Pointes sèches

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Jules Renard, « Pointes sèches », Mercure de France, t. I, n° 10, octobre 1890, p. 352-355.


POINTES SÈCHES

LE CAUCHEMAR


 Poil-de-carotte n'aimait pas les amis de la maison. Ils le dérangeaient, lui prenaient son lit et l'obligeaient de coucher avec sa mère. Or, si le jour il avait tous les défauts, la nuit il avait principalement celui de ronfler. Il ronflait exprès,sans aucun doute.
 La grande chambre, glaciale même en août, contient deux lits. L'un est celui de M. Lepic, et c'est dans l'autre que Poil-de-Carotte va reposer, à côté de sa mère,au fond.
 Avant de s'endormir, il toussote sous le drap pour déblayer sa gorge. Mais peut-être ronfle-t-il du nez. Il fait souffler en douceur ses narines afin de s'assurer qu'elles ne sont pas bouchées. Il s'apprend à ne pas respirer fort. Mais dès qu'il dort, il ronfle. C'est comme une passion. Aussitôt madame Lepic lui entre deux ongles (deux suffisent), jusqu'au sang, dans le plus gras d'une fesse. Elle a fait choix de ce moyen.
 Le cri de Poil-de-Carotte réveille brusquement monsieur Lepic, qui demande :
 — Qu'est-ce que tu as?
 — Il a le cauchemar, dit madame Lepic.
 Et elle chantonne , à la manière des nourrices, un air berceur qui semble indien.
 Du front, des genoux poussant le mur, comme s'il voulait l'abattre, les mains collées sur ses fesses pour parer le pinçon qui va venir au premier appel des vibrations sonores, Poil-de-Carotte se rendort dans le grand lit où il repose, à côté de sa mère, au fond.


COUP DE THÉÂTRE

SCÈNE 1

madame lepic


 Où vas-tu?

poil-de-carotte


 (Il a mis sa cravate neuve et craché sur ses souliers à les noyer.) Je vas me promener avec papa.


madame lepic


 Je te défends d'y aller, tu m'entends. Sans ça……(Sa main droite recule comme pour prendre son élan.)


poil-de-carotte


 Compris.


SCÈNE II

poil-de-carotte


 (En méditation près de l'horloge.) Qu'est-ce que je veux, moi ? Éviter les calottes. Papa m'en donne moins que maman. J'ai fait le calcul. Tant « pire » pour lui.


SCÈNE III

monsieur lepic


 (Il chérit énormément Poil-de-Carotte, mais ne s'en occupe jamais, toujours courant la prétentaine pour affaires.) Allons, partons.


poil-de-carotte


 Non, mon papa.


monsieur lepic


 Comment, non ? Tu ne veux pas venir ?


poil-de-carotte


 Oh si ! mais je peux pas.


monsieur lepic


 Explique toi. Qu'est-ce qu'il y a ?


poil-de-carotte


 Y a rien ; mais je reste.


monsieur lepic


 Ah, oui ! encore une de tes lubies. Quel petit animal tu fais. On ne sait par quelle oreille te prendre. Tu veux, tu ne veux plus. Reste, mon ami, et pleurniche à ton aise.


SCÈNE IV

madame lepic


 (Elle a toujours la précaution d'écouter aux portes pour mieux entendre.) Pauvre chéri ! (Cajoleuse, elle lui passe la main dans les cheveux, et les tire.) Le voilà tout en larmes, parce que son père (Elle regarde en dessous monsieur Lepic) voudrait l'emmener malgré lui. Ce n'est pas ta mère qui te tourmenterait avec cette cruauté. (Les Lepic père et mère se tournent le dos).


SCÈNE V

poil-de-carotte


 (Au fond d'un placard. Dans sa bouche, deux doigts. Dans son nez, un seul. État d'âme à la M. Paul Bourget.) Tout le monde ne peut pas être orphelin !


SAUF VOTRE RESPECT


 Peut-on, doit-on le dire ? Poil-de-Carotte, à l'âge où les autres communient, blancs de cœur et de corps, était encore malpropre. Une nuit, il avait trop attendu, n'osant « demander ». Il espérait, au moyen de tortillements gradués, calmer le malaise. — Quelle folie ! — Une autre nuit, il s'était rêvé commodément installé près d'une borne, à l'écart, puis il avait fait dans ses draps, tout innocent, bien endormi. Il s'éveillait. Pas plus de borne près de lui qu'à son étonnement !
 Madame Lepic se gardait de s'emporter. Elle nettoyait, calme, indulgente, maternelle. Et même, le lendemain matin, comme un enfant gâté, Poil-de-carotte déjeunait avant de se lever. Oui, on lui apportait la soupe au lit, une soupe soignée, où madame Lepic, avec une palette de bois, en avait délayé un peu, oh ! très peu !
 Au chevet, grand frère Félix et sœur Ernestine observaient leur frère d'une manière sournoise, prêts à éclater de rire au premier signal. Madame Lepic, petite cuillerée par petite cuillerée, donnait la becquée à son enfant. Du coin de l'œil, elle semblait dire à grand frère Félix et à sœur Ernestine :
 — Attention ! préparez vous !
 — Oui, maman.
 Par anticipation, ils s'amusaient des grimaces futures. On aurait du inviter quelques amis. Enfin, madame Lepic, avec un dernier regard aux aînés comme pour leur demander : « Y êtes-vous ? » levait lentement, lentement la dernière cuillerée, l'enfonçait jusqu'à la gorge dans la bouche grande ouverte de Poil-de-Carotte, le bourrait, le gavait, et lui disait, à la fois goguenarde et dégoûtée :
 — Ah ! ma petite salissure, tu en as mangé, tu en as mangé, et de la tienne encore, de celle d'hier.
 — Je m'en doutais presque, répondait simplement Poil-de-Carotte, sans faire la figure réjouissante qu'on espérait.
 Il s'y habituait, et quand on s'habitue à une chose elle finit par n'être plus drôle du tout.


LES PERDRIX


 Comme à l'ordinaire, monsieur Lepic vida sur la table sa carnassière. Elle contenait deux perdrix. Grand frère Félix les inscrivit sur une ardoise pendue au mur. C'était sa fonction. Chacun des enfants avait la sienne. Sœur  Ernestine dépouillait et plumait le gibier. Quant à Poil-de-Carotte, il était spécialement chargé d'achever les pièces blessées. Il devait ce privilège à la dureté bien connue de son cœur sec. Les deux perdrix s'agitèrent,remuèrent le col.
 — Qu'est-ce que tu attends pour les tuer ? dit madame Lepic.
 — Maman, répondit Poil-de-Carotte, j'aimerais autant les marquer sur l'ardoise à mon tour.
 — L'ardoise est trop haute pour toi.
 — Alors, j'aimerais autant les plumer.
 — Ce n'est pas l'affaire des hommes.
 Poil-de-Carotte prit les deux perdrix. On lui donna obligeamment les indications d'usage.
 — Serre-les là, tu sais bien, au cou, à rebrousse plume.
 Une pièce dans chaque main, derrière son dos, il commença.
 — Deux à la fois, matin ! dit monsieur Lepic.
 — C'est pour aller plus vite.
 — Ne fais pas donc ta sensitive, dit madame Lepic ; en dedans, tu jouis.
{{gap}Les perdrix se défendirent, convulsives, et, les ailes battantes, éparpillèrent leurs plumes. Jamais elles ne voudraient mourir. Il eut plus aisément étranglé une de ses camarades, avec une poignée de main. Il les mit entre ses deux genoux, pour les contenir, et, tantôt rouge, tantôt blanc, en sueur, la tête haute afin de ne rien voir,serra plus fort.
 Elles s'obstinaient. Pris de la rage d'en finir, il les saisit par les pattes et leur cogna la tête sur le bout son soulier.
 — Oh! le bourreau ! le bourreau ! s'écrièrent grand frère Félix et sœur Ernestine.
 — Le fait est qu'il quintessencie, dit madame Lepic souvent portée sur le bien-parler ; les pauvres bêtes ! Je ne voudrais pas être à leur place, entre ses griffes.
 Monsieur Lepic, un vieux chasseur cependant, sortit, écœuré.
 — Voilà ! dit Poil-de- Carotte, en jetant les perdrix mortes sur la table.
 Madame Lepic les tourna, les retourna. Des petits crânes brisés du sang coulait, un peu de cervelle.
 — Il était temps de les lui arracher, dit-elle. Est-ce assez cochonné ?  Grand frère Félix et sœur Ernestine dirent avec ensemble :
 — C'est positif qu'il ne les a pas « réussies » comme les autres fois.


Jules Renard.

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