Le Livret de l'Imagier (I)

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L'Imagier, « Le Livret de l'Imagier (I) », Mercure de France, t. IV, n° 26, février 1892, p. 168-171.



LE LIVRET DE L'IMAGIER
FRONTISPICE


 Ne fut-ce en celle-ci, ou bien en celle-là, ou même en cette autre, parmi les très antiques bibliothèques d'on ne sait plus quels Là-bas — les très antiques bibliothèques, autrefois parcourues et, voracement, grignotées?...
 Quand et où — courbant nos dos sur des rampes, fleuries de cauchemardantes horticultures en pierre grise — avions nous gravi les longs escaliers, qu'on ne se rapelle qu'à peine, spiroidaux ainsi que des tire-bouchons, et quand et où — heurtant nos coudes et nos genoux aux folles sculptures des plinthes, aux allégoriques grimaces frissonnantes en les frises — avions nous suivi les corridors qui convenaient, les corridors étroits et froids et obscurs et qui — vraisemblablement — nous menèrent (sans doute par des porches bas) en de bien oubliées petites salles innombrables endormies sous des voûtes, et mal éclairées par les verrières de rares ogives, et toutes remplies de silence, de renfrognement et de grimoire ?...
 Et, alors, dans ces petites salles voûtées où, peut-être, flottai éternellement une fade odeur de rêve desséché, parmi ces bouquins entassés selon un ordre méthodique et morne le long de murailles, jusques aux architraves, qui donc, quel providentiel savantas à lunettes rondes en corne, à perruque et à culotte, eut l'adorable lubie de nous révéler les rayons des merveilleux manuscrits où, entre mille missels dorés et enluminés comme des belles dames, il nous arriva (on croit se le remémorer) de découvrir (ne fallut-il pas bien que cela se passât ainsi?) ce petit livret sali, jauni, crasseux, fripé, corné, sans somptueuse reliure et sans miniature, ce petit livret qu'évidemment nous primes, à première vue, pour l'aide-mémoire familier et de poche de quelque pauvre jongleur?
 Pourtant, ce n'était point cela, point le portatif guide-âne d'un chanteur ambulant, d'un héroique râcleur de rebec, et ces feuillets contenaient (ou l'affirmerait quasiment) une œuvre, certes, moins précieuse que la moindre épopée du dernier trouvère, mais aussi, avons nous cru, plus rare, et, qui sait? plus curieuse: l'album de voyage d'un de ces artisans qu'il faut bien appeler sublimes, d'un de ces naifs et glorieux Imagiers, tailleur de pierres ou colorieur de fresques, enlumineur de parchemin ou orfèvre, ciseleur ès-métaux ou peintre de verrières, sculpteur de chêne et d'érable ou tisserand de trames de haute-lice, qui, bien que, déjà, hélas! vivant en pleine Renaissance, avait pourtant conservé dans son cœur la foi tenace du Moyen-Age, l'ardent spiritualisme de l'art gothique, la haine du matérialisme et du classique pastichisme de la nouvelle école ! Sur ce petit cahier de vélin, chaque jour, au hasard des belles choses rencontrées, il consignait, le bon artisan,ses réflexions, ses rêveries, ses émotions, ses critiques, ses admirations. Il y notait, non point pour l'approbation d'un banal lecteur, mais pour lui, pour s'instruire et pour se rappeler, les visions suggérées, ses imaginations interprétatives, des observations techniques, ces mots d'énigme qu on dérobe parfois aux chefs-d'œuvre et qu'on n'apprend jamais dans les académies !...
 Et, vraiment, ne fut ce pas de cette heure trouble et douce, en cette très vieille et mal ressouvenue bibliothèque de Là-bas et d'Autrefois, que nous prit la fantaisie de nous métamorphoser pour quelques semaines, aujourd'hui, en ce pauvre Imagier du passé, — et puis,oubliant tout, doctrine, philosophie, esthétique, science, théories, de pieusement rechercher, parmi les usines et les casernes du maintenant, les débris méprisés des choses qu'il aimait, lui, pour, nous aussi, avec sa naïve émotion de bon artisan, noter, sur un livret pareil au sien, nos réflexions de dociles écoliers devant les chers rêves éternisés des magistraux ancêtres de ces âges si péremptoirement défunts?...

L'I.


 Au LouvreSalle Michel-Ange: — Terre cuite polychrome. Ecoles d'Italie (XVe siècle). — Sur champ d'or la Vierge et l'Enfant Jésus, tous deux effarés en leurs auréoles, où, en lettres pures, se gravent les prophéties. L'un et l'autre regardent dans le noir, dans l'infini, et devant leurs prunelles se dresse le Calvaire. L'Enfant aux fins cheveux d'or ramène à sa gorge astrictée sa menotte tremblante ; il est à moitié dévêtu : sa chemisette blanche, semée de sanglantes étoiles, lui tombe de l'épaule, et sous sa brassière rouge ponctuée d'or, remontée par le roulis des muscles, le ventre se dénude, et paraît son sexe puéril de Dieu chaste. L'attitude est la peur nerveuse du nourrisson, et s'il ne se rejette pas au sein maternel c'est que, — raison et amour infinis en un corps d'enfançon, — il ne veut pas la faire pleurer: elle ne pleure pas. Elle est transfixée par de la terreur. Elle voit. Toute sa face porte les effroyables stigmates de l'hallucination douloureuse. L'œil, fixe, est terrifié par l'indéniable apparition. Il y a dans cet œil l'agonie au Jardin, la trahison de Judas, le reniement de Pierre, la verbération au poteau, les crachats, la croix traînée comme une chaîne le long du Golgotha, les mains fendues par les clous, les pieds déjointurés, le sang qui coule de la criblure des ironiques épines et aveugle les yeux, obstrue la bouche, le sang des mains, le sang des pieds, le sang du côté et le sang des sacrifices futurs, la mort en ignominie et la mort en gloire, qui est encore la mort. La bouche est selon la courbe de la douleur la plus avérée, et quelle pâleur ! Sa tète se penche un peu, comme fascinée. A peine sent-elle le présent fardeau de l'enfant : c'est l'homme qu'elle porte, et cadavre, sur ses genoux pitoyables. Sa main gauche, sortant d'une étroite manche dorée et damassée, retient plus qu'elle ne soutient le bambin, qui s'en va d'elle, la reine-mère, dressée dans la chaise aux volutes d'or. La robe bleue étreint une poitrine où l'angoisse, s'il n'était divin, ce lait de vierge, le ferait tourner, comme aux nourrices qui ont eu grand'frayeur. Les cheveux, — et cela a un air de lamentation bien symbolique, — un mouchoir sombre les recouvre et retombe en pleurant sur les oreilles: coiffure peut-être de contadine, peut-être authentique de dame florentine, mais qui, là, accentue et remémore le deuil de l'âme. La merveille, c'est la tristesse inconsolable de la Mère et du Fils n'osant pas se regarder, se connaissant tous les deux voués à un supplice ineffable et sans rémission: mais la nature humaine, naturelle en la mère, imposée au fils par l'Ordre suprême, se crispe un instant sous l'inéluctable réalité : ils ont peur, peur l'un de l'autre, peur du spectacle visible en leurs yeux, ils ont éternellement peur, et ils savent, les Inconsolables, qu'ils ne doivent pas être consolés.
 Telle est cette effroyable et glorieuse œuvre d'un Inconnu, qui a eu le génie d'évoquer avec rien que cela, une mère et son nourrisson, les XIV Stades de la Passion du Sauveur (avec les mêmes éléments, Raphaël donne à satiété l'impression de l'animale joie de la pouliche et de son poulain). Je ne crois pas que l'on puisse aller plus loin dans la représentation de l'invisible par le visible, — ce qui est l'art tout entier.

L'Imagier.


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