Salon des XX

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Daland, « Le Salon des XX », Mercure de France, t. I, n° 3, mars 1890, p. 87-91.


LE SALON DES XX
BRUXELLES



 Au long de paysages qu'énamoure un merveilleux soleil, au long des écoutes aux portes du Rêve, ils vont, doctes, promenant la suffisance et l'augural de leur personne, ceux-là dont la quasiment terrible ironie doit assagir, des exposants, aussi bien les joies que les tristesses. Ils vont, proclamant le sain et prolifique crétinisme des êtres, cependant que parfois des œuvres les retiennent, les troublent, les font songer minimement, leur coulant au cœur un attendrissement pour l'Idéal !... O ces magiciennes œuvres où leur cerveau s'indélimite, comme elles sont bien une prostitution de l'Art, l'adaptation d'un drame wagnérien pour les masses esclarmondiennes, les mystères du Vieux Songe corrigés et expurgés pour une exportation en les pays d'ici-bas !
 M. Fernand Khnopff est l'unique vers qui vont pleinement et la seule attention et l'applaudissement extasié de cette foule. Qui de nous ne s'est jamais laissé prendre à cet artiste je veux bien croire sincère, mais sincère par persuasion ? C'est l'efféminement de sa pensée, profonde disent-ils, qui captivait : c'est la perversité assez banale, contenue en son dessin, que nous aimions, parce que nous sommes faibles et qu'au cœur de tout homme un vague amour pour les cartes transparentes chante éternellement. Que M. Khnopff ne le prenne en trop mauvaise part, mais je pense très immorale l'œuvre que l'on sait si nue des Bourguereau, et M. Khnopff n'est-il point le Bouguereau de l'Occultisme ?... On admire fort ici son Mémories(pour nous, partie de Lawn-tennis) : mais c'est du Van Beers, cela, Monsieur, et du plus mauvais.
 De M. Storm de S'Gravesande, nous dirons son talent sincère de parfait illustrateur.
 M. G.-W. Thornley expose des Lithographies d'après Degas et Puvis de Chavannes très intéressantes.
 Les tableaux de M. Vogels ne semblent autres que des aquarelles  cela leur donne, il est vrai, un certain mouillé point désagréable, mais qui prête à penser qu'en l'atelier de l'artiste ces productions n'ont séché vite.
 De M. Xavier Mellery nous admirons sans réserve la Vie des Choses, mais restons froid, bien froid, devant son Frontispice pour les Pandectes belges (un Paul Baudry) et devant ses deux Béguinage, trop semblables à ces laides peintures pullulant actuellement en Allemagne.
 À côté d'un Crépuscule pastichant Millet, et de Mai, une exquise aquarelle, M. Segantiui expose un mâle hymne à l'Existence : Une fleur des Alpes, avec cette épigraphe :


J'ai rencontré en haut, près des glaciers, une fleur étonnante.
Qu'elle était belle et harmonieusement douce au soleil 
J'ai tâché d'en donner une transcription en formes humaines.


 Un chant de chair, de matériel amour, de jeune vie et de suprême harmonie, ce maître tableau que semble avoir inspiré l'âme du Vinci.
 Le mouvement néo-impressionniste dont MM. Seurat, Signac et Sisley furent les promoteurs, fait école en Belgique, mais hélas ! sans grand honneur pour les maîtres. Les élèves de cette école (dite du pointillé) se sont, à mon avis, composé un nouveau Roret pour leur usage personnel, grâce auquel quiconque au bout de six mois pourra être des leurs, - sans autre forme de procès. Rien, certes, dans la Nature ne mérite l'indifférence de l'artiste, mais cet artiste devra-t-il ambitionner de traduire tout paysage, quel qu'il soit, sans, au préalable, sentir en son être la sublime poussée, lyrique en tous siècles, qui fit ce que les temps qui suivirent nommèrent chefs-d'œuvre ?... MM. Hayet, Finch, Van Rysselberghe et Van de Velde, ne sauraient être traités en peintres du vrai, non plus qu'en daltonistes extravagants (sur ce dernier chapitre, les tableaux de MM. Pissaro, Seurat, Signac et Sisley, suffisent à démontrer la parfaite ineptie du reproche fait à l'école). Si l'Art n'est pas uniquement l'expression du Vrai, la parfaite traduction (telle perçue par nos sens) de ce vrai sera toujours de l'art. Et ces messieurs, peignant à toute heure, sont loin du vrai, sans pour cela se rapprocher du Rêve. Comparez un peu l'exposition de ces élèves aux trois délicats tableaux de Lucien Pissarro, de même qu'à ces quatre paysages de Signac : op. 184, op. 195, op. 196, et op. 200 : le procédé est pareil, mais combien dissemblable l'impression ! Soyez artistes, Messieurs, maintenant que la presse bruxelloise vous a proclamés peintres ; et, sans chercher à les copier, méditez si possible devant le Portrait de Mlle J.P. et les Prairies à Gisors. Regardez aussi, en passant, le Quai Montebello de votre aîné Dubois-Pillet ; cependant, la Nature morte et les deux portraits de ce dernier m'apparaissent trois erreurs.
 De traiter du néo-impressionisme m'amène à parler d'exquises œuvres, de la même école semble-t-il, mais qui s'en écartent par un aigu de sensation bien sincère comme bien personnel. J'ai nommé : Le Marronnier, Brœck in Waterland et Donkers wolken de Jan Toorop. Rien de plus pénétrant, de plus profondément mélancolique, d'une enivrante et prestigieuse mélancolie. J'aimerais ces trois tableaux dénommés : Le Charme de l'heure.
 Je n'ose vous entretenir, en ce court espace, brièvement, du maître Renoir. Ne faudrait-il pas d'ailleurs une plume plus subtile que la mienne, et plus instruite sur l'œuvre entière de l'artiste ? O le beau portrait ! (Portrait de Mme X.). Combien charnellement vivante sa Baigneuse debout, et quoi de plus intime que son Bouquet de fleurs. Renoir, par beaucoup, est pris pour un débutant, - par ceux-là que vous savez.
 Je remarque de M. Eugène Boch une étude : Charbonnage et le Cul-du-Q'vau (Borirage).
 Passons sur l'exposition du dessinateur Lemmen, et sur celles des peintres, ou sculpteurs Cézanne, van Strydonck, Charlier et Paul Dubois.
 Mme Anna Boch a un talent aimable de dame.
 De M. de Toulouse-Lautrec, un peintre moins anglais mais tout aussi curieux que Raffaëlli : le Bal du Moulin de la Galette, Rousse, deux Étude et Liseuse.
 M. Dario de Regoyos avait, l'an dernier, envoyé des toiles certes plus personnelles que celles qu'il nous donne cette année. Nous nous attardons cependant, et sans regret, devant Ecce Homo et Habanera.


 Nous voici venus aux grands tourmenteurs du Songe, aux initiateurs à un ciel étrange, troublant, faux s'il est prouvé que le Rêve ne soit vrai. O la belle conquête faite sur la matière que de l'avoir dotée de l'Idée, elle que les peintres trop souvent laissèrent pour morte ! O cette noble soif d'un somptueux Exil !... Citons tout d'abord Odilon Redon, qui n'expose pas moins de vingt-une œuvres, dont quelques pastels. Ses lithographies le Printemps, aussi d'au-delà que la divine Primavera, de Botticelli ; au Ciel, Christ, Brunnhilde, et cette dantesque Tête coupée, où notre penser s'hallucine, sont, pour l'amoureux d'elles,
 
.....Ce vieux flacon qui se souvient,
 D'où jaillit toute vive une âme qui revient.



 Voici maintenant un autre penseur qui eût ravi Baudelaire : M. James Ensor. Comme cette misérable comédie de la vie anime ces pages, en la lecture desquelles pourrait s'apprendre toute philosophie : Étonnement du masque Wouse, Masques scandalisés raillant la mort, Squelettes voulant se chauffer. Où le merveilleux artiste se montre encore, c'est en des eaux-fortes et en des dessins qu'on ne peut guère comparer qu'aux gravures de Callot et de Bresdin.
 M. Vincent van Gogh a envoyé au Salon des XX : Tournesols, Le Lierre, Verger en fleurs, Champ de blé,au Soleil levant, et la très belle Vigne rouge. On comprendra que je ne m'étende point sur les mérites de ce vibrant artiste, après la subtile étude que notre collaborateur G.-Albert Aurier lui a consacrée ici même, étude reproduite par l'Art Moderne.
 Un autre et non moins suprême capteur d'Infini: M. Willy Schlobach. Ah ! bien bafoué aussi celui-là ! Tout est à citer de son exposition : La Morte, la Dame en noir, trois hantises, des interprétations de ces vers :


Que m'importe que ta sois sage ?
Sois belle, et sois triste...

(Fleurs du mal)


Quelqu'un m'avait prédit, qui tenait une épée...
Tu seras nul – et pour ton âme inoccupée
L'avenir ne sera qu'un regret du passé...

(Les Débâcles)


Désir d'être soudain la bête hiératique...

(Les Débâcles)



 Outre sa couleur qui semble, sudant des poisons, être du rêve oxydé, ce qui caractérise l'inquiétante personnalité de Willy Schlobach, c'est une exaspération de la ligne telle qu'en les Mantegna, les Botticelli, voire Durer.
 M. Robert Picard est, m'a-t-on dit, un très jeune peintre. Qu'importe, s'il a déjà conquis son tempérament ! La Nature vue à travers ce rêve, telles nous apparaissent les suggestives toiles qu'il expose. Et parfois, bien que vue à travers ce rêve, elle est encore bien vraie cette Nature, bien la nôtre à nous que n'étreint point le par-delà les horizons : ainsi ses deux Études à Chantilly. Voici de Robert Picard six merveilleux poèmes, à notre sens : Paysage heureux, Mer marbrée par une brise fraiche, Forêt vue par les cimes, à l'aurore, Eau dormante dans un jardin de sérénité, Appareillage par un temps calme au milieu du jour, Paix mystique dans les dunes.
 M. Minne a, crois-je, transcrit en sculptures les afflictions humaines, en ce qu'elles ont d'animal, telles que les ressentirent, certes, les races des siècles où l'artificiel ne fut. — L'œuvre est des plus prenantes, mais demande à être étudiée très spécialement.
 Le grand sculpteur Rodin, un des Vingtistes, a envoyé au Salon une évangélique tête de St-Jean-Baptiste, et une petite étude en bronze.
 Les envois de M. Alexandre Charpentier sont des plus intéressants, aussi des plus jolis. Superbes par leur exactitude et leur vie, les Médaillons tirés de la collection du Théâtre Libre.  
Je ne saurais terminer ce compte-rendu sans féliciter les courageux organisateurs du Salon des XX, Salon qui n'a, comme il appert, rien à envier à son feu confrère celui des Bouguereau, Meissonnier et Cie. Le mérite en revient surtout au secrétaire du Cercle, M. Octave Maus. C'est grâce à lui que prochainement, au local de l'Exposition Stéphane Mallarmé viendra donner une conférence, et que des concerts seront, avec le concours de Vincent d'Indy. - L'Art, par l'intermédiaire de tous les artistes, lui en sait grand gré.

Daland.

 
Bruxelles, février 1890.


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