Théâtre d’Art : Les Noces de Sathan. - Vercingétorix. - Le Premier chant de l’Iliade

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Jean Court, « Théâtre d'art », Mercure de France, t. V, n° 29, mai 1892, p. 70-72


THÉÂTRE D'ART


 Les Noces de Sathan, pièce ésotérique en un acte et 5 tableaux, en vers, de Jules Bois; partie musicale de Henry Quittard; décors et costumes artistiques de Henry Colas. - Deux scènes tirées de Vercingétorix, drame en vers d'Edouard Schuré; partie musicale de Duteil d'Ozanne; décor artistique de Paul Séruzier. -Le Premier chant de l'Iliade, interprétation théâtrale en 4 tableaux, en vers, par Jules Méry et Victor Melnotte; partie symphonique de Gabriel Fabre : partie décorative établie par Charles Guilloux.


 Tel le programme de la Soirée pour laquelle, le 30 mars dernier, M. Paul Fort avait trouvé très amusant de réunir 800 personnes dans une salle construite pour contenir au plus 300 spectateurs. Dès 8 heures on s'écrasait aux portes ; fauteuils et chaises furent pris d'assaut par une nuée de barbares et la plupart des invités, munis d'authentiques coupons dûment numérotés cherchèrent vainement, comme toujours, les sièges qui leur étaient dévolus.
 Après avoir écouté debout, aplati contre un mur et serré entre de vigoureuses épaules, une conférence où M. Jules Bois, sous prétexte d'expliquer aux profanes les Mystères d'E­leusis, dauba discrètement sur le compte de MM. Leconte de Lisle, Renan et Paul Bourget, je dus quitter la place, et, en attendant un entr'acte propice pour récupérer le fauteuil auquel j'avais droit, j'allai rejoindre les âmes en peine qui depuis le lever du rideau ambulaient dans les galeries, heureusement très vastes, du Théâtre d'application, sous les regards narquois des pastels de Gyp.
 Ce fut de là que j'assistai, si je puis m'exprimer ainsi, aux Noces de Sathan et de Psyché.


 En ce poème, M. Jules Bois a commenté, parait-il, le dogme de la Chute et de l'Ascension s'achevant dans le mystère de la Rédemption. Sathan symbolise l'Humanité palpitante d’inquiétude et de révolte, l'Anarchie contemporaine avec sa foi brutale et son nihilisme de dillettante. Psyché, qui fut autre fois la Perséphone soumise au va-et-vient fatal de la nuit et de le lumière, est aujourd'hui la Médiatrice de Dieu, l'image affaiblie du Paraclet. Elle descendra dans les bras de Sathan, et le Révolté vaincu et racheté par cet amour divin deviendra le Messie qui se lèvera dans les nuages du Péché comme le soleil sort de la prison du matinal crépuscule.
 Bien entendu, je ne parle de tout ceci que d'après la glose insérée dans le programme. Je ne doute point que M. Jules Bois n'ait déployé beaucoup de talent dans la facture de ce mystère, mais, n'ayant pas été à même d'en juger pour la raison que j'ai mentionnée plus avant, je ne saurais en écrire davantage sans compromettre ma bonne foi.
 Les vers du Vercingétorix sont d'une fort honnête médiocrité. M. Schuré a d'ailleurs commis une faute en morcelant son drame, car c'est une grave erreur de croire qu'il suffise de représenter une scène ou deux d'une œuvre quelconque pour en faire apprécier les qualités. Ce procédé de marchand de comestibles peut avoir sa raison d'être dans nos conservatoires nationaux et les soirées familiales, mais je doute, qu'il soit goûté du public auquel s'adresse M. Paul Fort.

 Avec le Premier chant de l'Iliade, nous tombons dans le grotesque. Au cours d'un article que publia l'Endehors au lendemain de la représentation, M. Jules Méry s'excusa, fort spirituellement du reste, d'avoir porté des mains profanes sur le chef-d’œuvre des âges antiques. Cela me met à mon aise, et, puisque M. Méry ne se fait aucune illusion sur la valeur de son adaptation, je ne crois pas le trop chagriner en écrivant ici tout le mal que je pense du tripatouillage homérique qu'il commit de complicité avec M. Victor Melnotte.
 A vrai dire, et pour être impartial, tout n'est pas absolument condamnable dans ce pensum qu'infligea le tyrannique M. Paul Fort à deux poètes non dépourvus de talent. Quelques scènes sont bien traitées, et on rencontre de ci de là plusieurs vers de bonne qualité; mais, hélas ! ils sont tellement égaillés en tirailleurs tout le long des 4 tableaux, ils sont si bien perdus parmi les plats alexandrins qui forment le gros de l'armée, qu'il faut une oreille véritablement exercée et une attention soutenue pour les discerner au milieu de ce classique fatras. Le pire de cette interprétation c'est que, par plus d'un côté, elle fait invinciblement songer aux lugubres farces qu'élaborèrent Offenbach et ses acolytes pour la joie des crapuleux goujats du second empire. La mise en scène d'ailleurs n'était pas faite pour dissiper cette illusion, et il eût fallu être surérogatoirement naïf pour s'en rapporter au programme, qui annonçait fallacieusement « des costumes reconstitués d'après les documents authentiques ». Le casque d'Akilleus copiait fidèlement le casque de pompier de M. Boussigneul dans la facétieuse comédie qu'on sait, et, pour le reste, certain journaliste a pu dire, sans altérer la vérité, que la scène du Théâtre d'Art, ce soir-là, ressemblait à un char de mi-carême.
 Après avoir assisté au partage du butin et avoir écouté paisiblement le récit de la peste, le public commençait à s'... Homerder ferme, lorsqu'un monsieur correct, gagné sans doute par la colère du bouillant Akilleus, se rua sur un inoffensif jeune homme, son voisin, et le gifla d'importance. Flic, flac ... Cela fit diversion. Les spectateurs intéressés se hissèrent incontinent sur les fauteuils, et, suivant les us et coutumes, des cris d’animaux furent proférés. Cet intermède rasséréna tous les visages, et, à part quelques fumistes qui continuèrent à se souffleter pour rire dans une loge du fond, on écouta jusqu'au bout sans broncher. Dans un Olympe simulant de remarquable façon la façade de la Cour des Comptes (le parapet du quai n'avait pas même été oublié), on assista aux agapes des dieux, puis la toile tomba au milieu d'un tonnerre applaudissements folâtres
 En somme, on se demande quel était le but des auteurs en œuvrant semblable machine. Ce ne fut à coup sûr une tentative bien méritoire. Toute la littérature grecque a vécu d'Homère et les classiques de France et des autres pays en ont fait leurs choux gras. A quoi bon y revenir. Les poètes d'aujourd'hni ont mieux à faire, j'imagine, que de retourner en arrière. Laissons cela aux précieux de l'Ecole Romane, M.Méry, croyez-moi. Noyons-nous plutôt dans le Magnificisme et la Théorie des Cinq Sens, cela vaudra mieux que de vivre des dépouilles d'autrui. Ce sera plus noble, sans compter plus intéressant.
 Des comédiens, je ne peux dire grand' chose. Les malheureux ! ils furent à la hauteur de la tâche qui leur avait été confiée; c'est faire comprendre, n'est-ce pas? qu'ils furent franchement abominables. Exceptons pourtant M. Favre-Akilleus et surtout Mme Suzanne Gay, qui, au dire de plusieurs personnes peu susceptibles de partialité, déclame admirablement les vers d'Ennoïa, dans le mystère de M. Jules Bois. Ce n'est pas la première fois du reste que cette jeune artiste se distingue sur la scène du Théàtre d'Art, dont elle est dès à présent la seconde étoile — Mlle Camée restant la première. Je ne mentionne point M. Jules Méry, qui jouait le rôle de Kalkhas. M. Méry est un poète, il disait ses vers, il n'a donc aucun mérite à s’être distingué entre les autres comparses.

 Tout compte fait, cette dixième représentation est désastreuse. Le Théâtre d'Art va périclitant de mois en mois, et sa déchéance est proche. Déjà nombre d'artistes, et des meilleurs, se désintéressent de cette entreprise. Si M. Paul Fort n'y remédie au plus tôt en changeant de voie, le chiffre des défections ira s'accroissant jusqu'au jour où, complètement abandonné des intellectuels, le Théâtre d'Art ne sera plus qu'une boîte à chahut, un grotesque guignol, voué aux sarcasmes et aux éclats de rire des seuls philistins. Ce qui serait une lamentable destinée pour un théâtre qui devait être initialement, dans l'esprit de son directeur, le Théâtre des Poètes.



Jean Court.


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