Les Images gardiennes

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Charles Merki, « Les Images gardiennes », Mercure de France, t. I, n° 9, septembre 1890, p. 320-322.


LES IMAGES GARDIENNES


 Avec les livres habituels des solitudes, — et tant de feuilles où dorment inscrites en de grossières ébauches les œuvres qui apparurent si grandes, leur soir de rêve, si belles qu'il faut maintenant renoncer à leur réalisation vengeresse ; — sur la table où j'accoude, par le silence de la haute maison déserte, mes mépris des besognes et la sage indifférence conseillée par la douleur de savoir, je conserve en un respect attendri, dans leurs cadres de vielle forme et de vermeil expirant, les images de deux êtres que j'affectionnais aux jours détruits de la jeunesse. Les voici tels que je les retrouve, quand je descends dans la misère de mon cœur ; tels que je les revois en dépit des félicités mortes, par delà les heures de malaventure et comme en des évocations de bonheurs promis sous l'éveil éperdu des vingt ans. Celui qui fut mon père, et la chère, chère amie d'autrefois me restent en ces portraits d'incertaine ressemblance ; et je les aime comme des compagnons anciens et fidèles. J'ai conscience qu'ils m'ont soutenu et consolé, qu'ils m'ont souvent reconquis à l'illusion d'un soir. Par eux, et la communion de nos tristesses, j'ai traversé les désastres ; j'ai supporté la vie, si lourde aux épaules qu'on en est las à sangloter. Ils m'ont conduit dans les détresses et les naufrages ; et nous sommes unis par tant de choses supportées qu'ils me parurent longtemps une partie de moi-même.
 Mais je ne sais aujourd'hui qu'ils m'abandonnent. Mes images gardiennes jaunissent et s'effacent, et reculent derrière un voile de brouillard qu'aucun souffle ne lèvera jamais. — De nos voyages, naguère, ont-elles pris le deuil des soleils abolis ? — Gardent-elles des nostalgies d'aurores incendiées, de palais fabuleux à l'aventure des nuages, de villes violettes sur la royauté du couchant ? — D'avoir vu le large horizon de la mer, éclaboussée d'or et de lazulite, s'élancer au balancement des houles vers les ciels meurtriers, leur regard dut-il s'éteindre, devenir si vague qu'on le croirait aveugle, — aveugle depuis des splendeurs miraculeuses ? — Ou bien n'est-ce pas que l'immanente idéalisation dont elles voulurent fixer la promesse, défaille et graduellement s'atténue, et qu'à mesure elles s'enlinceulent ?…
 Puisque nos pitoyables efforts ne réservent même pas l'intégrité du souvenir, elles doivent disparaître les images des deux êtres que j'affectionnais aux jours détruits de la jeunesse. Avec le temps dont s'assoupit le rappel des félicités mortes, s'abrogent et s'anéantissent les figures qui demeuraient si nettes malgré le reculement des années. Il ne restera rien bientôt de celui qui fut mon père, hormis un faible écho des vénérations disparues : et votre doux profil, Madame, laisse à peine sur le cadre de vieille forme et de vermeil expirant une petite tache pâle, semblable à quelque blanche et divine hostie. Quand je descends dans la misère de mon cœur, votre occulte présence, déjà, n'est plus qu'un rêve flottant d'anciens espoirs et d'anciennes adorations, un rêve mélancolique, subtil comme des parfums d'antiques sachets et de bouquets flétris. La chère, chère amie d'autrefois s'en va dans la douleur apaisée des choses irrémédiables. Et parfois je me surprends à pleurer devant la destruction fatale des idoles jusqu'alors victorieuses ; et je songe avec angoisse à l'affreux délaissement et aux désespérances des jours d'avenir, — lorsqu'elles ne seront plus…


Charles Merki.

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