Simples notes : La Boutique d’histoire naturelle

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Charles Merki, « Simples notes : La Boutique d’histoire naturelle », Mercure de France, t. V, n° 29, mai 1892, p. 38-45


SIMPLES NOTES


LA BOUTIQUE D'HISTOIRE NATURELLE


I


 Mon amie de maintenant est demoiselle de comptoir, teneuse de livres, caissière et que sais-je encore, chez un marchand de « Sciences Naturelles ». — Mais la boutique où elle se tient tout le jour n'est pas, sui­vant la tradition romantique, un obscur boyau dans une infâme et puante petite rue, un capharnaüm sans air et sans soleil, dont les vitres poussiéreuses sont aveuglées de taies en papier ; ce n'est point le réduit crasseux et vermineux des âges légendaires, aux casiers vermoulus supportant pour le danger de qui pénètre de sales carcasses branlantes et des tronçons de momies, des bêtes empaillées que dépilèrent et rongèrent des générations de parasites, des bocaux chassieux et des bouquins couleur de suie, reliés par des toiles d'araignées ; on n'y voit pas, dans les coins, ces entassements de choses méconnaissables qu'affectionnent les bric-à-brac ; il n'y a point, au plafond, pendus à des solives fumées, des crocodiles gâteux et des serpents bourrés de foin, rigides ainsi que la baguette d'Aaron. — La boutique d'histoire naturelle où se tient mon amie est très moderne ; elle ouvre dans la grande lumière et l'espace du boulevard Saint-Germain, sur un trottoir large ; tout y est luisant et neuf, clair, coquet et propret ; rien n'affecte l'odorat quand on passe, si ce n'est un léger parfum de peinture fraîche et de vernis, parfois d'alcool, parfois de phénol ; les bêtes empaillées ont fait leur toilette ; les grenouilles en conserve et les pièces anatomiques nagent dans des liquides si incolores, si plaisants à l'œil, que bien des ivrognes les boiraient sans dégoût. La boutique d'histoire naturelle a suivi les progrès de la Science et ne répugne pas plus qu'une officine de pharmacien ou de bandagiste.
 Depuis que je marche les cent pas devant ses vitrines, je l'ai complaisamment apprise, d'ailleurs ; je puis la décrire avec minutie, les yeux clos, la refaire trait pour trait, la sortir de mon cerveau, qui en garde l'image immédiate et un peu fidèlement sotte des cli­chés photographiques ; je sais le nombre de ses éta­gères, la place de ses comptoirs, l'endroit où l'on met chaque chose dans l'étalage ; je sais le va-et-vient des êtres qui la fréquentent, les habitudes du patron, — les péripéties et gestes, en somme, qu'un observateur consciencieux grave dans sa mémoire lorsqu'il séjourne quotidiennement quatre heures devant une même façade d'immeuble : — devant la sévérité quasi officielle d'un muséum fournissant aux études expérimentales de plusieurs institutions réputées.

II


 C'est la devanture, d'abord, peinte en noir ainsi qu'il convient, avec un mince filet d'or rehaussant la ligne des boiseries ; c'est l'inscription en lettres rouges du frontail : — Maison Cruxiolles, — et au-dessous, discrètement, sur la vitre longue qui surmonte la double porte: — Sciences Naturelles ; c'est la symétrie, sur les extrêmes panneaux, des deux listes de noms illustres, en petites capitales vermillon (Buffon, Cuvier, Lacépède, Linné, Jussieu, etc..), descendant, vingt-cinq de chaque côté, jusqu'au relief des plinthes.
 Derrière les hautes glaces, entre un tatou coiffé à l'alsacienne et un python au badigeonnage récent, roulé en pyramide de boudin sur une planchette semée de fin gravier, j'aperçois en arrivant la figure doucement souriante de mon amie ; elle guette ma venue, assise à sa caisse, et me fait un petit signe de tête, se penche vers le boulevard, incline son buste drapé d'étoffes sévères, où éclate la blancheur d'une cra­vate-plastron ; elle tire ses manches, remonte le col droit de sa chemisette, donne une tape à ses cheveux frisottés et m'indique l'œil-de-bœuf, au-dessus d'elle, en comptant sur ses doigts : — je dois attendre dix minutes, — vingt minutes, — ou bien elle ne peut sortir que dans une heure. — Je patiente, alors, je me promène devant la porte, les deux vitrines ; je regarde les bocaux, les fioles, les quadrupèdes « préparés », des instruments pour les excursions géologiques, des boîtes vertes pour les botanistes, un herbier ouvert toujours à la même page jaunie par le soleil, saupoudrée de quelques grains de suie et de la chiure des mouches, avec des plantes collées, séchées, ratatinées, étiquetées de noms latins (Gillenia trifoliata, Mœnch., Gillenia stipulacea, Mutt. Amérique du Nord). Je regarde des taupes, des musaraignes, des civettes, un loir, un chinchilla, la carapace d'un pangolin (M. pentadactyla, L.), un axolotl, un callao, une chauve‑souris clouée sur une planche barbouillée de céruse ; plus loin sont des fossiles, des empreintes de fougères et de presles, une mâchoire de dinothérium, les fragments recollés d'un ptérodactyle, comme sculpté sur son morceau de pierre. — Plus loin encore, c'est un spécimen étrange de la faune féminine d'Australie, une maman ornithorynque (Ornithorynchus paradoxus, Blumemb.) qui a un bec de canard, des pattes palmées, un corps d'ourson ou de loutre, et devant tout le monde pond des œufs en même temps qu'elle allaite ses mioches (M. Cruxiolles appelle ces préparations : l'enseignement par l'aspect) ; c'est une autruche géante, en maillot chair, ses ailes ridicules soulevées, pareilles à de vieux plumeaux ; c'est un kangourou, dont la poche recèle des prospectus de la maison.
 Et cependant qu'une baudroie (Lophius piscatorius, D.) tourne, vire, poisson de gélatine, la gueule ouverte, les épines dressées, pendue à un fil d'archal ; cependant que les bêtes me considèrent de leurs yeux louches, grimacent de leurs mâchoires déformées, montrent leurs crocs, leurs griffes, s'appuient ou se dressent en des poses improbables pour le plaisir du chaland, voici les mains, les chères mains amoureuses de mon amie, qui dérangent un perchoir, alignent un socle, renouvellent ou changent de place des livres à cartonnage smaragdin : — Le Guide de l'herborisateur, La Flore jurassique des environs de Dôle (vient de paraître), Le Petit entomologiste (envoi franco contre 3 fr. 50).

III


 Mais les richesses de la Maison Cruxiolles sont surtout à l'intérieur, et bien visibles seulement le soir. — Il y a un phoque, dont la peau huilée reluit comme le ventre d'une Vénus nègre ; il y a un requin-marteau, des perroquets et des aras multicolores ; sur les consoles, les rayons, des files de bocaux classent par groupes et familles des échantillons de batraciens ou d'arachnides, des helminthes-cestoïdes, même des portions de céphalopodes ; de grands tableaux dépeignent de nombreuses espèces de plantes, offrent des coupes de bois, des figures anatomiques ; il y a des boîtes contenant des centaines d'insectes, du scarabée vert-de-gris au papillon machaon ; il y a un écorché, debout sur un comptoir, et qui fait le geste du roi Amasis ; il y a des bustes en plâtre, de naturalistes à perruques ; il y a au fond, des squelettes montés avec tringles et attaches de cuivre: squelettes humains, squelettes de gorilles et d'orangs, de sarigues, de cerfs et de chiens ; puis des têtes en trophées, des crânes, des tortues ouvertes sur charnières, des reliefs pour l'embriologie.
 Certes, des esprits superficiels pourraient déplorer l'absence, dans cette collection, des habituelles grenouilles jouant à l'escrime ; des classiques écureuils, qu'on trouve à l'étalage des plus infimes empailleurs, s'estramaçonnant avec des aiguilles à tricoter. — je puis répondre que la maison Cruxiolles n'a point une clientèle futile de bonnes femmes spirites, de vieilles filles dévotes, apportant dans le cabas de ma-grand-mère-Louis-Philippe le chat ou le caniche défunt. — Ceux qui veulent voir le veau à cinq pattes iront ailleurs ; ce n'est pas ici une baraque de la foire, et le sérieux, la majesté de la Science s'accommodent mal de ces plaisanteries.
 Un singe, près de la porte, fait pourtant l'admiration des curieux,qu'il dévisage de ses yeux vairons; des visiteurs qui ne manquent jamais de le féliciter sur sa bonne tenue: - il doit cet empressement à sa beauté de bête, — Très grand, roux de pelage, il a le derrière chauve ; deux de ses mains, une supérieure, une inférieure s'attachent à un arbre sans feuilles ni branches, planté sur une caisse revêtue de cailloux et de colle jaune ; et il s'enlève à demi, se retourne vers le trottoir avec un air furieux, impuissant à déraciner cette matraque dont il assommerait volontiers tout le magasin. - Devant lui, les gamins s'arrêtent ; ils lui font des pieds-de-nez et jurent comme les matous ; dès que le vantail reste ouvert, de mauvais gars jettent sur sa robe, pareille à de la bourre de coco, des boulettes de sale papier mâché : — quadrumane impassible, il supporte, ne réclame point ; il ne jalouse pas même l'autruche, dont les cuisses font rêver de grands dadais de collégiens; les oisillons et les musaraignes, devant quoi s'attendrissent de jeunes personnes accompagnées de leurs parents; l'ornithorynque, qui a le privilège de faire larmoyer les commères et parler des devoirs d'une bonne mère de famille. - Il sait qu'il est mieux partagé, que souvent il recueille les œillades et les sourires polissons des petites ouvrières. - Elles lui tirent bien la langue, mais c'est par amitié; elles le reluquent surtout, se glissent à l'oreille des propos grivois et s'éloignent en pouffant.
 Quand M. Cruxiolles parait ensuite, il oublie rarement de présenter à son singe quelque « pierre » de sucre teintée par le séjour des poches.


IV


 C'est que M. Cruxiolle n'affecte jamais les façons d'un personnage chagrin.
 Continuellement occupé, derrière les vitres dépolies de son arrière-boutique, sous la lueur dansante et rouge du gaz, à d'occultes besognes, il arrive avec son bon sourire de commerçant sitôt que le timbre l'appelle ; il reconduit lui-même les moindres pratiques ; il encourage les perroquets, donne une tape au kangourou et se frotte les mains, content toujours, replet et rubicond, promenant sa face joviale parmi les carapaces antédiluviennes et les conserves de ténias. — Il n'a pas de lunettes, mais un binocle d'or. Il n'a pas une lévite de professeur, mais, ainsi que les bourgeois en villégiature, un veston de toile blanche. Une presque totale calvitie l'autorise à se munir d'un bonnet grec ; il préfère égayer par son chef en calotte de gelée rose, son bourrelet de cheveux crépus et grisonnants, et n'être pas semblable à un rat de bibliothèque, à un desservant de laboratoire. Il dit qu'il n'est pas un savant, qu'il ne veut point rebuter la clientèle en lui faisant grise mine ; on sait que la maison est tenue et cela suffit.
 — Les voilà, ajoute-t-il, les savants... nos maîtres!..
 II montre les bustes, les Lacépède, les Buffon, les Cuvier, les Linné de plâtre (voir les noms au dehors, vingt-cinq sur chaque panneau); il se bourre le nez de tabac et retourne dépouiller ses bêtes.
 Des jours, il reçoit de fortes commandes; il devient aussitôt exclamatif; il descend son binocle d'or jusqu'à l'extrémité du nez et parle avec enthousiasme de certaines « pièces » qu'il voudrait voir chez lui (une girafe, un tamanoir, un, jeune hippopotame), dont il n'a pas besoin, que personne n'achèterait, mais dont l'encombrement ferait bien dans l'étalage et rehausserait sa réputation d'empailleur expert. - Cet homme, je vous le dis, aime son métier et l'exerce en artiste. - Et, s'il fait en même temps donner un coup de vernis au phoque ou raccommoder un squelette qui égrenait en chapelet de perles les petits os de ses doigts, il est certain qu'il a encore le mot pour rire.
 Une fois, il a.proposé à mon amie de mettre le requin-marteau dans sa corbeille de noces ; à l'heure du courrier, lorsqu'elle oublie d'importantes lettres sur le comptoir, il ne la gourmande point ; il se contente d'ouvrir la porte derrière elle, de crier dans ses mains en abat-voix que Mlle Georgina pense plus à ses amours qu'aux affaire de la Maison, qu'elle n'aura pas son augmentation annuelle de vingt francs. - Mlle Georgina ajoute même que, jovialement toujours, se compromet jusqu'à lui parler mariage, ce vieux sale, et fait spécialement valoir ce qu'elle trouverait d'avantageux dans la possession du singe.

V


 Je l'avouerai à ma honte, toutefois, le bonhomme Çruxiolle m'excède ; je juge ses plaisanteries d'un goût douteux; la boutique d'histoire naturelle tourne au cauchemar, elle me remémore, je ne sais trop pourquoi, les dessins absurdes d'un Flammarion de deux sous vulgarisant les choses préhistoriques. Je revois, entre cent, une planche toute d'allégories délicates, où des animaux impossibles entourent un pauvre vieillard tardivement charmé par la caresse d'une guenon familière ; sur un rocher, une vague bonne femme, debout, en robe longue, ayant des ailes archangéliques et, sous le bras, un carton, s'époumone dans une tuba romaine : « La trompette de la zoologie a sonné », certifie la légende, « ils sont ressuscités et le naturaliste les classes ».
 Et j'ai beau me raisonner, me dire que je juge mal, que je regarde avec les yeux du dénigrement, que c'est ainsi quand un muséum fournit aux études expérimentales des institutions réputées: l'impression désastreuse persiste. Je sens faillir le respect que tout homme raisonnable doit aux accessoires de la Science. La Maison Cruxiolles, temple de Cloacine, ménagerie de carnaval et caricature de la mort, m'apparaît aussi frivole et moins pittoresque que l'obscur boyau des naturalistes romantiques, aux vitres poussièreuses aveuglées de taies en papier. Je regrette le désordre des bric-à-brac, les carcasses branlantes, les tronçons de momies, les bocaux chassieux, les animaux dépilés par des générations de parasites, les crocrodiles gâteux et les serpents bourrés de foin, pendus aux solives fumées. C'est à peine si le rictus des squelettes me reporte à des idées de littérature ou de philosophie macabres. Mais je subis alors une plus abominable hantise : — quand j'ai songé, trop longtemps, au prince Hamlet de Danemark, lequel jouait aux boules avec des crânes dans le cimetière d'Elseneur ; - à Lord Byron, qui avait fait monter en coupe le crâne d'un aïeul et s'en servait à table; - à Han d'Islande, qui buvait l'eau des mers dans les crânes des morts; — aux pieux cénobites des tableaux d'églises (à peine visibles tant le bitume des couleurs a tourné au cirage) et qu'on représente à genoux près de l'évangile, devant une croix de deux bâtons rompus et un crâne plus jaune qu'un fromage de Chester, - la nuit, tout le magasin des Sciences naturelles me pèse sur la poitrine : — les fœtus des bocaux montent l'escalier; l'écorché me tend les bras et danse la pavane; les tortues font claquer leur couvercles avec des bruits de mandibules; la chauve-souris volète, sa planche barbouillée de céruse dans le dos ;. l'ornithorynque pond ses œufs sur l'oreiller; le kangourou distribue ses prospectus et répète à « haute et intelligible voix » les cinquante noms illustres des panneaux; l'autruche me jette du gravier; la baudroie me tourne sur le ventre; les squelettes s'avancent en titubant et me prodiguent les confitures de grenouilles et d'araignées, me lancent les bustes, les boîtes de scarabées et de papillons, les marteaux des géologues, les pages de l'herbier, les fragments du ptérodactyle; le singe enfin, d'un terrible effort, déracine son arbre, et, poussant des clameurs vengeresses, brandissant cette matraque avec une joie de sauvage, - à grands coups, - ran ! ran ! ran ! - assomme les perroquets et les aras, assomme le requin-marteau, assomme le phoque, pulvérise les plâtres, casse les tibias et la mâchoire des squelettes, éparpille les œufs et les prospectus, crève les armoires, démolit toute la boutique et le père Cruxiolles lui-même, qui tombe parmi les débris, suffoqué d'indignation, la tête en deux, les bras ouverts avec un geste de martyr...


VI


 La Boutique d'histoire naturelle suit les progrès de la Science.


Charles Merki.


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