus, de crainte que la terre intérieure ne les revomisse, par dégoût. Ah ! je voudrais avoir le courage de travailler à l'avilissement de mes contemporains. Ils comprennent si bien, ils sont si dociles lorsqu'on leur parle de lécher la poussière d'or collée aux semelles des ruffians riches...
 — « Mais tu les méprises trop, n'est-ce pas, Damase.
 — « En effet... Pourtant, corrompre leurs filles, quelle bonne œuvre! Insinuer l'obscène dans les enfantines mains qui caressent la barbe paternelle de ces mufles ! Les empoisonner au risque de périr nous-mêmes! Faire comme ces moines espagnols qui buvaient la mort en la faisant boire à la canaille française violatrice de leur monastère ! »
 Hyacinthe me calma par des secrets qu'elle partageait avec toutes les créatures d'amour, — et nous dormîmes.
 Je rêvai que pour lui épargner le méphitisme de l'heure présente je l'avais vouée à la clôture du Carmel. Le soir, à l'heure de l'office, j'allais dans la chapelle de nuit écouter les voix de ténèbre, et parmi toutes les voix voilées de deuil je distinguais la voix de ma chère amante, morte et toujours Hyacinthe.
 Jamais je ne fis un plus beau rêve.

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XI. — LA FLAGELLATION.


 En notre étude de la théorie mystique, si parfois des mots scandalisaient mon amie, je les interprétais à son intelligence avec toute la déférence due aux textes des grands saints. Elle apprit que les caresses de la main gauche, ce sont les premières souffrances, preuve du sacrifice accepté ; et les caresses de la main droite, tout le manuel sanglant de l'amour : le baiser des épines l'attouchement des lanières plombées, la morsure adorable des clous, la pénétration charnelle de la lance, les spasmes de la mort, les joies de la putridité.
 Nous méditâmes sur cette nomenclature. Hyacinthe se surexcitait, méprisant son apparence corporelle et décidée à prouver ce mépris par des actes.
 Un soir, comme je lisais la vie de sainte Gertrude, la vierge aux ingénieuses dilections qui eut le divin caprice de remplacer par des clous de girofle les clous de fer de son crucifix, — et j'en étais à la page où Jésus lui-même, pour charmer sa bien-année, descendit vers elle, et, la tenant embrassée, chanta:

Amor meus continnus,
Tibi languor assiduus,
Amor tuuis suavissimus
Mihi sapor gratissimus...

 Je cherchais la signification seconde de ces quatres vers, — lorsque Hyacinthe m'apparut toute nue, me priant de la flageller. Elle tenait à la main une discipline de chanoinese, sept cordelettes de soie en détestation des sept péchés capitaux, et sept nœuds à chaque cordelette pour remémorer les sept manières de faillir mortellement dans le même mode sensationnel.
 — « Les sept cordes de la viole! dit-elle en souriant étrangement. Les roses, ce seront les gouttes de sang qui fleuriront ma chair. »
 Pas plus qu'aucune autre femme de race Hyacinthe n'avait de pudeur, mais son ardeur pénitentielle seule expliquait la hardiesse de s'illuminer devant moi en plein nu, sans nul geste de voiler les secrets de sa forme sexuelle à peine pubescente. Elle était si jeune encore, toute frêle, d'une pureté athénienne et si pleine de la grâce des inconscientes Eves,que le cœur me faillit d'ensanglanter cette innocence.
 Pourtant j'obéissais: des lignes rouges et des points rouges stygmatisèrent les épaules de mon amie, ses hanches, ses reins, et des piqûres s'égaraient vers le ventre et vers la candeur des seins peureux.
 Elle s'agenouillait les mains jointes, se relevait les bras étendus, courbait le dos, dressait dans un frisson sa tête pâle, criant, quand le fléau tardait à descendre:
 « Encore ! Encore! »
 Je suis sûr qu'elle eut l'illusion d'un grave martyre, d'une fustigation digne d'Henri Suso ou de Passidée, que l'on trouvait dans leurs cellules évanouis parmi un ruisseau de sang et des lambeaux de chair attachés à la ferraille et aux molettes du solide martinet tombé de leurs doigts las, malgré leur volonté de souffrir jamais lasse, — mais j'avais été clément, voulant bien contenter un caprice, mais non souiller de cicatrices une peau dont l'intégrité m'était chère.
 « Encore! Encore ! »
 Elle me regarda avec des yeux en route vers l'extase, des yeux où le blanc, comme en une éclipse, mangeait déjà le rayonnement des prunelles. Sous la partielle occultation de l'iris des lueurs folles passaient, où la cruauté, qui n'était pas dans le bourreau, pointait en éclairs et en flammes aiguës.
 A ce moment, elle était debout. Ses bras s'abattirent autour de mon cou et elle tomba, m'entraînant avec elle dans le plus mémorable abîme de divagations voluptueuses, — et nous demeurâmes tout au fond pour jamais.

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XII. — LES BAGUES.


 Ensuite de cette crise de débauches amères nous perçûmes en nos faces exténuées les regards ironiques de ceux qui n'ont plus rien à désirer l'un de l'autre. Nous ne parlions plus guère et Hyacinthe chantonnait avec insistance, terrassée d'avoir vidé, jusqu'à la dernière goutte, le calice d'or de Babylone. Ce fut pour moi, durant ces jours désenchantés, l'occasion de quelques réflexions définitives. Je vis tous les dangers du mysticisme à deux, et je me repentis d'avoir associé une femme à des imaginations aussi déconcertantes pour la raison et l'équilibre corporel. Je sentais que plus j'avais voulu élever mon amie en intelligence et en amour, et plus elle s'était complue à des chutes et à des culbutes; elle avait l'art et l'audace de clore tous les élans vers en-haut par un élan dernier vers en-bas, suivant la logique de sa nature, évidemment plus lourde que l'air spirituel.
 Comme elle était toujours de mon avis, guettant mon geste ou mon opinion pour s'y conformer avec ingénuité, je n'avais finalement acquis sur son essence que des notions négatives. Telle que ce Fakir qui vidait les courges par le magnétisme de son regard, elle buvait ma pensée à travers mes yeux, contredisant d'avance ce que j'allais proférer, pour se donner ensuite le mérite d'avoir été persuadée. Hors de moi, vivait-elle? Comment le savoir ? Très peu, d'après son aveu, et je crois que c'était vrai, car elle ne manifestait jamais aucun désir original et tous les mouvements de son âme semblaient déterminés inclusivement par la sensation immédiate qu'elle tirait d'un contact intellectuel ou sensuel avec ma personnalité. Si le choc avait été trop violent, ses fibres se congestionnaient assourdies, les vibrations étaient muettes et je ne sentais plus près de moi qu'un animal obtus et stérilement moqueur.
 C'est ce qui arriva après la nuit de la flagellation ; elle retomba dans la sécheresse : plus de désir physique, plus d'amour spirituel ; plus de chair, indifférence totale. Je me trouvais sévèrement étreint dans ce cercle et forcé de renoncer à mes projets d'ascension mystique, la corporéité devenant à la fois, d'après mes expériences et mes observations, le moyen et l'obstacle, le moteur et le frein des élévations surhumaines.
 Puisque je m'étais trompé, il s'agissait maintenant de rendre cette femme à son état normal et de reprendre moi-même le cours ordinaire d'une vie sans inspirations indiscrètes. Mais notre rôle était différent, sans doute: nous ne pûmes réussir à nous organiser une bonne petite existence bien médiocre, bien honnête, — destinés de toute éternité au tout-ou-rien, — et le détachement définitif s'accomplit.
 Un soir, je m'étais agenouillé près du divan, — où elle rêvait, les yeux vagues, éternellement couchée, — et discrètement, avec l'intention de ne formuler que des plis esthétiques, j'avais dégrafé sa robe des soirs, tout au long, et, bouillonnée autour de son corps nu, l'étoffe simulait l'écume du flot qui, ayant apporté là Hyacinthe, allait peut-être la remporter. En une curiosité d'enfant, je la regardais respirer, essayant par jeu d'exciter à la révolte les ondulations comprimées, écrasant de la paume de la main la rebellion du ventre ; les seins fuyaient, disparus, fleurs de magnolia sous la neige. Je m'amusais, je suivais de l'œil et du doigt le cours des veines, qui allaient se perdre, comme des ruisselets de sève, parmi la floraison d'or des jonquilles et des soucies.
 — « Aimez-vous cette améthyste? me demanda-t-elle, en cueillant à son doigt une bague ancienne. Elle est orientale, n'est-ce pas? Je l'ai retrouvée dans mon coffret, sous un collier de perles. »
 Elle se leva, rajustant machinalement sa robe par quelques agrafes de place en place, et, vidant sur un morceau de velours, noir le coffret aux bagues, elle les alignait, les tournait vers lumière, les essayait à ses doigts.
 — « Vous plaisez-vous toujours à la campagne, Damase? Oh! moi, je voudrais revoir ce grand salon où nous nous connûmes, et mes sœurs, les pâles filles décolorées par les siècles, et retourner un peu en ce chœur de grâces, et je vous sourirai, Damase, quand vous passerez le long de la vieille tapisserie... »
 La chambre me parut pleine d'ombres funéraires. J'ouvris la fenêtre : les yeux dans la nuit, je vis plus loin que la nuit, et, les oreilles dans le silence, j'entendis plus que du silence :
 « Les préventives clartés et le son des matinales cloches qui m'avaient guidé vers Hyacinthe ; la connaissance de nos âmes antérieure à l'union de nos sens ; les premières paroles de mon amie, d'ironique et si haute raison, dès l'instant qu'elle eut surgi devant moi, et son insistance à se dire, quoique vivante, aussi morte que les apparences tissées avec des laines et colorées avec des rêves. Vivante ! Je le crus, puisque je la vouai à la Douleur quand elle-même se vouait à la joie d'utiliser pour des sensations la nouveauté de son sexe,— et puisque je cédai à ce double désir, qui n'est pas contradictoire, — et puisque je voulus magnifier son âme. Je la déflorai ; il le fallait, afin de la faire fleurir: fut-ce donc une illusion ? Et quand elle me confiait : « Ce n'est pas bien supérieur à manger une pêche »,— et quand elle déclarait pourtant vouloir jouir encore de mon contact, — et quand elle était froissée de certaines manières d'aimer trop ingénieuses, — et quand elle priait, — et quand elle voulait comprendre, — et quand le sacrilège l'exalta, — et quand elle me railla, en me défiant de dénouer le nœud de sa complexité, — et quand je la fis monter sur la table de torture, — et quand elle pleura, — et quand nous gravîmes, mouillés de la sueur du péché, la montée obscure du Calvaire, — et quand je fustigeai, sur la nudité de son dos, l'impertinence de l'éternel féminin, — n'avait-elle pas tous les dons les plus « essentiels de la vie ? »
 La voix du silence me répondit:
 « Tous les dons essentiels du rêve. »
 Je quittai la fenêtre. Hyacinthe jouait toujours avec ses bagues. Elle était toute pâle: il me sembla que des rais de lumière passaient au travers de son corps, — de ce corps qui venait pourtant de témoignera mes mains son évidence charnelle et sa véracité.
 Je me sentis froid, j'avais peur, — car je la voyais,sans pouvoir m'opposer à cette transformation douloureuse,— je la voyais s'en aller rejoindre le groupe des femmes indécises d'où mon amour l'avait tirée,— je la voyais redevenir le fantôme qu'elles sont toutes.

 Samedi 21 novembre 1891.


Remy de Gourmont.


FIN


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