Le Serpent de la Genèse

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Edouard Dubus, « Le Serpent de la Genèse », Mercure de France, t. IV, n° 26, février 1892, p. 142-146


LE SERPENT DE LA GENÈSE »(1)

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 Il existe à Paris un Monsieur qui ne proclame non seulement Mage, mais Archi-Mage. Dans l'espoir de justifier ce titre, il emploie des moyens variés, mais également grotesques: il annonce, d'année en année, l'apparition d'un Amphithéâtre des sciences mortes, et se contente de rééditer des romans assez mal écrits, où l'un des personnages, doué de pouvoirs surnaturels, tantôt exécute avec désinvolture des miracles inexpliqués, tantôt dévoile d'un ton mystérieux de profonds secrets imperturbablement empruntés soit à Eliphas Lévi, soit à P. Christian, que le public ne lit guère. Il s'affuble encore de costumes de carnaval, avec la prétention outrecuidante de continuer ainsi les traditions de Barbey d'Aurevilly, dont il se réclame.
 Tel, il a su merveilleusement capter l'attention des badauds. Ceux-ci, dès qu'il s'agit de science occulte, ont aussitôt à la bouche son nom de Joséphin Péladan ; pour eux, il est le Seul, l'Unique, il l'a toujours été, il le sera toujours.
 Et l'Archi-Mage se garde bien de prononcer jamais un seul mot qui puisse détruire une aussi déplorable erreur. Il veut conserver son monopole, et il y réussit à souhait.
 Il serait juste, pourtant, qu'un tel état de choses prît fin, et que les véritables occultistes fussent désormais l'objet d'une attention trop longtemps accaparée par un bouffon. Aussi est-ce un devoir de signaler aujourd'hui aux lecteurs du Mercure de France une récente œuvre d'occultisme, le Temple de Satan, due à la plume autorisée de M. Stanislas de Guaita, un consciencieux et savant écrivain qui, depuis des années, attend quelque renom du seul mérite de ses travaux, d'ailleurs bien connus des lettrés. M. Anatole France le présentait naguère en ces termes, dans une étude sur quelques poètes publiée par le journal Le Temps:
 « M. Stanislas de Guaita est Mage. On estime dans le monde de l'occulte ses Essais de science maudite ; et ce sont, en effet, des livres intéressants, écrits dans un langage ardent et pur. Même dans son recueil de vers, Rosa Mystica, M. de Guaita est Mage. Cette familiarité avec le monde invisible n'est pas le seul charme de ses poésies. Comme l'a dit M. Rodolphe Darzens, ses rythmes sont très sûrs et ses hautes pensées se formulent en beaux vers ».
 Faut-il ajouter que M. Stanislas de Guaita, qu'il importait de présenter aux mal informés comme pur de toute compromission avec les Mangins de l'occultisme, est l'âme d'une société d'ésotéristes plus éprise d'étude que de bruit, et qui a dû rayer M. Péladan du nombre de ses membres ?


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Le Temple de Satan, livre premier d'un ouvrage en 3 tomes, intitulé Le Serpent de la Genèse, traite de sorcellerie, comme il est facile de s'en rendre compte en lisant l'entête de chacun des sept chapitres qui le composent : Le Diable, Le Sorcier, Œuvres de sorcellerie, La Justice des hommes, L'Arsenal du sorcier, Modernes avatars du sorcier, Fleurs de l'abîme.
 Il ne s'agit point ici de fables présentées comme des réalités, d'imaginations terrifiantes dont le degré d'imprévu est le seul mérite ; le Temple de Satan n'est ni un roman, ni une série de contes ; c'est une œuvre de science pure où l'érudition se joint aux vues les plus personnelles.
 Ce que la sorcellerie a été depuis les temps reculés jusqu'à nos jours, les actes judiciaires dont elle a été l'objet, ses adeptes et ses manifestations dans tous les pays, les questions de physique ou de métaphysique qu'elle comporte, voilà ce qu'a traité M. de Guaita.
 Sans doute, on trouvera chez lui plus d'une exposition historique déjà faite, plus d'une appréciation déjà donnée ; mais nulle part on ne les rencontrera en aussi grand nombre, groupées d'une manière aussi synthétique et surtout éclairées d'une semblable lumière. Il a su être profondément original où toute originalité semblait interdite désormais.
 Tout le monde, en effet, connaît l'histoire d'Urbain Grandier et des religieuses de Loudun, le tableau du Sabbat, la Messe noire. Michelet, le mieux informé des écrivains modernes sur ces étranges sujets, les a traités dans la Sorcière avec un style féerique, et toute nouveauté paraissait impossible après lui ; M. de Guaita a su pourtant enrichir son œuvre d'un élément capital, l'élément occultiste, omis par le grand historien.
 Michelet, lorsqu'il écrivit la Sorcière, avait l'évidente préoccupation de combattre l'opinion des écrivains religieux, qui, croyant à l'existence d'un diable et de sous-diables anthropomorphiques, expliquaient tout par l'intervention de Satan et de ses suppôts en personne. Qu'il y ait dans l'Univers des forces tirant leur puissance d'un plan autre que le plan purement physique, douées de propriétés absolument ignorées de la presque totalité des hommes, et par lesquelles, ou sous l'empire desquelles, certains individus acquièrent la faculté de produire des phénomènes naturels, mais si bien inexplicables pour les non initiés que ceux-ci les traitent de surnaturels ou les nient, Michelet parait n'en rien savoir. Il décrit avec un art consommé les scènes historiques que l'auteur du Temple de Satan a reprises après lui, mais il les explique par l'action des forces de la nature vulgairement connues, et ses explications ne satisfont point ; d'ailleurs, il parait apprécier lui-même ses théories a leur juste valeur : il pressent manifestement la véritable solution des problèmes qu'il agite, mais cette solution, souvent latente, n'est jamais exprimée.
 Pour Michelet, Satan est un souvenir des dieux du paganisme,demeuré au cœur de tous les opprimés du moyen-âge, avec une auréole de grâce consolatrice. Il symbolise la Science, luttant d'abord dans l'ombre, puis au grand jour, contre les dogmes solennellement affirmés par l’Eglise, et placés par elle hors de toute discussion ; il est encore l'esprit de révolte pour la Justice et la Vérité contre l'injustice sociale et l'erreur imposée par les pouvoirs ecclésiastiques et féodaux ; il est le droit du peuple en face de la tyrannie ; il incarne « la logique et la libre-raison ».
 « L'église, écrit-il, avait bâti à chaux et à ciment un petit in pace, étroit, à voûte basse éclairée d'un jour borgne, d'une certaine fente : cela s'appelait l'Ecole. On y lâchait quelques tondus, et on leur disait: « Soyez libres. » Tous y devenaient culs-de-jatte. Trois cents, quatre cents ans confirment la paralysie. Et le point d'Abailard est justement celui d'Occam ! Il est plaisant qu'on aille chercher là l'origine de la Renaissance. Elle eut lieu, mais comment ? par la satanique entreprise des gens qui ont percé la voûte, par l'effort des damnés qui voulaient voir le ciel. » Ainsi, Satan n'a pas de réalité objective, il est seulement l'emblème d'une collectivité de nobles et persévérants efforts.
 Tout autre est l'opinion de M. de Guaita. S'il admet avec Michelet que le diable n'a point cette personnalité anthropomorphique que lui attribua l'Eglise agnostique, il « voit en lui le type abstrait d'un état accidentel et transitoire, ou encore, sous un autre jour, une synthèse relative des êtres mauvais, envisagés en tant que mauvais, et non en tant qu'êtres ».
 Partant de définitions aussi dissemblables, il n'est pas étonnant que l'auteur de la Sorcière et celui du Temple de Satan ne soient pas tombés d'accord sur la nature des œuvres de sorcellerie.
 Pour Michelet, la Sorcière est la consolatrice des âmes et la salvatrice des corps : « Les sorcières observaient seules, et furent, pour la femme surtout, le seul et unique médecin ». Si elle manie des plantes vénéneuses, celles-ci sont de simples remèdes : dans leurs mains, pas ou presque pas de philtres maléfiques. Ceux que l'on qualifie de la sorte sont destinés, pour la plupart, à donner à des malheureux l'illusion bienfaisante de l'amour. Quelquefois, cependant, ces philtres punissent de maladie ou de mort d'injustes oppresseurs.
 Il suffit de parcourir dans le Temple de Satan le chapitre intitulé : l'Arsenal du Sorcier pour se convaincre que, sur ce point, Michelet est tombé dans une inconcevable erreur.
 Appuyé sur une masse prodigieuse de documents authentiques, M. de Guaita prend le sorcier en flagrant délit de maléfice. Toutes les plantes qu'il rencontre dans ses mains sont des stupéfiants ou des poisons ; toutes les recettes qu'il lui voit employer ont un but coupable ; enfin, « c'est au nom de l'Enfer que le sorcier vaticine, promet, menace, maudit...»
 « Pour être basée sur un mensonge, ajoute l'auteur, sa puissance n'est pas vaine. »
 Cette mystérieuse puissance ne consiste pas seulement dans la vertu propre de la matière employée pour l'œuvre, elle consiste surtout dans la force efficace que lui ajoute la foi du sorcier.
 Comment un pur état d’âme peut-il avoir une action sur le monde physique ? Comment la parole peut elle accroître la force des propriétés naturelles d'un breuvage ? Michelet ne soulève même pas la question. Quant à M. de Guaita, il ne l'explique pas ici, mais il démontre expérimentalement que cela est, se réservant de donner dans un prochain volume la clef de la Magie noire, le pourquoi du comment, qu'il expose invinciblement aujourd'hui.


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 L'écrivain de la Sorcière s'est occupé seulement de la sorcellerie au moyen-âge. S'il avait, comme M. de Guaita, poursuivi son étude jusqu'à nos jours, il lui eût été difficile, après les expériences de Croockes, de sir Russell Wallace, et de tant d'autres ! de mettre sur le compte de l'hallucination les apparitions posthumes, les évocations d'outre-tombe, si fréquentes dans les milieux spirites. Certains médiums, ces sorciers contemporains, dont le Temple de Satan nous révèle les mœurs honteuses et la réelle puissance, auraient eu quelque peine à passer à ses yeux pour de charitables consolateurs.
 Aussi la thèse de l'infamie du sorcier soutenue par M. de Guaita est-elle la bonne. Les pièces qu'il produit sur les modernes adeptes de la magie noire, et notamment ces hypocrites que M. Huysmans amis en scène dans Là-bas, les montrent tous en communion d’œuvre avec les sorciers du moyen-âge. Les rites actuels ne diffèrent guère des rites anciens : on dit encore la Messe noire à peu près comme il y a six cents ans ; et ces rites ont d'abominables conséquences. Pourquoi, en dépit de Michelet, leur horrible vertu n'aurait-elle pas été la même dans le passé?
 Telles sont quelques-unes des réflexions suggérées par le livre de M. de Guaita. Si elles ne suffisent pas à donner une juste opinion de son importance, elles témoignent au moins de l'érudition et de la conscience qui ont présidé à sa composition
 Il n'était peut-être pas inutile d'attirer sur ce point l'attention des lecteurs, dont les notions d'occultisme ont été puisées trop souvent dans les romans d'un ignorant qui a osé publier, parmi d'autres sottises : « que le texte du Zohar couvrait bien une page et demie d'imprimerie. »


Edouard Dubus.


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(1) Un vol. grand in-8, par M. Stanislas de Guaita.


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