Vieux devants de cheminée

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Rachilde, « Vieux devants de cheminée », Mercure de France, t. I, n° 10, octobre 1890, p. 362-365.


VIEUX DEVANTS DE CHEMINÉE

I


 L'Amour se promenait, il y a de cela un peu moins de cent ans, dans les taillis, les taillis verts de Meudon...


 
Paole d'honneu !


 Vint une mignonne qui, pour entasser des violettes, les violettes qu'elle vendait si cher sous les Galeries de Bois, avait pris la vieille hotte de sa grand-mère, la hotte chargée ordinairement d'un fagot de branches mortes. L'Amour sauta dedans…


Ze me pâme !


 Oh ! ce fut à peine le poids d'un bouquet ajouté aux poids des autres bouquets. Pourtant, fillette curieuse de se tourner, et mon lutin de se pencher. Que se dirent-ils ? Un moment vint où la hotte bascula, et la mignonne en fût coiffée. Le peintre qui les surprit créa le chapeau Directoire…


Incoyable ! Paole d'honneu !

II


 Au bout du jardin un lilas est planté :
 Cascadez roses et fleurissez pervenches !
 Pierre aime Jeannette, ce sont deux promis :
 Chantez le rossignol, bourdonnez les abeilles.
 Sous l'arbre embaumé ils échangent leurs serments, tandis que le lilas blanc éparpille autour d'eux comme les grains d'un chapelet de vierge.

 Pierre, mon ami Pierre à la guerre est allé :
 Endeuillez-vous les roses, fanez-vous les pervenches !
 Jeannette attendra Pierre tout le long de sept ans :
 Tais toi le rossignol, piquez-moi les abeilles !
 Se souvient-il de ses serments, tandis que chaque avril le lilas blanc pleure ses fleurettes comme des larmes de parfum ?

 Près du lilas blanc, l'ami Pierre est planté :
 Cascadez roses et fleurissez pervenches !
 Jeannette accourt, car il est à cheval ;
 Chantez le rossignol, bourdonnez les abeilles !
 Il a un cheval, c'est un bel officier, et, tandis que Jeannette l'admire, il cueille du lilas, lui jette un louis d'or, disant : « Voici pour toi, petite, ma femme aime les fleurs… »


III


 Ils étaient partis depuis le matin, les deux grands diables de bœufs roux et maigres, aux cornes menaçantes, capables de démolir les bastions d'une ville. Ils étaient partis, brisant une bonne fois le joug, usant de leur force, de leur volonté, de leur droit, pour eux-mêmes. L'un avait fait une blessure au maître fermier, l'autre avait fendu la porte de l'étable, car ils y allaient durement, les bœufs révoltés ! Serfs la veille, ils devenaient bandits le lendemain. Puis ils s'étaient sauvés dans les champs en fleurs, dans l'herbe molle qu'ils rêvaient de paître à leur guise.
 Le soir vint, ils allaient toujours, sans trop savoir où. Sur la colline, l'étoile du berger s'allumait. Des remous de velours couraient le long des prés comme la marée montante du crépuscule, et les arbres pliaient dans leurs feuilles toutes les nichées d'oiseaux.
 « Halte ! » dirent les bœufs qui ne riaient plus.
 Ils s'examinèrent pensifs ; leurs gros bons yeux eurent des larmes attendries.
 « On rentre, là-bas, risqua le premier.  
 « Oui, répondit le second, le soir est fait pour rentrer ! 
 « Si nous rentrions ? » ajoutèrent-ils ensemble.
 Au fond d'un chemin creux passait un gamin en blouse ; il tenait une verge de saule et un panier d'écolier. Les bœufs regardèrent au-dessus de la haie.
 « Je crois voir un aiguillon », murmura le premier poussant son compagnon de la corne.
 Un frisson les prit. Le soir tombait, et avec le soir toutes leurs révoltes engendrées par le gai soleil.
 « Allons ! » soufflèrent-ils.
 Et ils sautèrent la haie.
 Tête baissée, le pas lourd, le front incliné sous le souvenir du vieux joug, ils suivirent le gamin à la verge de saule, qui, tout fier, les ramena chez eux.


IV


 Il allait, heureux et fou, le ciel tout entier dans les plumes, car c'était un oiseau de passage, de ceux qui, librement, changent de bleu lorsqu'ils sont fatigués d'un horizon. Petit, léger, mais orgueilleux comme un pauvre espagnol, il chassait devant lui une troupe d'insectes et pillait les terres ensemencées. Ces oiseaux sont des philosophes. Pourvu que revienne un beau jour à chaque nouvelle aube, que le vent les lance plus haut à chaque bouffée, ils vont, se secouant l'aile sur les cerveaux humains.
 Un matin, l'oiseau se heurta contre une cage ; son pays, l'infini, n'ayant pas de porte, il entra sans défiance et fut fait prisonnier.
 Trois fois seulement l'Aurore pleura son courtisan, trois jours seulement l'oiseau contempla la nue qu'on avait rayée de fer ; ensuite, il expira, farouche, l'œil perdu dans un azur lointain où dansaient les alouettes.


V


 Du bleu, du rose et des tons opalins, puis un fond de mer transparente.

 Une huître bâille au soleil. L'Amour, le long des vagues, vole, et Vénus, laissant là le bambin, joue dans l'eau avec ses nymphes. (Il n'y a que Vénus pour oser abandonner un aveugle.) Soudain l'Amour, en volant, se sent prit par le pied, il jette de grands cris, secoue flèches et carquois. Peine inutile hélas ! Il a touché l'huître qui se referme. L'Amour se croit en puissance d'un ennemi favorable, il parle bientôt d'appeler la foudre de Jupiter, l'épée de Mars, le trident de Neptune, et il agite frénétiquement ses ailes : mais l'étau se resserre de plus en plus. Enfin, il compose, le pauvret, ce que doit faire un Amour aux abois.
 « Que veux-tu ? » demanda-t-il, tâtonnant pour trouver son bourreau.
 D'une voix ironique, le mollusque répond :
 « Je sais que tu me destines à servir d'emblème aux femmes stupides, petit vaurien, et il est juste de me donner une compensation. Foi de coquille déshéritée, je ne te lâche pas que tu ne m'aies accordé une faveur pour me consoler de cet outrage. »
 L'Amour se penche, tout rageur ; deux grosses larmes tombent sur l'huître, qui s'ouvre, émerveillée, aux premières perles fines.

 Du bleu, du rose et des tons opalins, puis un fond de mer transparente…


Rachilde.

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